Mortalité au travail, calamité du capitalisme

Vendredi 28 avril 2023, à l’initiative de plusieurs branches de la CGT, de Solidaires et de la FSU, une centaine de travailleurs a manifesté devant le ministère du travail à l’occasion de la Journée mondiale de la sécurité et de la santé au travail, organisée chaque année depuis 2003 par l’OIT (agence spécialisée de l’ONU).

À la veille de la journée internationale des travailleurs du 1er mai, les 693 accidents mortels recensés en 2021 dans le secteur privé et l’agriculture résonnent avec la célèbre expression attribuée à Karl Marx, « perdre sa vie à la gagner ». Sa formule tenait plus de l’analyse du caractère aliénant du rapport social capitaliste, mais, prise au pied de la lettre, la citation garde toute sa pertinence encore aujourd’hui, malgré ce que Macron, alors ministre de l’économie de Hollande, voudrait bien nous faire croire.

La vie d’un entrepreneur, elle est bien souvent plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier. Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties (BFM-TV, 18 janvier 2016).

Non, ce ne sont pas « les entrepreneurs qui prennent tous les risques » comme Macron le rajoute 4 jours plus tard, au 46e Forum économique mondial de Davos, la Mecque des magnats capitalistes.

Le travail tue toujours 2 fois par jour en France

Dans son bilan de l’année 2021, publié en novembre 2022, la direction générale du travail (DGT du ministère du travail) a comptabilisé 650 000 accidents du travail (avec 255 000 interventions de l’inspection du travail pour 157 061 rappels à la réglementation). Alors que la baisse avait été continue entre 1950 et 1985 (-54 %), le taux d’accident n’a baissé que de 20 % entre 1985 et 2009, et remonte depuis.

Taux de mortalité des accidents du travail dans l’UE (source Eurostat)


Dans l’Union européenne, c’est en France que le travail emporte le plus de travailleurs, avec un taux de mortalité de 3,53 pour 100 000 personnes au même niveau que des pays comme la Bulgarie, la Roumanie, les pays baltes, pour une moyenne dans l’UE autour de 1,7 (données Eurostat). Dans des pays d’économie similaire comme l’Allemagne et la Grande-Bretagne, le taux se situe autour de 0,75. Pire, alors que dans l’UE, l’évolution entre 2010 et 2019 du taux de mortalité baisse, celui de la France enregistre la plus forte hausse de (+1,2 %).


Cahier révolution communiste n° 16, 3 euros auprès des militants, 4 euros par la poste

Sous l’égide du gouvernement Hollande-Valls (PS-PRG), la loi El Khomri de 2017 avait réduit les droits des travailleurs en matière de prévention des risques et de surveillance de leur santé. Elle a introduit la suppression de la visite médicale d’embauche, remplacée par « une visite d’information et de prévention » non obligatoire, la fin de la visite médicale biennale. Les modalités de recours contre avis d’inaptitude, assurée auparavant par l’inspection du travail, a été confiée à la justice (en fait, à la férule du patronat puisque 50 % des juges des conseils des prudhommes sont des employeurs).

En outre, cette loi scélérate a permis aux patrons de valider une série d’accords dérogatoires aux conventions collectives comme l’augmentation du temps de travail sur fond de menaces d’une réduction des effectifs ou de délocalisation. Dans l’usine Smart d’Hambach en Moselle, un référendum consultatif est organisé par l’entreprise en 2015, qui propose aux 800 salariés le passage à 39 heures afin de conserver l’activité. 74 % des cadres et techniciens votent pour alors que des 61 % des ouvriers refusent cet accord. Ces derniers savent trop bien les conséquences sur les lignes de production et le poids à supporter de l’augmentation des cadences.

Pour l’année 2019, on dénombre 804 décès liés au travail. C’est au-dessous de la réalité puisque l’assurance-maladie ne comptabilise pas les accidents du travail ou les victimes de maladies professionnelles pour les indépendants et pour le secteur public. L’état bourgeois est défaillant dans son rôle d’employeur vis à vis de ses travailleurs, il se garde bien de révéler son bilan pour toute la fonction publique. À défaut, seule une estimation permet d’avancer le chiffre total d’un millier de morts en France chaque année dus à l’exploitation capitaliste.

Moi, j’adore pas le mot pénibilité, parce que ça donne le sentiment que le travail c’est pénible (Macron, le 3 octobre 2019 à Rodez)

N’en déplaise au petit Jupiter, pour la majorité des travailleurs, l’expérience quotidienne du travail salarié demeure une souffrance bien réelle.

Les jeunes et les intérimaires paient un lourd tribut

Au sein de la classe ouvrière, ceux qui sont les plus touchés par la dureté du labeur sont d’abord les jeunes exploités et les catégories les plus précaires comme les intérimaires.

Les apprentis et les jeunes travailleurs cumulent le manque d’expérience et souvent un sous-encadrement ou un déficit de formation de leurs tuteurs qui les rend plus vulnérables dans leur travail. En 2019, près de 27 000 AT concernaient les moins de 20 ans, 10 301 pour les apprentis dont 15 qui y ont perdu la vie. La promotion de l’apprentissage bat son plein avec des arguments révélateurs, comme ceux de Macron à l’université du Medef, qui ne font pas de mystère sur les intentions de baisser avant tout le coût du travail. Tant pis si c’est au risque des plus exploités.

Je compte sur vous pour engager plus d’apprentis. C’est désormais gratuit quand ils sont mineurs. (Macron, 19 aout 2015)

Entre 2017 et 2021, le nombre d’apprentis est passé de 290 000 à 698 000 (Dares, 2021), le nombre de contrats ayant doublé dans le privé. Certains candidats à la présidentielle de 2022, comme les cheffes de LR (Pécresse) ou du RN (Le Pen) demandaient l’abaissement de l’âge légal d’entrée dans l’apprentissage à 14 ans.

Selon l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), la fréquence des accidents du travail est 2,5 fois supérieure chez les moins de 25 ans que pour l’ensemble des travailleurs. L’étude de la Mutuelle sociale agricole (MSA), montre que le nombre d’accidents graves chez les apprentis agricoles a augmenté de 29,2 % entre 2012 et 2016.

Les attaques successives depuis 20 ans contre l’enseignement professionnel, par les partis réformistes et bourgeois, ont poursuivi un seul but, livrer la jeunesse des classes populaires (55 % des élèves viennent d’un milieu défavorisé) aux exigences du patronat. Réduction des heures d’enseignements généraux, augmentation de 50 % du temps passé en entreprise, réduction du choix des filières aux besoins des bassins d’emplois locaux, autant de mesures qui vont accroitre les risques d’accidents au travail.

À l’aube de sa vie active, un travailleur a un risque de lésion quatre fois plus élevé au cours du premier mois d’embauche, qu’au cours des 12 mois suivants dans cet emploi (Rapport de l’OIT sur la sécurité et la santé des jeunes travailleurs, 2018).

Quand on est jeune, 35 h, ce n’est pas long. (Macron, Nouvel Obs, 10 novembre 2016)

En France, plus de la moitié des travailleurs se déclarent épuisés, un record dans l’UE. Pour Macron qui n’a jamais sué ailleurs qu’au tennis, le mépris de classe s’ajoute à l’ignorance des conditions de travail du prolétariat.

Premiers de cordée, premiers sacrifiés

Au sein de celui-ci, la catégorie des intérimaires prend de plein fouet les situations dégradées au travail. Loin de l’image idéalisée véhiculée par les médias bourgeois, ceux qui choisissent ce type de contrats par choix de vie sont à peine 7 % (Regards croisés 2021, Observatoire de l’intérim et du recrutement). La preuve, 68 % d’entre eux étaient au chômage quand ils acceptent leur premier contrat.

Les 2,5 millions de travailleurs précaires (soit 800 000 ETP) sont les premières victimes d’accidents du travail et particulièrement exposés aux maladies professionnelles. La moitié des intérimaires ont moins de 25 ans et sont des ouvriers qualifiés (40 %) ou non qualifiés (36 %). Sur les près de 17 millions de contrats (année 2021) passés dans les 10 774 agences d’intérim, 87 % sont d’une durée inférieure à un mois.

Employés dans l’industrie et les travaux publics (BTP) sur les postes les plus à risques, leur exploitation est maximale, la rentabilité s’opposant à la prévention des risques, à l’apprentissage de l’utilisation des moyens de protection quand il y en a ; la dangerosité ajoutée à la précarité de leur situation contractuelle les exposent comme des soldats en première ligne. Chaque année, ce sont plus de 50 000 accidents qui sont déclarés dont 3 000 graves, pour un taux de fréquence et une gravité deux fois supérieures à l’ensemble de l’effectif salarié (Accidents du travail en 2019, Dares, octobre 2022).

Accidents du travail en 2019, Dares, octobre 2022


En 30 ans, les effectifs des travailleurs précaires ont été multipliés par 4. La guerre économique mondiale s’étant intensifiée depuis la fin du XXe siècle, la flexibilité des travailleurs est un enjeu majeur de la compétitivité des entreprises françaises, d’où le recours à la sous-traitance en cascade, aux travailleurs détachés ou sans papiers.

La situation de précarité contraint souvent le travailleur intérimaire à sous-déclarer les accidents dont il est victime, par crainte d’être écarté pour de futures missions. Les ouvriers détachés au sein de l’UE, dont le nombre est passé de 7 500 à 260 000 en 20 ans, sont souvent victimes d’abus comme le détachement frauduleux.

Entre 2008 et 2012, Bouygues Construction a employé illégalement 460 ouvriers polonais et roumains sur le chantier du réacteur EPR de Flamanville. Conséquence, plus d’une centaine d’accidents du travail n’a pas été déclarée (Médiapart, 14 janvier 2021). Selon la CPAM, un accident du travail survient toutes les deux minutes dans le secteur du BTP (215 décès en 2019), et dans 45 % des cas, résulte de l’absence ou de l’insuffisance de dispositif de sécurité.

Pour les travailleurs sans papiers (600 000 à 700 000 en 2021), les conditions d’exploitation s’accentuent encore plus, leur situation administrative les condamnant à une expulsion certaine. Il arrive même que les corps des victimes d’accidents mortels soient purement et simplement abandonnés aux abords des chantiers par leurs patrons sans vergogne (Le Parisien, 25 mars 2019).

L’inspection du travail, un bras pas si armé

L’inspection du travail, chargée de contrôler 1,76 million d’entreprises du secteur privé et de veiller au respect du droit du travail auprès des 18 millions de salariés a connu un sort identique au reste de la fonction publique : restructuration, coupes budgétaires, réduction d’effectifs. Sans doute pour atténuer le sentiment d’insécurité des patrons, souvent évoqué pour augmenter les effectifs de la police bourgeoise.

Entre 2014 et 2018, le personnel affecté à l’inspection du travail a baissé de 13 %, soit -11,3 % pour les assistants de contrôle, -26 % pour ceux chargés de leur appui et -6 % pour les contrôleurs et inspecteurs. En 2021, il n’y avait que 1 800 agents de contrôle soit 1 pour 10 000 salariés.

En Ile de France, cette baisse conduit à 1 agent pour 11 525 travailleurs. Pour les Jeux Olympiques de 2024 et l’encadrement des grands chantiers liés au Grand Paris, une unité spéciale de contrôle composée de 7 agents a été créée. À leur charge, surveiller environ 18 000 ouvriers répartis sur 150 chantiers. Certes cela représente un ratio plus élevé que la moyenne mais pour des travaux gigantesques comme le village olympique de Saint Denis qui mobilise 3 000 travailleurs sur 52 hectares (75 terrains de football).

Bernard Thibault, ancien dirigeant de la CGT, élu au conseil d’administration du Bureau international du travail entre 2014 et 2021, est aujourd’hui co-président du Comité de suivi de la charte sociale des JO 2024 ayant pour objectif « le respect des normes internationales du travail » et notamment « le travail décent » au sens de l’OIT, « auprès des sous-traitants et fournisseurs ». À ce jour, 87 accidents y ont été recensés dont 11 graves, auxquels il faut ajouter 5 morts survenus sur les chantiers du Grand Paris dont les délais de livraison sont liés aux JO.

Les accidents du travail, rubrique des faits divers

Les travailleurs qui succombent dans l’exercice de leur travail n’ont guère le droit de faire la une des journaux. L’invisibilité politique et médiatique des accidentés du travail est particulièrement avérée quand il s’agit de la classe des prolétaires. Il suffit de constater que dans l’Assemblée bourgeoise élue de 2017, aucun représentant n’était d’origine ouvrière, ce qui n’est pas étranger à cette indifférence.

Quand ce n’est pas le mépris qui prévaut comme le montre ce tweet de Valérie Pécresse, présidente de la Région Ile de France, en juillet 2021.

Toutes mes condoléances à la famille de l’ouvrier mort dans un éboulement près de la gare de Massy. Le traffic SNCF a dû malheureusement être interrompu, mes pensées accompagnent les voyageurs bloqués en ce dimanche de retour.

Ou Aurore Bergé (députée Renaissance), en 2019, répondant à l’interpellation d’un élu PCF sur la question de la mort au travail :

Mourir au travail : sérieusement ? On en est encore là de la vision du monde du travail ?!

Les ouvriers représentent 20 % des personnes en emploi (INSEE) et pourtant seulement 3 % de celles qui apparaissent dans les médias (baromètre CSA, 2019), sauf quand un travailleur arrache la chemise d’un DRH d’Air France, ce qui suscite plus d’émotion que la mutilation ou la mort d’un salarié sur une chaine de production. Les accidents du travail sont souvent cantonnés dans la rubrique des faits divers de la presse locale ou régionale, comme des évènements dont le contexte n’est jamais analysé et classifié comme faisant partie des risques du métier.

Roubaix, 25 mai 2023 / photo Yoan Valat


Le président est arrivé à Roubaix ce jeudi en fin de matinée pour une cérémonie d’hommage aux trois policiers tués en intervention dans une collision avec un véhicule roulant à contresens à Villeneuve-d’Ascq le week-end dernier. (Le Parisien, 25 mai 2023)

Les flics sont les héros de dizaines de séries télévisées. Les militaires et les policiers qui trouvent la mort en exercice bénéficient d’une couverture médiatique nationale et font la une des journaux télévisés, sans compter les hommages en grandes pompes, les honneurs et les médailles de la République.

Il y a trois fois moins de policiers tués en service aujourd’hui que dans les années 1980. Selon l’Observatoire nationale de la délinquance, 11 policiers sont décédés en 2018 (entre 6 et 11 entre 2014 et 2017). Dans l’indifférence générale, on dénombre un mort par jour travaillé dans le BTP, 30 fois plus.

Le ministre chargé de la réforme des retraites entérinée par le gouvernement Macron-Borne, a fait mine de se lamenter sur la mortalité au travail à la veille de la journée nationale dédiée.

On ne peut pas accepter qu’au 21e siècle, on décède de son travail. J’en ai fait un combat personnel. (Olivier Dussopt, Le Figaro, 26 avril).

Les deux années de vie au travail supplémentaires imposées auront pour première conséquence un nombre accru d’accidents au travail. Car si les jeunes travailleurs (entre 20 et 29 ans) subissent un taux d’AT élevé (28,6 par millions d’heures travaillées contre 18,1 pour la tranche entre 50 à 59 ans), la gravité de ceux-ci augmente avec l’âge pour atteindre son maximum pour les plus âgés. Les AT occasionnant la fixation d’un taux d’incapacité est de 12 % pour ces derniers, voire 15 % pour les plus de 60 ans contre 2 % chez les jeunes, alors qu’il y a moins d’AT en moyenne. Le volume et la fréquence des AT mortels croissent avec l’âge et les travailleurs en fin de carrière, bien que ne représentant que 20 % des heures salariées subissent 33 % des accidents mortels (Dares, juillet 2021).

Mort au capital pour en finir avec la mort au travail

La nouvelle secrétaire générale de la CGT a réclamé une augmentation des effectifs de l’inspection du travail et de la médecine du travail, pour déclare-t-elle :

Que nos alertes soient entendues et qu’il y ait une vraie prévention. Et pour sanctionner les entreprises qui ne respectent pas les normes de prévention. (Sophie Binet, 28 avril 2023)

Une revendication bien peu ambitieuse, d’autant que faire payer les entreprises est une cynique consolation quand un travailleur a perdu la vie. La recherche du profit avant toute autre considération, notamment la santé et la sécurité des travailleurs, est dans la nature du capitalisme. C’est ce rapport d’exploitation que les organisations du mouvement ouvrier ont la responsabilité de combattre à sa racine.

Pour cela, il est nécessaire de rompre avec les politiques d’aménagement à la marge des directions syndicales et des programmes des partis ouvriers-bourgeois. Les réunions de concertation avec le gouvernement et les mesures gadget sur la prétendue qualité de vie au travail ne servent qu’à endormir le prolétariat. Les intérêts des travailleurs sont incompatibles avec ceux du capital et ses serviteurs au sein de l’État.

Pour que les travailleurs ne soient plus victimes de mutilation ou de mort au travail, c’est le rapport de classe capitaliste qu’il faut renverser. Un parti ouvrier clairement révolutionnaire est nécessaire pour permettre aux travailleurs d’imposer leur programme et mettre en priorité leurs besoins les plus urgents pour éviter la calamité de mourir au travail.

4 juin 2023