Jaurès appelé à la rescousse par le PS, LFI et le PCF

Quand les sociaux-chauvins invoquent « L’Armée nouvelle »

Pour les réformistes ralliés au drapeau tricolore de la colonisation et des bouchers de la Commune de Paris, la police et l’armée ne sont pas le cœur de l’État bourgeois, mais constituent des institutions républicaines dont il faut tout au plus débarrasser « les factieux » [voir Révolution communiste n° 46, octobre 2021 ; n° 45, juin 2021].

Jean-Luc Mélenchon, L’Avenir en commun, le programme pour l’union populaire, Seuil, 2021, p. 100

Tous les partis sociaux-impérialistes et les anciens ministres « socialistes » ou « communistes » de la 5e République invoquent aujourd’hui Jean Jaurès, un dirigeant socialiste assassiné en 1914, pour camoufler leur ralliement à la bourgeoisie impérialiste et leur soutien à l’armée française.

La France insoumise :

Il est temps de remettre les citoyens au cœur de notre défense. Très grand républicain, Jean Jaurès fut un ardent combattant de la paix et un des grands penseurs de l’armée au XXe siècle ; 110 ans après sa publication, inspirons-nous de « L’Armée nouvelle ». (Bastien Lachaud, Bulletin officiel, 23 juin 2021, p. 6584)

Le Parti socialiste :

Dans la continuité́ du chapitre 2 de « l’Armée nouvelle » de Jaurès, il convient d’améliorer l’interpénétration de « l’active » et de la « réserve » ; l’armée idéale selon Jaurès est en effet une armée républicaine qui fait corps avec la société́ dans sa diversité́. Tous y sont représentés et tous sont solidaires dans un effort de défense de la Nation grâce à un ciment complexe, mélange de croyance commune en un idéal démocratique et patriotique, et d’un vouloir vivre ensemble. (Hélène Conway-Mouret, « Priorités et défis pour la défense française et européenne », septembre 2021, site PS)

Le Parti communiste français :

Le 14 novembre 1910, Jaurès déposait une proposition de loi de réforme militaire précédée d’une très longue présentation. Elle fut publiée sous le titre « l’Armée nouvelle »… Face aux rivalités internationales et coloniales, Jaurès préconise une stratégie strictement défensive… Il projette «  une organisation vraiment populaire de la défense nationale  » par la création de puissantes réserves de «  citoyens soldats  », astreints à des périodes régulières d’exercice avec de nombreux cadres d’origine populaire… la «  nation armée  » dans le droit fil des armées révolutionnaires de 1793… Le prolétariat doit devenir le meilleur garant de la nation… Et Jaurès de conclure : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène ». (Jean-Paul Scot, « Les idées de Jaurès, si actuelles, ont résisté au siècle », L’Humanité, 12 décembre 2012)

Sans aller aussi loin, des centristes (ceux qui parlent de révolution à leurs militants, mais s’alignent en pratique sur les bureaucraties syndicales) entretiennent aussi la légende de Jaurès.

Il s’est opposé farouchement à la montée du nationalisme… (Léna Pigalli, « Quand les politiciens de gauche s’approprient Jaurès », Lutte ouvrière, 1 aout 2014) ; Jaurès restait sur le terrain de la révolution sociale. (Paul Galois, « Il y a cent ans, Jaurès assassiné », Lutte ouvrière, 1 aout 2014) [Sur LO voir]

Le confusionniste Jaurès, en retard d’une révolution

Au début du 20e siècle, Jaurès et l’aile droite du PS-SFIO bercent le prolétariat d’illusions envers le capitalisme, le parlement et les partis bourgeois républicains.

Le jauressisme, c’est l’opportunisme sur le terrain français. (Grigori Zinoviev, « La 2e Internationale et le problème de la guerre », octobre 1916, Lénine & Zinoviev, Contre le courant, BEDP, 1927, t. 2, p. 162)

À la veille de la première guerre mondiale, Jaurès prétend que le capitalisme contemporain tend à diminuer le risque de conflits armés. L’émergence des Etats-Unis comme puissance mondiale, selon lui, va dans le même sens.

Il y a trois forces actives qui travaillent pour la paix. La première, c’est l’organisation internationale de la classe ouvrière dans tous les pays…. Il y a dans le monde, aujourd’hui, une autre force de paix, c’est le capitalisme le plus moderne…. Et il est une troisième force pacifique, c’est la renaissance de l’Amérique anglo-saxonne. (Jean Jaurès, « Discours à l’assemblée nationale », 20 novembre 1911, Club Mediapart, 11 novembre 2017)

Jaurès est nostalgique d’une époque révolue, de la révolution française de 1789-1794, quand la bourgeoisie était encore progressiste et quand la France inspirait le monde. Certes, le peuple, en particulier celui des villes qui avait pris les armes (les sans-culottes), poussa la bourgeoisie émergente plus loin qu’elle ne voulait aller, jusqu’à accorder le suffrage universel et à mettre sur pied une armée nouvelle, basée sur la conscription et le patriotisme pour faire face à la contrerévolution des monarchies voisines appuyées sur les chouanneries intérieures. Mais le prolétariat, encore embryonnaire, n’avait pas pu empêcher que les jeunes paysans et les travailleurs de villes servissent de chair à canon à la bourgeoisie française.

Lors de la révolution de 1789, de la révolution anglaise de 1648, du soulèvement des Pays-Bas contre l’Espagne, dans les villes le prolétariat et les autres catégories sociales n’appartenant pas à la bourgeoisie n’avaient pas des intérêts différents ou bien ne formaient pas encore de classes ou de fractions de classe ayant une évolution indépendante. Par conséquent, même quand elles s’opposaient à la bourgeoisie, comme par exemple de 1793 à 1794 en France, elles ne luttaient que pour faire triompher les intérêts de la bourgeoisie. Toute la Terreur en France ne fut rien d’autres qu’une méthode plébéienne d’en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, l’absolutisme, le féodalisme… (Karl Marx & Friedrich Engels, « La bourgeoisie et la contrerévolution », décembre 1848, Sur la révolution française, Éditions sociales, 1985, p. 121)

En 1848, la 2e république s’était déjà retournée contre le prolétariat qui l’avait portée au pouvoir. En 1871, la 3e république naquit de l’écrasement de la Commune de Paris. Le socialiste opportuniste entretient la confusion et ne s’oppose pas au colonialisme.

Ce n’est pas attaquer l’armée, c’est la servir et la défendre que de dénoncer les fautes des grands chefs réactionnaires, incapables de comprendre la République, incapables de sauver la patrie. Devrons-nous garder le silence, soldats, quand vos chefs vous envoient à Madagascar sans préparations sérieuses et quand leur imprévoyance vous livre inutilement à la mort ? (Jean Jaurès, « Aux soldats de France », La Lanterne, 23 janvier 1898)

Friedrich Engels suspicieux envers Jaurès

Jaurès écrit L’Armée nouvelle – chère au PS, à LFI et au PCF – en 1910, au moment où la bourgeoisie française, amputée de l’Alsace depuis la défaite de 1870-1871, s’est accommodée de la république et s’empare de manière sanglante d’une partie du monde à l’aide de l’armée.

La république est déterminée par ce qu’elle contient ; tant qu’elle est la forme de la domination bourgeoise, elle nous est tout aussi hostile que n’importe quelle monarchie. (Friedrich Engels, « Lettre à Paul Lafargue », 6 mars 1894, Engels & Marx, La 3e république, Éditions sociales, 1983, p. 323)

Au sein de l’Internationale ouvrière, Friedrich Engels dénonce (avant de mourir en 1895), l’opportunisme de Jaurès du PS-SFIO à l’occasion du protectionnisme qu’il réclame au parlement (1894).

Ce monsieur Jaurès, ce professeur doctrinaire, mais ignorant, surtout en économie politique, talent essentiellement superficiel, abuse de sa faconde pour se forcer dans la première place et poser comme le porte-parole du socialisme qu’il ne comprend même pas. (« Lettre à Paul Lafargue », 6 mars 1894, p. 322)

Dans un mouvement de la sorte, il est presque certain que les phraseurs à la Jaurès, qui déjà s’arrogent le droit parler seul au nom de tous à la chambre, domineront. (« Lettre à Paul Lafargue », 2 juin 1894, p. 324)

Jaurès est un professeur, doctrinaire, qui s’écoute volontiers parler. La Chambre préfère entendre ses discours plutôt que ceux de Guesde ou de Vaillant. (« Lettre à Victor Adler », 17 juillet 1894, p. 328)

L’opinion de Rosa Luxemburg sur « L’Armée nouvelle »

Rosa Luxemburg avait combattu l’opportunisme de Jaurès, ses concessions à la 3e république et à l’état-major lors de l’affaire Dreyfus (1894-1906), son soutien à la participation du « socialiste » Millerand, aux côtés du Parti radical, à un gouvernement bourgeois (1899-1902). Luxemburg dévoila aussi son opportunisme sur la question de l’armée.

Le leitmotiv de « L’Armée nouvelle » est la conception de la « nation armée » que Jaurès veut instaurer… Son projet de loi diffère de l’armée des milices de notre programme. Est frappante chez Jaurès la tendance à introduire le militarisme dans l’ensemble de la vie sociale. (Rosa Luxemburg, « Recension de L’Armée nouvelle », 9 juin 1911, Œuvres, Agone-Smolny, t. 3, 2013, p. 268)

En fait, Jaurès était moins pacifiste que patriote.

Les patries, en leur mouvement magnifique de la nature à l’esprit, de la force à la justice, de la compétition à l’amitié, de la guerre à la fédération, ont à la fois toute la force organique de l’instinct et toute la puissance de l’idée. Et la classe prolétarienne est plus que toute autre classe dans la patrie, puisqu’elle est dans le sens du mouvement ascendant de la patrie. (Jean Jaurès, L’Armée nouvelle, Rouff, 1911, p. 565)

Jaurès était partisan de la « guerre défensive » parce que la république française avait plus à perdre que l’empire allemand à un conflit inter-impérialiste.

Jaurès savait et sentait que sa patrie à lui, la France, était plus faible que l’Allemagne. Il comprenait bien que la France, plutôt que tout autre pays, aurait à « se défendre ». (Grigori Zinoviev, « La 2e Internationale et le problème de la guerre », octobre 1916, Lénine & Zinoviev, Contre le courant, BEDP, 1927, t. 2, p. 155)

Son dernier discours, le jour où l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie, trois jours avant son assassinat et quatre jours avant la mobilisation générale décidée par les gouvernements allemand et français, illustre que la nuance entre patriotisme et chauvinisme ne tient pas en temps de guerre. Luxemburg refuse de prendre la parole à cette occasion.

Nous, socialistes français, notre devoir est simple. Nous n’avons pas à imposer à notre gouvernement une politique de paix. Il la pratique. (Ovations. Cris : « Vive la France ! »). Moi qui n’ai jamais hésité à assumer sur ma tête la haine de nos chauvins… j’ai le droit de dire devant le monde que le gouvernement français veut la paix et travaille au maintien de la paix. Le gouvernement français est le meilleur allié de la paix de cet admirable gouvernement anglais qui a pris l’initiative de la médiation. (Jean Jaurès, « Discours au meeting du Cirque royal de Bruxelles », 28 juillet 1914,  Actes du colloque Jean Jaurès et la nation, 1965)

Jean Jaurès entre au Panthéon le 23 novembre 1924 : ici le catafalque devant l’Assemblée nationale

La guerre de 1914 sépare définitivement les sociaux-chauvins des internationalistes

Il y avait en France, avant la Première guerre mondiale, une grande lutte entre Jaurès et Guesde et, dans cette lutte, c’est Guesde qui avait raison. Nous ne pourrons jamais l’oublier. (Lev Trotsky ; « Rapport au 4e congrès de l’Internationale communiste », 1 décembre 1922, Le Mouvement communiste en France, Minuit, 1967, p. 248-249)

Quand la guerre éclate le 28 juillet 1914, la plupart des syndicats et des sections de l’Internationale ouvrière (SPD, POB, PS-SFIO, Parti travailliste, SPO), après avoir réclamé la paix, se rallient à l’union sacrée [voir Révolution communiste n° 8, novembre 2014].

Dès le début du conflit entre impérialismes, des organisations ou des noyaux internationalistes de partis ouvriers des pays belligérants restent internationalistes : les « étroits » du SSDP serbe, la fraction Spartakus du SPD allemand et d’autres noyaux de ce parti, les deux fractions du POSDR russe, les deux bouts du parti SDKP polonais et la gauche du PSP polonais… [voir Révolution communiste n° 11, mai 2015].

Rien de tel en France en 1914 puisque, pourri par le patriotisme partagé par son aile gauche (Guesde et Vaillant) et son aile droite (Brousse et Jaurès), le PS-SFIO succomba tout entier à la pression belliciste de sa bourgeoisie, à l’union sacrée, comme l’appareil anarchiste de la CGT [voir Révolution communiste n° 8, novembre 2014]. La première opposition à la guerre, passablement confuse, naitra en 1915 au sein de la CGT autour du journal La Vie ouvrière (Merrheim, Bourderon, Monatte, Rosmer…). Lors de la révolution allemande (1918-1919), Luxemburg est assassinée en 1919 par les corps francs de larmée allemande sur ordre des dirigeants du SPD.

Sans surprise, Pierre Monatte et André Rosmer figurent, avec Fernand Loriot, Pierre Louzon et Boris Souvarine, dans le Comité de la 3e Internationale, le premier noyau en France de l’Internationale communiste. Fondée en 1919 par Lénine, Trotsky et Zinoviev, l’IC combat contre le colonialisme, le militarisme et les bourgeoisies impérialistes (dont la France), du moins avant sa dégénérescence aux mains de Staline, entamée en 1923-1924 et parachevée avec la régression en 1934-1935 dans le front populisme et le social patriotisme. C’est son drapeau, rouge, qu’il faut relever ; c’est une internationale de ce type qu’il faut construire.

26 novembre 2021