Turquie : élections municipales du 31 mars 2024
Résultats et possibilités (EKIB/Turquie)

Introduction

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Les élections locales de 2024 viennent de se tenir. Quels sont les résultats, que nous devons en tirer et quelles sont les tâches des révolutionnaires ? Même si un air de fête s’impose à la base de la partie de la population qui s’oppose au pouvoir, cela ne correspond pas à la réalité. Ces élections, tout en nous montrant la pathologie structurelle du gouvernement AKP, nous indiquent également que le fascisme poursuit sa hausse et crée un ensemble de nouvelles tâches pour les révolutionnaires dans la conjoncture qui se modifie.




L’alliance populaire et l’AKP

Avant tout, interpréter la conjoncture comme « le régime d’un seul homme » est le produit d’une propagande vide de sens. Hier, la situation ne correspondait déjà pas à ce slogan, et elle accélère même dans un sens opposé. La raison en est la suivante : l’AKP [Parti de la justice et du développement, islamistes] contrairement à sa première période, n’est pas en mesure de conquérir le pouvoir seul et depuis 2015, il a besoin du MHP [Parti d’action nationaliste]. Cette unité, bien qu’elle soit vue comme l’absence d’une colonne vertébrale pour Bahçeli [chef du MHP] par le peuple et la droite, cette alliance pour le pouvoir a permis à son parti d’obtenir de nombreuses mairies et de nombreux postes au sein du cabinet. Lorsque nous examinons les composants de l’alliance populaire déclarée pour les élections générales de 2023, l’AKP, afin d’arriver au pouvoir, a besoin de l’extrême droite, du fascisme et des partisans de la charia. Et la mission de l’AKP a été de consolider ces tendances au sein de l’alliance et d’y assurer l’équilibre. Alors comment l’AKP réussit à faire cela et que réussira-t-il dans les prochaines étapes ? Au vu des dernières élections, le total des mairies obtenues par le BBP [Parti de la grande unité, nationaliste], le MHP et le YRP [Nouveau parti de la prospérité, un parti islamiste fondé par Necmettin Erbakan] est de 11, alors que pour l’AKP ce chiffre se limite à 24. Cela signifie que dans la distribution en pourcentage l’AKP ne parvient pas à dominer – comme par le passé – les composants de l’alliance et qu’il reste, en nombre de voix et en nombre de mairies conquises, derrière le CHP [Parti républicain du peuple, kémaliste] qui est le principal parti d’opposition, ce qui provoque des signaux d’alarme au sein de l’AKP.

La ligne politique des partis fascistes et religieux en ascension est contraire par nature au parti bourgeois AKP qui est défini par l’intégration à l’Occident. Et lorsque l’on suppose que l’hégémonie idéologique de l’AKP touche à sa fin en raison de son pourcentage aux élections, il est évident que les composants de l’alliance ne se consolideront pas en fonction de l’AKP et qu’ils prendront comme base non pas la boussole de ce parti mais la leur, fasciste. Avec tous ces développements, à l’avenir, les alliés dicteront l’orientation politique de leurs idéologies fascistes à l’AKP qui, lui, tentera de les satisfaire. Par conséquent, à la date d’aujourd’hui, ce parti adoptera le rôle de réparateur d’un État désordonné qui sera écartelé entre deux pôles et qui sera en train de perdre sa fonction, ainsi les réflexes bonapartistes de l’AKP iront en s’accroissant.

Les conséquences idéologiques de la victoire du CHP

Le CHP a obtenu la plus grande réussite de son histoire. Cependant, il ne faut pas oublier qu’il est impossible d’interpréter la victoire de ce parti comme une victoire idéologique. Ce sont les éléments idéologiques qui constituent l’élément le plus faible de la victoire du CHP. Il n’est pas question de minimiser les voix de colère contre l’AKP en faveur du CHP, ni la réussite qui vient des tactiques et des stratégies CHP. Mais il ne faut pas déduire que « le peuple turc s’est tourné vers la gauche » comme le fond les intellectuels bourgeois. Nous avons déjà dit que le CHP avait effectué des pas justes tactiquement et stratégiquement, au centre de cette tactique et de cette stratégie se trouve, à rebours de la thèse citée ci-dessus, le fait que le CHP s’est tourné vers la droite. C’est précisément la rhétorique qui a été adoptée durant le processus électoral. Dans de nombreuses mairies gagnées par le CHP, des rhétoriques nationalistes dures ayant pour thème le fait de faire barrage au parti DEM [Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples, ex-YSP, ex-HDP, couverture écologiste du nationalisme kurde PKK interdit] ont été utilisées. La dépression structurelle de l’AKP, ajoutée aux voix de colère des retraités et des fonctionnaires et au fait que le YRP n’a pas retiré ces candidats au profit du parti au pouvoir ont eu pour conséquence un résultat en faveur du CHP.

Ce qu’a voulu et ce qu’a fait le parti DEM

La politique kurde va, comme nous l’expliquons depuis toujours, à reculons sur le plan historique. La raison idéologique en est qu’ils insistent sur le fait, au sens général, de devenir davantage de « Turquie », de couvrir l’ensemble du pays. Ainsi, les masses populaires opprimées ont été éloignées d’une conscience nationale et leurs problèmes ont été considérés comme étant ceux d’un habitant démocrate moyen de Turquie. Le reflet actuel de cette stratégie politique est, quant à lui, très lisible dans les élections municipales. Alors que le DEM a présenté des candidats dans toutes les villes et tous les districts, ces candidats n’ont pas eu d’écho favorable en dehors du peuple kurde dans la région du Kurdistan. Et bien que cela puisse paraitre au premier abord comme défavorable au parti DEM, le peuple kurde est devenu en grande partie « de Turquie » comme l’a voulu ce parti. Particulièrement les Kurdes de l’Ouest, lorsqu’ils doivent prendre une décision politique, se comportent plus comme un opposant ordinaire plutôt que faisant partie d’un peuple opprimé.

À côté de cela, il faut questionner la sincérité de la politique consistant à présenter un candidat dans chaque ville. Car bien que des candidats aient été présentés, leur travail électoral n’a pas été sérieusement organisé. Y compris là où la population kurde est la plus nombreuse à Istanbul, à savoir dans le district d’Esenyurt et au total dans 22 districts, aucun candidat n’a été présenté par ce parti. Durant le processus électoral, le discours politique s’adressant à tout le monde en général a pris le dessus et l’attitude de défense du Kurdistan a été balayé sous le tapis.

Le nouveau fascisme d’YRP, à nouveau le despotisme

À chaque tournant de la politique turque, le fascisme poursuite son ascension et parfois, il se positionne sous une forme différente. Lors de ces élections, nous voyons la lutte entre les idéologies de néo-copinage religieux et le copinage religieux traditionnel, et le glissement de la base électorale provoquée par cette lutte. La perspective de Millî Görüş [Point de vue national] partisane d’Erbakan, c’est-à-dire le copinage religieux traditionnel a ressuscité. Bien que cette résurrection soit accompagnée par une tension élevée, elle a également exposé l’approche religieux pragmatique, qui est bras dessus bras dessous avec le capital occidental. Le glissement idéologique des électeurs conservateurs d’Anatolie ne pouvait avoir lieu que cette manière dans le cadre de la démocratie bourgeoise, et c’est ce qui s’est produit.

Il a été possible de voir que les jugements selon lesquels « ce sont des moutons » dus à l’approche politique de l’opposition générale, qui adopte l’approche intellectuelle bourgeoise, qui ignore l’attitude de l’électorat conservateur d’Anatolie et qui accuse le peuple, n’avait pas de rapport avec la réalité. Ainsi, l’élément qui motive le glissement dans cette base est la suivante : dans le conflit Gaza-Israël qui se poursuit, le YRP qui a exposé l’hypocrisie des politiques de l’AKP a gagné la base de l’AKP. Et cela montre qu’il existe une conscience idéologique dans la base populaire d’Anatolie. De même, il a été exposé que la rhétorique hautaine que la sociologie positiviste attribuait au défaitisme de la politique de l’opposition n’avait aucun lien avec la réalité.

Désormais, le tissu du fascisme de demain sera constitué par la réaction religieuse. L’espace de lutte, sa discipline et son dynamisme doivent être bien établis. La rhétorique politique au sujet de la laïcité qui visera et se limitera aux kémalistes de l’Ouest occupera davantage l’ordre de jour. La lutte contre la réaction religieuse n’est jamais livrée avec le liquidationnisme de la religion appartenant aux intellectuels moyens et produit de l’athéisme bourgeois et d’un matérialisme grossier. Cela n’est pas compatible avec le matérialisme historique. Pour cela, il faut que nous identifiions l’essence de notre lutte comme étant la lutte des classes et l’anticapitalisme et adoptions un discours selon laquelle il s’agit de lutter contre les sectes religieuses qui se sont transformées en outils du capitalisme, contre la religion intégrée aux monopoles capitalistes et que nous n’utilisions pas le concept de laïcité qui pointe vers les valeurs de la Turquie de 1923 [date de la fondation de la République turque]. L’histoire a montré qu’à chaque fois que la lutte socialiste se dresse contre la réaction religieuse avec la revendication de laïcité, elle ne parvient pas à consolider le socialisme à la base. La boussole glisse toujours vers les Lumières de la bourgeoisie et les sujets de la lutte basculent rapidement des socialistes vers les kémalistes.

Le fascisme poursuit sa montée

Au début de l’analyse, nous avons fait état de la montée du fascisme. Dans le cas particulier de la Turquie, lorsque l’on évoque le fascisme ou bien lorsque nous faisons état de notre argument, le point de référence des attitudes que nous rencontrons en général sont le İYİ parti [Le Bon Parti, nationaliste, dans l’opposition] et le ZP [Parti de la victoire, du même genre]. Notre analyse n’est guère acceptée au vu des résultats de ces partis. Cependant, il est bien entendu erroné de faire des analyses sur le fascisme en prenant comme base quelques partis. Le fait que ces deux partis ne soient pas parvenus à faire la percée attendue ne signifie pas que le fascisme ne poursuit pas son ascension, dans cette conjoncture nous devons bien comprendre la tendance du processus électoral que nous venons de vivre. Car il n’y avait pas de concentration politique lors des élections passées. Même dans ce cas, le Parti de la victoire a recueilli 1,74 % et le İYİ parti 3,77 % des voix, ce qui n’est pas un taux que l’on peut sous-estimer. À côté de cela, il existe également des partis fascistes qui sont partenaires du pouvoir. Avant l’analyse du nombre de voix recueillis par ces partis, il est plus important, comme nous l’avions dit plus haut, d’examiner leur positionnement au sein de l’alliance. Les partis fascistes qui sont des composants de l’alliance ont également donné des voix stratégiques en faveur de l’AKP. Comme ils se sont aperçus que même cela ne suffisait plus, il ne semble pas que l’AKP puisse consolider la base dans ce contexte. Tout cela indique des éléments sur l’évolution des dynamiques politiques à venir. La production politique des partis fascistes – indépendamment qu’ils soient dans l’opposition ou dans l’alliance au pouvoir – va devenir plus concentrée, plus intense et leur base va suivre cette évolution. Lorsque nous examinons la montée des partis fascistes d’hier à aujourd’hui, et quand on note qu’il s’agit pour certains de leur première expérience électorale, ne pas voir l’absurdité des messages visant à nous rasséréner sans raison serait naïf.

Quelle est la note de la gauche

Un virus a contaminé depuis des années la gauche turque, c’est le virus du moindre mal. Que ce soit la politique kurde ou que ce soit la gauche, à chaque élection générale elle devient un appendice d’une clique bourgeoise et à chaque élection locale elle connait échec sur échec avec des promesses sans inspiration de mairies sociales. Pour la gauche, il n’y a pas eu de changement, les attentes n’ont pas été satisfaites. Les partis de gauche qui sont incapables de produire une politique en suivant les principes communistes se sont alliés en raison de tactiques dépourvues de principes avec des sociaux-démocrates et se sont, par endroits, fait des crochepieds entre eux. Comme si cela ne suffisait pas, ils s’approprient l’air de fête suite aux élections et expliquent qu’ils partagent le bonheur du peuple.

Il ne faut pas s’étonner que les partis de gauche opportunistes qui ont pris pour habitude d’aller d’échec en échec avant, pendant et après les élections se mettent à la remorque de cette ambiance de fête. Entre les défenseurs des masses qui ne connaissent pas la fonction du parti, les parlementaristes à qui échappe l’échelle stratégique des élections et les opportunistes qui se noient dans les équations stratégiques indépendantes des principes, chaque jour qui passe il devient plus difficile pour la gauche de faire une percée avec des principes. La gauche qui a perdu sa capacité à analyser sainement la situation sous le vent de montée du fascisme aura bien entendu du mal à avoir des réflexes révolutionnaires. L’histoire nous a montré que les stratégies de front, que la gauche qui s’est perdue dans le vent du liquidationniste et qui est incapable d’analyser les situations concrètes, seront creuses et si l’on ne s’extirpe pas de ce vent de médiocrité, cela se produira à nouveau. Ceux qui s’intègrent au populisme bourgeois au fur a et à mesure qu’ils tentent de rendre compatible le populisme avec la littérature marxiste seront emportés par ce vent. Ceux qui s’approprient le populisme qui est dérivé d’une conception positiviste de la société et qui, comme les intellectuels bourgeois, méprisent la classe ouvrière, disparaitront comme ils ont disparu auparavant. Ils gagneront leur place dans l’histoire dans la partie de ceux qui ont échoué. Que leur échec leur appartienne, mais ne pas partager la responsabilité de faire des crochepieds au mouvement ouvrier après avoir échoué à consolider les masses et les avoir désorientées et insister sur les principes révolutionnaires internationalistes pour pouvoir faire cesser cela est une tâche révolutionnaire.

Que faire ?

Tout d’abord, il faut quitter d’urgence cette atmosphère de fête à laquelle il a été participé de manière malsaine en suivant le peuple. Lorsque l’on analyse correctement les dynamiques électorales, l’on voit à quel point cela est erroné. Alors que l’État a, dès le premier jour, commencé la politique consistant à nommer des administrateurs pour remplacer les maires élus en refusant de reconnaitre la volonté du peuple kurde au Kurdistan, alors qu’au pouvoir les fascistes sont dominants, il convient de ne pas participer aux célébrations de victoire du CHP qui s’oriente vers la droite et de bien reconnaitre l’ennemi. Ceux qui ne reconnaissent pas la volonté du peuple kurde aujourd’hui retourneront demain leurs flèches contre nous, c’est évident. Pour cette raison, il faut s’organiser au plus vite en portant une politique révolutionnaire en direction de la classe ouvrière. Face aux attaques probables du fascisme il faut constituer la base du front unique et parmi toutes les impasses que nous avons citées, il faut effectuer une percée révolutionnaire en se liant fortement aux principes communistes internationalistes.

La tâche de la gauche n’est pas de participer à la voix populaire. C’est de le mettre en mouvement derrière des principes politiques justes. Le pouvoir et ses partenaires ont reçu une claque à laquelle ils ne s’attendaient pas, cette douleur les rendra d’autant plus farouches. Ils participeront à la course de glissement vers la droite en utilisant tous les mécanismes d’État. Dans cette situation, la principale cible sera les révolutionnaires, la classe ouvrière, le peuple kurde et les autres opprimés. Nous sommes à un tournant, la politique évoluera dans des endroits différents. Le peuple turc et kurde se positionneront différemment. Les pressions fascistes iront en s’accentuant. En même temps, ces changements idéologiques contribueront à la formation de nouvelles spéculations dans l’esprit de la base populaire. C’est conjoncturellement le point central des tâches qui incombent aux révolutionnaires. L’ivresse de la victoire doit être mise de côté, ce sentiment doit être abandonné d’urgence et il faut se mettre au travail afin de remplir par la politique révolutionnaire les impasses idéologiques formées dans la base populaire.

7 avril 2024

Heval Cemre