Tunisie : il n’est pas de sauveur suprême

« Le peuple veut »

C’est avec ce slogan que Kaïs Saïed avait remporté en 2019 l’élection présidentielle et c’est avec le même slogan qu’il s’est arrogé tous les pouvoirs le 25 juillet 2021, limogeant le gouvernement et dispersant l’Assemblée nationale dont les membres ont perdu leur immunité.

« Le peuple » n’a décidé de rien. En deux ans de présidence, Saïed n’a pris aucune mesure visant à satisfaire les revendications ouvrières, a laissé flamber l’épidémie de Covid dans un pays où le système de santé est dévasté, a courtisé le FMI comme l’ont fait ses prédécesseurs. Mais il a réussi à s’abstraire de toute responsabilité dans la situation catastrophique que vit la population laborieuse en accusant les partis au gouvernement et au parlement, en commençant par Ennahdha. Et comme leur discrédit est en effet immense, qu’ils ont montré leur corruption, leur incurie, leur appartenance indéfectible à la société de classes, la manœuvre de Saïed a pour l’heure fonctionné. Une majorité de Tunisiens a cru que le président mettait un coup de pied dans la fourmilière, qu’il se débarrassait des entraves à la réalisation de leurs attentes.

L’armée soutient le putsch

Chouchoutée par Saïed qui n’a cessé de se montrer dans les casernes depuis son élection, qui a confié aux services de santé militaire la gestion d’un hôpital flambant neuf à Sfax (construit par une entreprise chinoise), qui a multiplié les déclarations nationalistes auxquelles les oreilles kaki sont toujours sensibles, l’armée a dépêché ses hauts gradés autour de Saïed lors de l’annonce de sa prise des pleins pouvoirs. En même temps, un char et des soldats empêchaient l’accès au parlement, des unités de l’armée étaient déployées au siège du gouvernement à la Kasbah et devant des institutions clés de l’État. Dans la foulée, le président a nommé un officier à la tête d’une cellule interministérielle de lutte contre le Covid-19. Et parmi les premiers députés arrêtés figure un élu condamné en 2018 par un tribunal militaire pour avoir critiqué l’armée. Le 10 novembre, Amnesty International dénonce le nombre « croissant de civils (qui font) face à des poursuites devant des tribunaux militaires », soulignant qu’en seulement trois mois, « la justice militaire a lancé des enquêtes ou jugé au moins 10 civils ».

Ce n’est pas avec « le peuple » que Kaïs Saïed a arrêté le scénario du putsch, mais plutôt avec le maréchal Al-Sissi qui l’a reçu en grande pompe au Caire en avril. Lui qui a renversé (juillet 2013) l’ex président Morsi, issu des Frères musulmans (comme Ennahdha) a dû lui prodiguer de précieux conseils.

La direction de l’UGTT aussi

L’Union générale tunisienne du travail a estimé que la démarche était constitutionnelle, mais alerte sur les délais impartis à Kaïs Saïed pour établir sa feuille de route et élaborer les changements qu’il prévoit. La centrale ouvrière insiste sur la préservation des droits et des libertés. (Jeune Afrique, 26 juillet 2021)

Sous la présidence Saïed, les manifestations de colère dans les quartiers et les régions les plus pauvres ont été durement réprimées en particulier au mois de janvier et février 2021, des milliers d’arrestations ont eu lieu, les grèves ont été dénoncées comme ruinant le pays par ceux-là mêmes qui remplissaient leurs poches. Le prix de l’eau, de l’électricité et des denrées alimentaires, les loyers ont continué de flamber (inflation à 6 %). Le chômage perdure, touchant 18 % de la population (taux d’emploi à moins de 40 %). Et les bureaucrates syndicaux attendent de Saïed « des changements » ! Quant aux « délais impartis », le raïs les a explosés : la fermeture du parlement pour trente jours est prolongée sine die, une « réforme constitutionnelle soumise à référendum » élaborée par le chef de l’État et un « comité d’experts » est annoncée sans calendrier de réalisation, le gouvernement à la botte de Saïed a été présenté deux mois et demi après son coup de force. Mais la direction confédérale renouvèle son allégeance.

La cheffe du gouvernement Nejla Bouden a reçu hier au Palais de la Kasbah le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) Noureddine Taboubi et le ministre des affaires sociales Malek Zahi. Le secrétaire général de la centrale syndicale a félicité Nejla Bouden et lui a souhaité plein succès. (Tunisie numérique, 25 octobre 2021)

À plusieurs reprises depuis juillet, les dirigeants de l’UGTT ont proposé leurs services au chef de l’État pour que se tienne une négociation nationale, associant également les partis qui ont soutenu l’état d’exception (El Chaab, PDL). Malgré leur docilité, ils ont essuyé une fin de non-recevoir et l’assurance du profond mépris du maitre.

Tout en se prononçant au plan politique pour un front populaire de « tous les opposants démocratiques », le Parti des travailleurs couvre totalement la bureaucratie de l’UGTT.

Le rôle du syndicat n’est pas de conseiller la présidence de la république, ni de cacher aux masses que le pouvoir autocratique ne peut leur préparer que des mauvais coups : rupture avec Saïed et son gouvernement !

La population laborieuse ne renonce pas

Depuis l’été, des grèves ont été menées dans les banques, les transports publics, les télécoms, chez les précaires de l’Éducation nationale, essentiellement pour exiger des augmentations de salaires. Sur la même revendication, le 25 octobre dans le gouvernorat de Sfax (principale ville industrielle), les travailleurs du secteur privé, de 170 entreprises, ont massivement répondu à l’appel à une grève de 24 heures lancé par l’UGTT. Face aux grévistes réunis devant le siège du gouvernorat, le secrétaire général adjoint de l’UGTT, Hfaïedh, a affirmé :

Les grèves qui ont commencé aujourd’hui à Sfax seront généralisées dans le reste des gouvernorats, au cas où l’on ne parviendrait pas à un dialogue social, débouchant sur des majorations salariales, et si la politique d’atermoiement, en prenant pour prétexte les difficultés des entreprises du secteur privé, se poursuivait de la part de l’UTICA. (gnet new)

Les patrons regroupés dans l’UTICA ont, sans surprise, répliqué le lendemain que « l’heure n’était pas aux augmentations et aux privilèges ». Un mois a passé depuis. Seule la misère s’est généralisée…

L’absence de services publics de qualité est aussi une cause de grande difficulté dans la vie quotidienne en Tunisie. Hôpitaux déshérités, surtout dans le centre et le sud du pays, routes mal entretenues, réseaux de transport en commun insuffisants, ramassage et traitement des ordures ménagères défectueux. La majorité des 2,5 millions de tonnes d’ordures collectées chaque année, sont enfouies dans des décharges, sans être traitées ni incinérées, les autres sont stockées à ciel ouvert, et une quantité infime est recyclée. Dans la ville d’Agareb (près de Sfax), la mobilisation de la population avait obtenu la fermeture fin septembre d’une décharge à ciel ouvert, totalement saturée, initialement réservée aux déchets ménagers et dans laquelle étaient déversés des déchets industriels et médicaux.

« Deux ans après l’ouverture de la décharge, nous recensions déjà une hausse des allergies, des maladies respiratoires et fausses couches comme effet direct d’incendies d’ordures et de l’émission de gaz toxiques », explique à l’AFP le docteur Bassem Ben Ammar, installé à Agareb depuis plus de 20 ans, et qui constate aussi une forte hausse des cas de cancer. (Orange Actualités, 12 novembre 2021)

Les municipalités de l’agglomération ont refusé par la suite de collecter les déchets, estimant que l’État n’avait pas trouvé de solution viable. Le 8 novembre, les autorités ont rouvert la décharge. La population ne l’a pas accepté, elle a massivement protesté et s’est retrouvée face à la police qui a tiré des grenades lacrymogènes. Un manifestant a été tué, des dizaines ont été arrêtés.

Le 10 novembre, une grève générale très suivie, public et privé, a dénoncé cette répression. Des milliers de personnes ont aussi participé à une marche de 6 km pour protester contre les violences policières et exiger la fermeture de la décharge qu’elles n’ont pu atteindre, les flics faisant de nouveau usage de gaz lacrymogène.

Recevant une délégation une semaine après, Saïed lui a fait la leçon sur « l’importance de la prise de conscience des dangers auxquels est confronté le pays », et « mettant en garde contre toute tentative d’envenimer la situation ».

Avril 2019 : un homme, répète aux habitants d’Agareb venus l’écouter dans un café qu’ils doivent se battre pour leurs droits. Il évoque l’article 45 de la Constitution : « L’État garantit le droit à un environnement sain et équilibré et contribue à la protection du milieu. Il incombe à l’État de fournir les moyens nécessaires à l’élimination de la pollution de l’environnement ». L’homme est Kaïs Saïed. (Le Figaro International, 22 novembre 2021)

Front unique ouvrier pour se défendre

La situation économique, sociale, sanitaire est catastrophique. Sans réquisition des cliniques privées, sans gestion par les personnels soignants des stocks de vaccins et de médicaments, sans imposer par la grève générale l’augmentation des salaires, le contrôle des prix, le non-paiement de la dette, l’embauche de toutes celles et ceux qui veulent travailler, les conditions de vie des travailleurs et de leur famille se dégraderaient encore. Il faut oeuvrer à la formation d’un front des organisations syndicales, politiques, associatives qui s’opposent à Saïed et ne mélangent pas leur drapeau avec Ennahdha et les nostalgiques de Ben Ali.

C’est la voie de la révolution sociale, de l’expropriation des capitalistes tunisiens et étrangers, de l’organisation planifiée de la satisfaction des immenses besoins de ceux qui produisent toutes les richesses, qui font fonctionner tous les services, qui ont chassé Ben Ali et chasseront Saïed. Il faut organiser les militants, travailleurs, jeunes qui entendent mener ce combat en s’appuyant sur le marxisme. Les organisations du Collectif révolution permanente sont prêtes à y contribuer.

29 novembre 2021