Le mouvement ouvrier et la grève générale (1) : 1842-1850

(chapitre 4 : 1917-1919)

(chapitre 3 : 1905-1914)

(chapitre 2 : 1850-1905)

(chapitre 1 : 1842-1850)

Votez Mélenchon et vous aurez la retraite à 60 ans. Pas besoin de faire des grèves qui vous coutent cher ou qui sont dangereuses. (Jean-Luc Mélenchon, LFI, 20 mars 2022)

La grève générale, c’est dangereux. (Anasse Kazib au Forum RP, Presles, 29 mai 2022)

La grève générale, comme le sait tout marxiste, est un des moyens de lutte les plus révolutionnaires. (Lev Trotsky, 28 mars 1935)

La grève générale est bien autre chose qu’une simple journée d’action ou que des grèves reconductibles dispersées

La Vérité, organe de la Ligue communiste (4e Internationale), après les émeutes fascistes de 1934


La grève de masse, illimitée, de l’ensemble des sites d’une grande entreprise, d’une zone, d’une branche d’activité, de tout un pays est un moyen de lutte qui n’a pas été conçu dans le cerveau de Marx, Engels, Luxemburg, Lénine, Trotsky… Elle est née de la lutte entre les classes sociales, de l’expérience du prolétariat. Au fil de l’histoire, elle a montré en pratique son efficacité et ses limites.

La classe ouvrière est définie objectivement par sa place dans les rapports de production capitalistes (absence de propriété des moyens de production et nécessité de vendre sa force de travail à ceux qui en ont la possession et contrôlent la production, en concurrence les uns avec les autres, sous forme de marchandises).

La lutte économique contre son propre employeur est indispensable mais elle se heurte à des limites assez étroites. L’entreprise capitaliste touchée souffre alors de la concurrence des autres capitalistes, s’ils ne sont pas confrontés à la même intensité de la résistance prolétarienne. Si ce n’est pas le cas, elle peut faire peser la menace de recruter des salariés à meilleur compte sur le « marché du travail ». Pour cette raison, les travailleurs salariés perçoivent la nécessité de s’unir dans la branche d’activité et aussi de réclamer à l’échelle nationale la limitation de l’exploitation ainsi que les droits qui leur sont déniés.

Une classe d’exploités se constitue en véritable classe lorsqu’elle s’oppose collectivement à la classe de ses exploiteurs. Elle se hisse au niveau de son rôle historique, elle ouvre la perspective d’un autre mode de production quand elle affronte l’ensemble des patrons et à l’État à leur service.

La grève, quand elle est menée par les travailleurs de toutes les branches en même temps, exprime la force de la classe ouvrière au point de poser la question de la classe qui doit diriger le pays. C’est pourquoi elle est inséparable de l’armement du prolétariat qui seul peut résoudre positivement cette question.

Le chartisme britannique et la première grève générale politique en 1842

Assemblée générale de grévistes à Londres


Le premier mouvement politique de masse de la classe ouvrière est apparu là où le capitalisme avait pour la première fois supplanté les rapports féodaux, en Grande-Bretagne. Le mouvement chartiste réclame l’extension du droit de vote à tous les hommes, le vote à bulletin secret et la rémunération des députés. La bourgeoisie industrielle pense à l’origine utiliser le chartisme comme un auxiliaire dans le conflit qui l’oppose à l’aristocratie agrarienne, en particulier afin de diminuer les droits de douane sur les importations de céréales (et de tempérer les revendications d’augmentation de salaires, à une époque où le pain est l’aliment de base des ouvriers).

En 1839, le mouvement chartiste menace confusément d’un « mois saint », de cessation collective du travail pour obtenir satisfaction. Au même moment, émergent des syndicats de métier (« trade unions ») qui regroupent des ouvriers par profession. Les deux mouvements restent distincts.

Alors que les vicissitudes de la vie économique venaient de plus en plus à l’appui du chartisme, le syndicalisme se développait soit parmi des artisans que de tels changements affectaient peu comme ceux des services publics de Londres ou parmi les ouvriers que ces changements avaient favorisés comme c’était le cas des mécaniciens, des chaudronniers, etc. L’ensemble des mineurs et des ouvriers d’usine y prenaient un intérêt sporadique, selon qu’ils avaient un travail régulier ou non. Durant les périodes de dépression, telles que 1838-42 et 1847-48, ils tentèrent de se joindre à l’agitation politique ; mais quand ils eurent retrouvé du travail, ils donnèrent une impulsion nouvelle au syndicalisme. C’est pourquoi les liens directs entre les syndicats et le mouvement chartiste sont assez ténus. (Henry Pelling, Histoire du syndicalisme britannique, Seuil, 1967, p. 45)

En réalité, on trouve souvent des chartistes à la tête des syndicats. Le principal journal chartiste, The Northern Star, né en 1837, se renomme The Northern Star and National Unions Journal en 1844. Les syndicats conduisent plusieurs grèves illimitées dans l’industrie du textile ou les mines de charbon. Les premiers syndicats à l’échelle nationale sont l’Association des mineurs de Grande-Bretagne et d’Irlande proclamée en 1842 et l’Association des mécaniciens (Amalgamated Engineers) fondée en 1851. Les syndicats de métier commencent à se fédérer de manière interprofessionnelle avec la constitution du Conseil des métiers de Londres en 1860.

En juillet 1842, une grève générale spontanée commence dans les mines du Staffordshire, après le rejet de la 2e pétition chartiste pour le droit de vote. Elle s’étend au reste de l’Angleterre, à l’Écosse et au Pays de Galles. Le mot d’ordre central est « pas de retour au travail sans la Charte ». Outre le droit de vote, 500 000 ouvriers revendiquent l’augmentation des salaires, la réduction du temps de travail à 10 heures et la baisse des loyers. Par exemple, le 10 aout, les ouvrières de Manchester se rassemblent à 5 h 30 du matin pour paralyser les usines ; elles affrontent les policiers si bien qu’il faut envoyer un détachement de cavalerie militaire pour les disperser. Dans ces conditions, la direction du mouvement chartiste est obligée de se rallier à la grève générale.

Si une chose ne fait pas de doute, c’est que l’organisation embrassant tout le pays, l’Association nationale chartiste, à l’époque plus large que les syndicats, fut dans une certaine mesure entrainée dans la mobilisation active. Confrontée à une situation où les contingents les plus organisés de la classe ouvrière de l’industrie avaient pris l’initiative, la direction chartiste n’avait d’autre choix que de s’aligner. (Mick Jenkins, The General Strike of 1842, Lawrence & Wishart, 1980, p. 163)

Répression à Preston (Lancashire), aout 1842


Effrayés, les patrons font bloc avec les propriétaires fonciers pour que le gouvernement Smith-Stanley (Parti conservateur) réprime le soulèvement. Alors que la police et l’armée attaquent les ouvriers, la direction chartiste les affaiblit en invoquant le dieu du christianisme et en lui prêchant le pacifisme.

Que l’unité et la paix soient la devise. Nous vous conseillons de ne pas entreprendre un conflit contre l’autorité, car nous croyons que la force morale d’un peuple uni est suffisamment puissante, si elle est bien orientée, pour submerger tout la force physique… Que toutes vos actions soient strictement légales et constitutionnelles… (« Adresse », 17 aout 1842, dans Mick Jenkins, The General Strike of 1842, Lawrence & Wishart, 1980, p. 274)

Dans le modèle supposé de démocratie qu’est le Royaume-Uni, la justice bourgeoise poursuit 1 500 grévistes !

Une fraction du chartisme, qu’on retrouve aussi dans l’organisation internationale Fraternal Democrats (1845-1853), se détache alors de la bourgeoisie « libérale ».

La synthèse radicale de la Ligue des communistes


Cahier révolution communiste n° 13

En lien étroit avec les Fraternal Democrats, le communisme révolutionnaire se cristallise sous la forme de Comités de correspondance communiste (1846-1847) puis de la Ligue des communistes (1847-1852). La LdC est une petite organisation internationale qui combine la lutte pour les revendications économiques (salaires, temps de travail…), démocratiques (droit de vote, liberté de la presse, droit des Irlandais et des Polonais à avoir leur propre État…) et l’armement des travailleurs (milice populaire…) dans une stratégie de révolution sociale [voir Marx, Manifeste du parti communiste, décembre 1847 ; Bauer, Engels, Marx, Moll, Schapper & Wolff, Revendications du parti communistes en Allemagne, mars 1848].

Une école socialiste rivale, l’anarchisme, se distingue du communisme par le refus de la lutte politique. À l’origine, l’anarchisme se désintéresse de la grève et de l’autodéfense du prolétariat. Il rêve d’une révolte individualiste contre toute oppression (Stirner) ou d’une transformation pacifique par la voie mutuelliste et coopérative, faisant l’économie de la révolution (Proudhon).

Les leçons du mouvement pour le droit de vote et de la trahison de l’aile démocratique de la bourgeoisie britannique seront approfondies après la participation des militants de la LdC aux révolutions européennes de 1848-1849. La classe ouvrière doit se porter à la direction de la lutte de tous les travailleurs, s’armer en masse et renverser le pouvoir des classes exploiteuses, prendre le pouvoir et étendre mondialement la révolution pour construire le socialisme-communisme [voir Engels & Marx, Circulaire du comité central à la Ligue des communistes, mars 1850].

Le but final du mouvement politique de la classe ouvrière est naturellement la conquête du pouvoir politique… D’un autre côté, tout mouvement par lequel la classe ouvrière s’oppose, en tant que classe, aux classes dominantes et tente de les contraindre par une pression de l’extérieur est un mouvement politique. (Karl Marx, « Lettre à Friedrich Bolte », 23 novembre 1871, dans Engels & Marx, Oeuvres choisies en 3 volumes, Progrès, 1976, t. 2, p. 444 ou dans Engels, Marx & Lénine, Sur l’anarchisme, Progrès, 1982, p. 60)

[à suivre]