La grève générale (3) : 1905-1914

(chapitre 4 : 1917-1919)

(chapitre 3 : 1905-1914)

(chapitre 2 : 1850-1905)

(chapitre 1 : 1842-1850)

Votez Mélenchon et vous aurez la retraite à 60 ans. Pas besoin de faire des grèves qui vous coutent cher ou qui sont dangereuses. (Jean-Luc Mélenchon, LFI, 20 mars 2022)

La grève générale, c’est dangereux. (Anasse Kazib au forum RP, Presles, 29 mai 2022)

La grève générale, comme le sait tout marxiste, est un des moyens de lutte les plus révolutionnaires. (Lev Trotsky, 28 mars 1935)

La grève générale et l’armement des travailleurs lors de la révolution de 1905 en Russie

La lutte de classes en Russie met la grève générale et l’armement des travailleurs à l’ordre du jour, d’abord de manière spontanée, ensuite de façon organisée par le parti ouvrier révolutionnaire. Dans l’empire russe, en 1905, la révolution mêle manifestations de rue, grèves de masse, création des soviets, insurrection… Elle commence par des grèves à Saint Pétersbourg, la capitale de l’empire russe, le 3 janvier qui cessent le 13. Elle alimente dans la capitale une manifestation de masse le 9 janvier qui est violemment réprimée (« Dimanche rouge »). La violence policière conduit à une grève générale, les travailleurs affrontent la police et ébranlent la monarchie.

D’un bout à l’autre du pays, passa un flot grandiose de grèves qui secouèrent le corps de la nation… Le mouvement entrainait environ un million de membres et dura environ deux mois. (Lev Trotsky, 1905, 1908, Minuit, 1969, p. 79)

Wladyslaw Skoczylas, Manifestation de rue en 1905, Musée national de Varsovie


En Pologne, la Sociale-démocratie de Pologne et de Lituanie (SDKP) appelle à la grève générale.

Les révolutionnaires du royaume de Pologne réagirent spontanément au Dimanche rouge en organisant de nombreuses manifestations et en proclamant la grève générale. Malgré l’état d’urgence, l’élan révolutionnaire se maintint pendant quelques mois. Ce mouvement de grève massif, dans lequel se mélangeaient revendications économiques et politiques, prit dès le début un caractère violent, les affrontements entre les manifestants et l’armée du tsar faisant des centaines de morts et des milliers de blessés. (Jean-François Fayet, « 1905 de Varsovie à Berlin », Cahiers du monde russe, vol. 15, n° 2-3, avril 2007, p. 415)

Dans tout l’empire, la révolution reflue un temps et les travailleurs reprennent le travail. Mais les troubles ne cessent pas : des paysans s’emparent des terres, les affrontements se multiplient, les libertés démocratiques sont conquises par les masses… En mai-juin, en Pologne, les ouvriers déclenchent de nouveau la grève générale et prennent les armes pour se défendre.

À Lodz [Pologne], en juin, la dispersion par l’armée d’un rassemblement de masse donna lieu à une manifestation de cent mille ouvriers, à l’occasion de l’enterrement de quelques victimes de la soldatesque, à un nouvel accrochage avec l’armée, et finalement à la grève générale, celle-ci aboutissant les 23, 24 et 25 mai à un combat de barricades, le premier de l’Empire des tsars. C’est en juin également qu’éclata dans le port d’Odessa à propos d’un petit incident à bord du cuirassé Potemkine la première grande révolte de matelots de la flotte de la mer Noire qui provoqua en contrecoup une immense grève de masse à Odessa et à Nikolaïev. Cette mutinerie eut d’autres répercussions encore : une grève et des révoltes de marins à Cronstadt, Liepaja [Lituanien], et Vladivostok. (Rosa Luxemburg, « Grève de masse, parti et syndicat », 1906, Œuvres t. 1, Maspero, p. 123-124)

Les grèves reprennent en octobre et cessent en novembre. En novembre, l’appel à la grève générale politique est consciemment combiné à la préparation de l’insurrection par deux organisations communistes révolutionnaires : la fraction bolchevik du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) animée par Bogdanov, Lénine, Livitnov, Lounarchatsky, Rykov, Stassova et la SDKP dirigée par Jogiches, Luxemburg, Marchlewski et Warski.

Désormais, dans le cœur de chaque ouvrier pétersbourgeois retentit le même cri de bataille : « Les 8 heures et un fusil ! ». (Léon Trotsky, 1905, 1908, Minuit, 1969, p. 167)

Par l’évolution logique interne des évènements en cours, la grève de masse se transforme en révolte ouverte, en lutte armée, en combats de rue et de barricades à Moscou. (Rosa Luxemburg, « Grève de masse, parti et syndicat », 1906, Œuvres t. 1, Maspero, 1976, p. 125)

Tous les partis révolutionnaires, tous les syndicats de Moscou, en déclarant la grève, avaient conscience et sentaient même qu’elle se transformerait inéluctablement en insurrection. (Vladimir Lénine, « Les enseignements de l’insurrection de Moscou », 29 aout 1906, Œuvres t. 11, Progrès, 1975p. 125)

Des conseils (soviets) apparaissent à partir des comités de grève. Ils fonctionnent comme parlements révolutionnaires. Mais celui de Saint-Pétersbourg hésite car il est tenu par un courant intermédiaire entre la fraction bolchevik et la fraction menchevik du POSDR (dont le président du soviet Trotsky). Par contre, à Moscou, où le POSDR bolchevik organise depuis puiseurs semaines la fraternisation de conscrits avec les ouvriers, la grève générale débouche sur l’insurrection du 7 décembre. Bien qu’elle s’étende à plusieurs villes, elle reste isolée. Le tsar conclut hâtivement la paix avec le Japon pour disposer de troupes qui n’ont pas été touchées par la révolution. Elles ont l’ordre de bombarder et de ne pas faire de prisonniers. La contrerévolution triomphe à Moscou le 17 décembre et met fin partout aux grèves et aux soviets, de la Lettonie à la Sibérie, de la Finlande au Caucase.

La grève générale s’intègre pratiquement à la marche à la révolution et devient un moyen de lutte pour les revendications économiques et démocratiques.

En Russie la population laborieuse et, à la tête de celle-ci, le prolétariat mènent la lutte révolutionnaire en se servant des grèves de masse comme de l’arme la plus efficace en vue très précisément de conquérir ces mêmes droits et conditions politiques dont, les premiers, Marx et Engels ont démontré la nécessité et l’importance dans la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière, et dont ils se sont fait les champions au sein de l’Internationale, les opposant à l’anarchisme. Ainsi la dialectique de l’histoire, le fondement de roc sur lequel s’appuie toute la doctrine du socialisme marxiste, a eu ce résultat que l’anarchisme auquel l’idée de la grève de masse était indissolublement liée, est entré en contradiction avec la pratique de la grève de masse elle-même ; en revanche la grève de masse, combattue naguère comme contraire à l’action politique du prolétariat, apparait aujourd’hui comme l’arme la plus puissante de la lutte politique pour la conquête des droits politiques. (Rosa Luxemburg, « Grève de masse, parti et syndicats », 1906, Œuvres t. I, Maspero, p. 96)

La leçon qu’en tire Lénine est qu’il faut combiner grève politique de masse et insurrection ouvrière.

L’insurrection armée constitue un moyen indispensable pour la lutte pour la liberté… La grève politique générale doit être considérée moins comme un moyen de lutte indépendant que comme un moyen auxiliaire de l’insurrection. (Vladimir Lénine, « Plateforme tactique pour le congrès d’unification », mars 1906, Œuvres, Progrès, t. 10, p. 155)

L’activité de la fraction bolchevik du POSDR et de la SDKP tranche tout autant avec le prétendu apolitisme de la direction de la CGT française qu’avec le parlementarisme ouvert du Parti ouvrier belge (POB) ou du PS-SFIO et celui, camouflé, du SPD.

En Allemagne, la direction syndicale est hostile à la grève générale et le parti reste ambigu

Le mouvement ouvrier allemand est composé du plus grand parti ouvrier de l’époque, le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), qui se réclame de Marx et de Lassalle, et de quatre courants syndicaux : les « syndicats libres » de la Confédération générale des syndicats allemands (GDD) liée au SPD, les syndicats cléricaux liés aux Églises chrétiennes, les syndicats libéraux (VDG) liés aux partis bourgeois démocratiques et un courant syndicaliste révolutionnaire très minoritaire (FVDG).

En 1898, le congrès du SPD réuni à Stuttgart rejette, à l’instigation d’August Bebel, le vieux dirigeant du parti, et de Rosa Luxemburg, une fondatrice de la SDKP en exil, la proposition « révisionniste ». Eduard Bernstein, influencé par la Société fabienne de Grande-Bretagne, propose de renoncer ouvertement à la révolution, en conformité avec la pratique électorale du parti et négociatrice du syndicalisme.

Au congrès des syndicats à Cologne en 1905, Legien, le « patron » des syndicats, définit avec une énergie qui frise la brutalité les positions qu’il fait triompher : « Pour continuer à construire nos organisations, nous avons besoin de calme au sein du mouvement ouvrier ». (Joseph Royan, Histoire de la social-démocratie allemande, Seuil, 1978, p. 132)

Pourtant, en 1905, l’Allemagne est confrontée à une vague de grèves spontanées et illimitées pour des augmentations de salaire et la réduction du temps de travail (Rhur).

Lorsque les mineurs organisèrent des grèves massives en 1889 et en 1905, les syndicats ne furent pas à l’origine de ce mouvement. En 1905, ils tentèrent même de forcer les grévistes à une retraite prématurée, pendant que le SPD soutenait encore la grève. Et c’est cette année-là que Carl Ligien, chef de la Confédération générale des syndicats allemands, formula sa thèse selon laquelle « la grève générale est une folie générale », alors qu’au même moment les mineurs arrachaient des concessions par leur grève massive … (Wolgang Abendroth, Histoire du mouvement ouvrier en Europe, 1965, Maspero, 1967, p. 62)

La même année, des manifestations réclament le suffrage universel (Saxe, Hambourg, Berlin).

Pendant un moment, il sembla que les destins des peuples d’Allemagne et de Russie étaient liés, que l’interaction des grèves économiques et des revendications politiques allait ouvrir la voie de la grève de masse. Mais derrière le volontarisme affiché dans les congrès et les résolutions, les dirigeants du SPD et des syndicats allemands avaient en réalité extrêmement peur d’une révolution de style russe et, davantage encore, d’une insurrection, comme cela fut le cas dans plusieurs villes du royaume de Pologne. (Jean-François Fayet, « 1905 de Varsovie à Berlin », Cahiers du monde russe, vol. 15, n° 2-3, avril 2007, p. 414-415)

Première édition de Grève de masses, parti et syndicat, 1906


De retour en Allemagne, après sa libération des prisons tsaristes, Luxemburg tente d’introduire la grève générale ou « grève de masse » dans l’arsenal du mouvement ouvrier allemand où elle s’active depuis plusiers années avec d’autres cadres de la SDKP (Jogiches, Marchlewski, Warski, Radek…).

Pour l’aile révolutionnaire du SPD (outre Rosa Luxemburg : Franz Mehring, Karl Liebknecht, Julian Borchardt, Konrad Haenisch, Paul Lensch, Alfred Henke, Johann Knief, Wilhelm Pieck, Clara Zetkin, Auguste Thalheimer, Hermann Duncker, Käte Duncker, Johann Westmeyer…) qui n’est pas structurée en fraction, la révolution russo-polonaise de 1905 est la première des révolutions prolétariennes. À ce titre, elle peut servir de modèle aux révolutionnaires européens. C’est dans ce but que Luxemburg rédige Grève de masse, parti et syndicat qui est censurée par la direction du SPD avant d’être remise aux délégués du congrès de Mannheim.

a grève de masse, telle que nous la montre la révolution russe, n’est pas un moyen ingénieux inventé pour donner plus de force à la lutte prolétarienne. Elle est le mode de mouvement de la masse prolétarienne… (Rosa Luxemburg, « Grève de masse, parti et syndicats », 1906, Œuvres t. I, Maspero, p. 128)

Par contre, la fraction parlementaire du SPD, les responsables des États du Sud et la direction confédérale de la GDD autour de Carl Legien considèrent que la révolution de 1905 n’est qu’une forme tardive, au sein d’un pays arriéré, des révolutions démocratiques bourgeoises du 19e siècle. En ce sens, elle ne correspond pas à la situation allemande et il est inutile de vouloir en tirer des conclusions pour modifier la stratégie du parti ou l’activité des syndicats.

Au congrès du SPD de 1906, à Mannheim, où Legien se heurte à Karl Kautsky et à Luxemburg, Bebel arbitre un compromis pour ne pas mettre en cause l’unité du parti. Cela revient à une sorte de droit de véto de Legien et de l’appareil syndical déjà bureaucratisé sur les décisions du parti qui concernent la GDD. De fait, la tactique de la « grève de masse » est écartée. Un organe révisionniste s’en réjouit ouvertement.

La courte poussée printanière de cette agitation révolutionnaire est passée heureusement, et le parti va se consacrer à nouveau de toutes ses forces à l’exploitation positive et à l’extension de son pouvoir parlementaire. (Eduard David, Sozialistische Monatshefte, 1906, cité par John Nettl, La Vie et l’œuvre de Rosa Luxemburg, 1966, Maspero, 1972, t. 1, p. 353)

Par contre, lors d’une réunion publique convoquée à l’occasion du congrès, les travailleurs écartent l’ordre du jour prévu et demandent à Luxemburg de leur parler de la révolution voisine.

À l’étranger, on dépeint la révolution russe comme un énorme bain de sang, on dépeint les souffrances inouïes du peuple… C’est là la conception de la bourgeoisie décadente, mais non de la classe ouvrière. La souffrance endurée sous la révolution n’est rien comparée à ce qu’ont enduré les Russes avant la révolution… Ce n’est plus la bourgeoisie montante qui est à la tête de notre mouvement, le prolétariat a pris la tête… Nous, en Allemagne, nous devons nous préparer pour des batailles dans lesquelles les masses auront le dernier mot. Le prolétariat russe doit nous servir d’exemple, non pas pour l’action parlementaire mais pour la volonté et le courage de placer les objectifs politiques aussi haut que la situation historique le permet. (Rosa Luxemburg, septembre 1906, citée par John Nettl, La Vie et l’œuvre de Rosa Luxemburg, 1966, Maspero, 1972, t. 1, p. 356)

La 2e Internationale appelle à cesser le travail et à manifester dans le monde entier le même jour

À Paris, en 1889, suite à la proposition de deux militants du Parti ouvrier, le premier congrès de l’Internationale ouvrière (IO) s’inspire du syndicalisme américain de l’époque (FOTLU et Knights of Labor) qui avait décidé une grève nationale d’un jour, pour décider une manifestation dans tous les pays le même jour (le 1er mai) en défense des revendications ouvrières et en particulier pour limiter la journée de travail à 8 heures.

Il sera organisé une grande manifestation internationale à date fixe, de manière que, dans tous les pays et toutes les villes à la fois, les travailleurs mettent le même jour convenu, les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement la journée de travail à huit heures et d’appliquer les autres résolutions du congrès international. (Raymond Lavigne & Jean Dormoy, « Motion sur le 1er mai », 1889, Les Congrès socialistes internationaux, BSI, 1902, p. 57)

Ainsi, le prolétariat organisé s’affirme comme classe, internationalement. Les États bourgeois, même ceux aux régimes démocratiques, répriment brutalement les grèves et les manifestations du 1° mai.

La classe ouvrière intégrait une nouvelle arme dans son équipement et les premiers essais pour utiliser cette arme ont galvanisé le sentiment de force et l’ardeur à combattre de millions d’exploités et d’opprimés. De son côté la bourgeoisie de tous les pays l’accueillait avec la plus grande des peurs et la plus profonde haine. La manifestation internationale socialiste lui apparaissait comme le spectre de l’ancienne internationale tant haïe [AIT, 1864-1872], la décision d’une fête commune de tous les travailleurs du monde comme le glas de la domination bourgeoise. D’où les tentatives impuissantes des premières années de réprimer le danger du 1er mai par la violence policière et militaire. À la tête de cette colonne armée de la bourgeoisie effrayée, se précipita la république française. (Rosa Luxemburg, « La fête du 1er mai », Die Gleichheit, 1er mai 1907)

La 2e Internationale, la grève générale et la menace de guerre

À son congrès de fondation, l’Internationale ouvrière (IO) « réclame, avec la suppression des armées permanentes, l’armement général du peuple » (Edouard Vaillant, « Motion sur la guerre », 1889, Les Congrès socialistes internationaux, BSI, 1902, p. 76).

L’IO examine la possibilité d’une grève générale illimitée contre la guerre à ses 2e et 3e congrès, tenu à respectivement à Bruxelles en 1891 et à Zurich en 1893.

Aux congrès de Bruxelles et de Zurich, Domela-Nieuwenhuis des Pays-Bas soumet sans succès des résolutions antimilitaristes imprégnées d’anarchisme, demandant que les socialistes ripostent à la guerre par le lancement d’une grève générale et un soulèvement armé. (Craig Nation, War on War, 1989, Haymarket, 2009, p. 14)

Ferdinand Domela-Nieuwenhuis a été de 1881 à 1893 le seul élu au parlement néerlandais de la Ligue sociale-démocrate (SDB), un parti ouvrier radical dont il était le principal dirigeant. Déçu par le parlementarisme, il évolue vers l’anarchisme.

Les résolutions majoritaires de Wilhelm Liebknecht du SPD et de Gergii Plekhanov [Groupe Émancipation du travail] de Russie qui s’y opposent rejettent la grève générale comme irréaliste et se contentent de la conclusion fataliste que « seule la création d’un ordre socialiste mettant fin à l’exploitation de l’homme par l’homme mettra fin au militarisme et assurera une paix définitive ». (Craig Nation, p. 14-15)

Le 3e congrès de l’Internationale ouvrière, à Zurich, le 4e, à Londres, et le 5e, à Paris, rappellent qu’il faut substituer la milice populaire à l’armée de métier.

La sociale-démocratie révolutionnaire internationale doit s’insurger avec la plus grande énergie contre les aspirations chauvines des classes dirigeantes. Les représentants des partis ouvriers sont tenus de refuser tous les crédits militaires et de protester contre le maintien des armées permanentes. (1893, Les Congrès socialistes internationaux, BSI, 1902, p. 79) ; La classe ouvrière réclame la suppression des armées permanentes (1895, p. 80) ; Les députés socialistes de tous les pays sont inconditionnellement tenus de voter contre toutes les dépenses militaires, navales, et contre les expéditions coloniales (1900, p. 81)

Les sociaux-démocrates scissionnent en 1894 la SDB, qui sombre dans le bakouninisme, avec l’aide du SPD pour fonder le Parti social-démocrate des ouvriers (SDAP) qui l’emporte. En 1900, la SDB rejoint le SDAP mais, en 1909, une fraction teintée d’anarchisme quitte le SDAP de plus en plus réformiste pour fonder un petit Parti social-démocrate (SDP).

Lors du 7e congrès de l’IO tenu à Stuttgart en aout 1907, le partisan du syndicalisme révolutionnaire Gustave Hervé défend la motion de la fédération de l’Yonne du Parti socialiste unifié-SFIO qui oppose à la guerre, « d’où qu’elle vienne », « la grève générale et l’insurrection ».

La majorité du congrès estime que l’hostilité au militarisme du mouvement ouvrier européen suffira à prévenir la guerre. Lénine, qui participe pour la première fois à un congrès international, critique dans ses comptes-rendus « les phrases ronflantes » d’Hervé pour deux raisons. Il n’est pas certain qu’en cas de guerre, la classe ouvrière puisse déclencher sur le champ une grève générale, sans parler d’une insurrection. En outre, elle tend au pacifisme petit-bourgeois alors toute guerre n’est pas réactionnaire.

Notre attitude à l’égard de la guerre est foncièrement différente de celle des pacifistes bourgeois et des anarchistes. Nous nous distinguons des premiers en ce sens que nous comprenons le lien inévitable qui rattache les guerres à la lutte des classes à l’intérieur du pays, que nous comprenons qu’il est impossible de supprimer les guerres sans supprimer les classes et sans instaurer le socialisme ; et aussi en ce sens que nous reconnaissons parfaitement la légitimité, le caractère progressiste et la nécessité des guerres civiles, c’estàdire des guerres de la classe opprimée contre celle qui l’opprime, des esclaves contre les propriétaires d’esclaves, des paysans serfs contre les seigneurs terriens, des ouvriers salariés contre la bourgeoisie. (Vladimir Lénine & Grigori Zinoviev, Le Socialisme et la guerre, aout 1915, GMI, 2015, p. 7)

Par exemple, la 1re Internationale avait soutenu l’Union contre la Confédération lors de la guerre civile américaine [voir Conseil général de l’AIT, « Lettre au président Lincoln », 30 décembre 1864, dans Engels & Marx, La Guerre civile aux États-Unis, UGE, 1970, p. 239-241]. Ainsi, le POSDR bolchevik soutiendra la tentative de soulèvement armé des Irlandais contre l’État britannique en 1916 [voir Révolution communiste n° 17].

Le fameux Hervé a soutenu sur cette question des conceptions semi-anarchistes, proposant naïvement de « répondre » à toute guerre par la grève et l’insurrection. D’une part, il ne comprenait pas que la guerre est le produit nécessaire du capitalisme et que le prolétariat ne peut renoncer à prendre part à une guerre révolutionnaire, alors que des telles guerres se sont produites et sont susceptibles de se produire. D’autre part, il ne comprenait pas que la possibilité de « répondre » à la guerre dépend du caractère de la crise que la guerre provoque. Le choix des moyens de lutte est fonction de ces conditions. Et cette lutte, c’est là un troisième point qui montre les malentendus ou les inconséquences de l’hervéisme, ne doit pas aboutir uniquement au remplacement de la guerre par la paix, mais à celui du capitalisme par le socialisme. (Vladimir Lénine, « Le congrès socialiste international de Stuttgart », aout 1907, Œuvres, t. 13, Progrès, 1967, p. 79-80)

Lénine relève que la motion de Hervé a le mérite d’examiner ce qu’il faut faire si une guerre éclate, ce que n’envisagent pas les principaux dirigeants de l’internationale.

Toutes les inepties semi anarchistes de l’hervéisme recélaient une idée correcte du point de vue pratique : la nécessité d’impulser le socialisme sans se borner aux moyens parlementaires de lutte… La résolution de Bebel, qui coincidait dans tous ses aspects essentiels avec celles de Guesde, souffrait pécisément de ce qu’elle ne comportait aucune indication concernant les tâches pratiques du prolétariat. (p. 80)

9 juin 2023, à suivre

Stuttgart (Allemagne), 1907, Luxemburg prend la parole sur l’une des six estrades en plein air qui permettent aux délégués du congrès international de présenter leurs vues aux militants du SPD, de l’organisation des femmes socialistes, de l’organisation des jeunes socialistes et de la confédération syndicale GDD (les drapeaux rouges à l’arrière-plan sont ceux des syndicats libres de Stuttgart)


Rosa Luxemburg (SDKP polonaise) intervient pour rappeler que la révolution (qui n’exclut pas une grève générale et comporte forcément l’armement du peuple) peut mettre fin à une guerre et que la guerre peut ouvrir la perspective de la révolution.

La révolution russe ne prend pas seulement sa source dans la guerre : elle a aussi servi à l’interrompre… La dialectique historique ne vaut pas au sens où nous nous contenerions d’être spectateurs et de rester les bras croisés… Nous voulons nous assurer que l’agitation effectuée en cas de guerre vise non seulement la cessation du conflit mais aussi la mise à profit de la guerre pour accélérer la chute de la domination de classe tout entière. (Rosa Luxemburg, « Discours à la commission Militarisme et conflits internationaux », Œuvres complètes, Agone & Smolny, t. 4, 2014, p. 5-7)

Ses amendements au projet de résolution sont cosignés par Julius Martov et Vladimir Lénine (POSDR russe).

Si la guerre venait à éclater malgré tout, les socialistes devraient faire en sorte qu’elle s’achève rapidement et tirer parti de la crise économique et politique, pour soulever le peuple et précipiter la chute de la domination capitaliste. (Rosa Luxemburg, « Amendements », Œuvres complètes, Agone & Smolny, t. 4, 2014, p. 8)

Ces amendements sont adoptés par le congrès.

Si l’hervéisme a été réfuté, ce n’est pas au profit de l’opportunisme, ni du point de vue du dogmatisme et de la passivité. Le prolétariat international a ressenti un vif désir de recourir à de nouvelles méthodes de lutte toujours plus résolues, désir qu’il a placé dans le contexte de l’aggravation des crises engendrées par le capitalisme. (Vladimir Lénine, « Le congrès socialiste international de Stuttgart », septembre 1907, Œuvres, t. 13, Progrès, 1967, p. 93-94)

Lénine s’efforce, en vain, de mettre sur pied une fraction communiste dès 1907.

À l’occasion du congrès socialiste de Stuttgart, Lénine chercha, avec l’aide de Rosa Luxemburg, à convoquer une réunion particulière des délégués marxistes révolutionnaires résolus à marquer leur opposition avec la tactique réformiste de certains dirigeants. Cette initiative fut, sinon un échec, du moins une réussite discutable, le nombre de délégués ayant répondu étant resté très faible. (Georges Haupt, « Correspondance entre Lénine et Camille Huysmans », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 3, n° 4, octobre 1962, p. 608)

Mais le débat reste informel et la réunion ne débouche sur rien de palpable.

La question de la guerre rebondit en 1910 lors du congrès suivant, à Copenhague, quand Édouard Vaillant (aile blanquiste du PS-SFIO) et Keir Hardie (ILP, un courant pacifiste du Parti travailliste de Grande-Bretagne) veulent introduire la grève générale par un amendement à la résolution de Stuttgart.

Entre tous les moyens à employer pour prévenir et empêcher la guerre, le congrès considère comme particulièrement efficace la grève générale ouvrière, surtout dans les industries qui fournissent à la guerre ses instruments ainsi que l’agitation et l’action populaires sous leurs formes les plus actives. (8e congrès socialiste international, aout-septembre 1910, Bureau socialiste international, 1911, p. 202)

Sous l’impulsion de Georg Ledebour (SPD), l’amendement Vaillant-Hardie est rejeté. La résolution de Stuttgart est confirmée et l’Internationale déclare une fois de plus que le devoir intangible des députés socialistes est de refuser tous les crédits de guerre. À cette occasion, Lénine essaie de nouveau de structurer une aile communiste.

Le congrès international de Copenhague servit de cadre à une nouvelle tentative visant à réunion dans une conférence privée des délégués considérés comme représentants du marxisme révolutionnaire. Assistèrent à cette réunion Jules Guesde, Charles Rappoport, Rosa Luxemburg, J. Marchlewski, Plekhanov, Riazanov, Lénine, de Brouckère, P. Iglesias, C. Rakovski, A. Braun, etc. (Georges Haupt, « Correspondance entre Lénine et Camille Huysmans », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 3, n° 4, octobre 1962, p. 611)

Pendant la guerre des Balkans, en 1912, lors de son 9e congrès à Bâle, l’IO brandit la menace de la révolution si les gouvernements vont jusqu’à la guerre mondiale.

Que les gouvernements sachent bien que dans l’état actuel de l’Europe et dans la disposition d’esprit de la classe ouvrière, ils ne pourraient, sans péril pour eux-mêmes, déchainer la guerre. Que les gouvernements n’oublient pas que la guerre franco-allemande a provoqué l’éruption révolutionnaire de la Commune, que la guerre russo-japonaise a mis en mouvement les forces révolutionnaires des peuples de la Russie. (« Manifeste », novembre 1912, Guerre à la guerre, PS-SFIO, 1913, p. 25-26)

En 1913-1914, l’IO et ses sections mènent une campagne résolue quand la menace de guerre se précise |voir Révolution communiste n° 6].

Épilogue provisoire

Bebel meurt en 1913. Quand la guerre éclate en 1914, au sein des États belligérants, seuls les partis socialistes serbe (SSDP) et russes (Parti socialiste révolutionnaire, POSDR menchevik, POSDR bolchevik) s’y opposent [voir Révolution communiste n° 8]. Pour les autres et pour les dirigeants des syndicats, « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! » est remplacé par « Travailleurs de tous les pays, entretuez-vous ! ».

Si Hardie reste pacifiste en 1914, le LP qu’il a fondé soutient la guerre. Tous les députés SPD votent le budget militaire en 1914 tandis que la direction de la GDD appelle à cesser toute grève. Le SPD au gouvernement écrasera en 1919, avec l’état-major de l’armée, le soulèvement ouvrier. Le PS-SFIO et la direction de la CGT appuient la guerre en 1914. Vaillant se rallie à l’union sacrée en 1914 et Guesde entre au gouvernement d’union nationale. Hervé abandonne l’antimilitarisme dès 1912 et il participe à la fondation du premier groupe fasciste français en 1919 (PSN).

Par contre, les militants de la SDKP deviennent tous membres des futurs partis communistes allemand, russe ou polonais. Le POSDR bolchevik (renommé peu après Parti communiste de Russie) dirige en octobre 1917 l’insurrection qui donne le pouvoir aux soviets d’ouvriers, de soldats et de paysans.

Faute de fraction internationale construite avant l’éclatement de la guerre, construire une nouvelle internationale s’avéré laborieux. Le premier noyau est la Gauche de Zimmerwald mise sur pied en 1915 par Lénine, Radek et Zinoviev [voir Révolution communiste n° 14]. Grâce à la révolution russe, une étape est franchie avec l’Internationale communiste (3e Internationale) fondée en 1919.

Le pouvoir des soviets prend, malgré l’arriération du pays, les interventions étrangères et la guerre civile, nombre de mesures (république, vote des femmes, égalité juridique complète des femmes, réforme agraire, droit des minorités nationales, laïcité, dépénalisation de l’homosexualité…) qui restent à arracher dans une bonne partie de la planète. Depuis 1917, la grève générale de la classe ouvrière sera indissociable de l’actualité de la révolution.

8 juin 2023

[à suivre]