Le mouvement ouvrier et la grève générale (2) : 1850-1905

(chapitre 5 : 1920)

(chapitre 4 : 1917-1919)

(chapitre 3 : 1905-1914)

(chapitre 2 : 1850-1905)

(chapitre 1 : 1842-1850)

Votez Mélenchon et vous aurez la retraite à 60 ans. Pas besoin de faire des grèves qui vous coutent cher ou qui sont dangereuses. (Jean-Luc Mélenchon, LFI, 20 mars 2022)

La grève générale, c’est dangereux. (Anasse Kazib au Forum RP, Presles, 29 mai 2022)

La grève générale, comme le sait tout marxiste, est un des moyens de lutte les plus révolutionnaires. (Lev Trotsky, 28 mars 1935)

La 1re Internationale prend position

L’Association internationale des travailleurs (AIT, 1864-1872, appelée rétrospectivement « 1re Internationale ») est fondée par la convergence des syndicalistes britanniques et des groupes proudhoniens français ou belges, mais elle est animée de fait par Marx. La fraction communiste combat, au sein de l’AIT, ceux qui s’opposent aux grèves et aux syndicats, qu’ils soient disciples de Proudhon ou d’Owen [voir Marx, Salaire, prix et profit, juin 1865].

Mais le Conseil général de l’AIT est confronté à une nouvelle forme d’anarchisme. Bakounine, venu du nationalisme panslave et de la démocratie bourgeoise, combine alors deux doctrines socialistes antérieures, celle de Proudhon (abstention politique, mutuelles) et celle de Blanqui (société secrète, coup de force d’une minorité).

Un noyau secret des bakouninistes, la Fraternité internationale révolutionnaire, se cache derrière l’Alliance internationale de la démocratie socialiste puis des groupes « antiautoritaires » adhérant à l’AIT. Il se dispense de l’analyse des conditions sociales, idéologiques et politiques de la révolution prolétarienne qui distingue le socialisme scientifique. Sa cible est l’État, pas le capitalisme.

La puissance réside dans les positions que fait aux homme privilégiés l’organisation des choses, c’est-à-dire l’institution de l’État. (Mikhaïl Bakounine, « Programme et objet de l’Organisation secrète révolutionnaire des frères internationaux », 1868, dans Daniel Guérin, Ni Dieu, ni maitre, La Découverte, 2011, p. 227).

Dans ce cadre, Bakounine fait de la grève générale le moyen de réaliser immédiatement le communisme, en faisant disparaitre instantanément l’État. Il ne comprend toujours pas que le prolétariat, après avoir abattu un État bourgeois, doit constituer temporairement son propre pouvoir, pour sauver la révolution contre la réaction, pour étendre la révolution, pour développer les forces productives qui permettront de passer au socialisme-communisme mondial.

Une grève générale, avec les idées d’affranchissement qui règnent aujourd’hui dans le prolétariat, ne peut aboutir qu’à un grand cataclysme qui ferait faire peau neuve à la société. (Mikhaïl Bakounine, « La double grève de Genève », 3 avril 1869, Œuvres, Stock, t. 5, 1895, p. 51)

Le 3e congrès de l’AIT qui se tient en 1868 à Bruxelles adopte une résolution favorable aux syndicats (« sociétés de résistance ») et aux grèves, tout en précisant clairement qu’elles ne suffisent pas à émanciper le prolétariat du capitalisme.

La grève n’est pas un moyen d’affranchir complètement le travailleur, mais elle est souvent une nécessité dans la situation actuelle de lutte entre le travail et le capital. (« Résolution », La Première Internationale, UGE, 1976, p. 208)

L’apologie de la grève générale par les « antiautoritaires » couvre l’impuissance politique, voire prépare la capitulation devant la bourgeoisie démocratique. En Espagne, où ils sont influents, les bakouninistes conduisent en 1873 des grèves éparpillées et se noient, au nom du fédéralisme, dans les municipalités « progressistes ». Le gouvernement, qui reste centralisé, écrase militairement ville par ville l’insurrection [voir Engels, Les Bakouninistes au travail, octobre 1873].


Cahier révolution communiste n° 10

Une grève générale en Pologne appelée en 1883 par Proletariat


Par la suite, la lutte des classes pose le problème de la grève générale, mais la transforme toujours en grève politique et montre qu’elle ne suffit pas à vaincre les classes exploiteuses.

En 1883, le Parti socialiste-révolutionnaire du prolétariat organise une grève générale dans la partie de la Pologne rattachée à la Russie (les autres relèvent de l’Allemagne ou de l’Autriche).

En avril 1883, le parti Proletariat réussit à organiser une série de grèves en Pologne, en particulier une grève générale près de Varsovie. Le gouvernement dut envoyer des troupes pour lutter contre les grévistes. (John Nettl, La Vie et l’œuvre de Rosa Luxemburg, 1966, Maspero, 1972, t. 1, p. 55-56)

La répression tsariste est extrêmement violente. 4 dirigeants de Proletariat sont pendus. Certains militants survivants se retrouveront dans les deux sections polonaises de l’Internationale ouvrière (1889-1914, appelée rétrospectivement « 2e Internationale ») : le PSP de Jozef Pilsudski nationaliste polonais né en 1892 et sa scission internationaliste la SDKP de Rosa Luxemburg.

Des grèves illimitées menées en Grande-Bretagne par le Nouveau syndicalisme de 1886 à 1889

À partir de 1886, en Grande-Bretagne, des syndicalistes (James Hardie…), des éléments de la Social Democratic Federation (Will Thorne, Annie Besant, Tom Mann, John Burns…), le journal Labour Elector (Henry Champion) qui plaide pour un parti ouvrier et le noyau communiste de la Socialist League (Eleanor Marx, Edward Aveling…) lancent le « nouveau syndicalisme » qui organise pour la première fois les chômeurs, les intermittents, les Irlandais, les femmes…

Grévistes de Bryant & May, 1888


Ces syndicats de branche mènent des grèves illimitées dans les entreprises comme en 1888 celle des ouvrières de la fabrique d’allumettes Bryant & May de Londres qui est évoquée dans le roman Retour à Whitechapel et dans le film Enola Holmes 2. L’année suivante, Engels salue la victoire de la grève d’un mois des débardeurs du port de Londres aidée par les dockers d’Australie (mieux organisés) et par l’Église catholique (minoritaire et dont beaucoup d’adeptes sont irlandais). Les patrons du port cèdent sous la pression du maire quand les dirigeants syndicaux menacent d’une grève générale étendue à tout Londres.

C’est le mouvement le plus prometteur que nous avons vécu depuis des années, je suis content et fier d’avoir vécu pour l’avoir connu. Si les dockers s’organisent, tous les autres secteurs suivront. (Friedrich Engels, « À propos de la grève du port de Londres », 20 aout 1889, Engels & Marx, On Britain, Progress, 1971, p. 401)

Face à la violence contrerévolutionnaire du capital et de son État, Engels encourage la violence révolutionnaire qui accompagne tout véritable mouvement prolétarien (dont les grèves illimitées).

À l’automne et à l’hiver de 1889-1890, les employés du gaz essayèrent d’obtenir la journées de huit heures… La grève la plus rude eut lieu à Leeds où, sur l’initiatives de Will Thorne [qui avait appris à lire grâce à Eleanor Marx], un cortège de jaunes [recrutés par le patronat pour briser la grève] gardé par la police et par les soldats fut bombardé de briques et autres projectiles au moment où il passait sous un pont de chemin de fer. Et, pour le plus grand écœurement de nombreux dirigeants des anciens syndicats, Thorne se vanta ouvertement du rôle qu’il avait joué dans cette échauffourée et dit qu’il recommencerait volontiers. Il fut ravi quand Friedrich Engels lui offrit un exemplaire du « Capital » de Marx, dédié « au vainqueur de la bataille de Leeds ». (Henry Pelling, Histoire du syndicalisme britannique, 1963, Seuil, 1967, p. 109-110)

La surestimation de la grève générale par l’anarchosyndicalisme

Après l’écrasement de la Commune de Paris (1871) et le retrait de l’activité militante de Bakounine (1873), la mouvance anarchiste oscille entre plusieurs voies : la fuite en avant dans le terrorisme (Malatesta), un socialisme darwinien considérant que la nature conduit l’espèce humaine à la solidarité (Kropotkine), la reconnaissance du rôle prédominant du prolétariat dans la révolution et le choix du syndicalisme révolutionnaire (Pelloutier, Pouget). Ce dernier courant, l’anarchosyndicalisme, reste hostile à tous les partis politiques et, par-dessus tout, à toute participation aux élections et aux parlements bourgeois, et fait de la grève générale la panacée capable de résoudre « la question sociale ».

En France, le journaliste Fernand Pelloutier, délégué des bourses de travail de Saint-Nazaire et de Nantes, fait adopter la grève générale comme un « moyen pacifique et légal » au congrès ouvrier régional de l’ouest en septembre 1892. Son ami, l’avocat Aristide Briand, délégué de la bourse du travail de Saint-Nazaire et du syndicat des métallurgistes de Trignac, se fait le champion de la grève générale contre le suffrage universel et contre l’insurrection au congrès ouvrier national de Marseille en septembre 1892. Ils sont appuyés par les journaux anarchistes Les Temps nouveaux et La Sociale, alors que Le Libertaire condamne le syndicalisme.

Le congrès des chambres syndicales et des bourses du travail de Paris, en juillet 1893, se prononce pour la grève générale et pour une fusion en une organisation corporative séparée du Parti ouvrier. La grève générale est préconisée par Briand, Pelloutier et Capjuzan au congrès de Nantes en septembre 1894 (65 pour, 37 contre, 9 abstentions).

Le congrès suivant, tenu à Limoges en septembre 1895, est considéré comme celui qui fonde la CGT. Le principe de la grève générale est adopté (86 voix pour, 30 contre, 28 abstentions).

La grève générale expropriatrice ne débouchera pas sur un pouvoir socialiste, mais sur une société de type absolument nouveau, reposant sur la libre association de producteurs. C’est que la grève générale devant être une révolution de partout et de nulle part, la prise de possession des instruments de production devant s’y opérer par quartier, par rue, par maison, pour ainsi dire, plus de constitution possible d’un « gouvernement insurrectionnel » d’une « dictature prolétarienne », plus de « foyer » à l’émeute, plus de « centre » à la résistance ; l’association libre de chaque groupe de boulangers dans chaque boulangerie ; de chaque groupe de serruriers dans chaque atelier de serrurerie ; en un mot, la production libre. (Henri Girard & Fernand Pelloutier, Qu’est-ce que la grève générale ? Leçon faite par un ouvrier aux docteurs en socialisme, décembre 1895, dans Jacques Julliard, Fernand Pelloutier et les Origines du syndicalisme d’action directe, Seuil, 1971, p. 83)

La décision est confirmée au 2e congrès, à Tours, en juillet 1896. Le rapporteur conclut ainsi : « En avant pour notre délivrance, par la grève générale qui sera le prélude de la révolution » (Eugène Guérard, cité par Robert Brécy, La Grève générale en France, EDI, 1969, p. 58). Le 3e congrès de la CGT, à Toulouse, en septembre 1897, proclame que « la grève générale est synonyme de révolution » (p. 58).

Le 10e congrès de la CGT, à Marseille, en octobre 1908, adopte une résolution sur la guerre (670 voix pour, 406 contre) qui se conclut ainsi :

Il faut, au point de vue international, faire l’instruction des travailleurs, afin qu’en cas de guerre entre puissances les travailleurs répondent à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire. (CGT, Compte-rendu des travaux, Imprimerie nouvelle, 1909, p. 213)

La position d’apparence radicale est très insuffisante.

Le déclenchement de guerres impérialistes dépend des rapports politiques entre les classes et à l’intérieur des classes, aux échelles nationale et internationale… L’éclatement de telles guerres est en soi une défaite de la classe ouvrière et des masses exploitées. En posant ainsi le problème, la plupart des partisans de répondre à l’éclatement de la guerre par une déclaration de « grève générale révolutionnaire » conditionnaient, explicitement ou implicitement, consciemment ou inconsciemment, la « grève générale » dans leur pays à la « grève générale » dans le pays ennemi. Ce qui est une façon comme une autre de se préparer à la « défense de la patrie ». (Stéphane Just, « La grève générale et la question du pouvoir », La Vérité, juin 1980)

Girard, qui était un agent policier (Brécy, p. 67-70), meurt en 1902. Briand deviendra député socialiste proche de Jaurès cette même année, ministre de 1906 à 1913 et hostile à la syndicalisation des fonctionnaires, « président du conseil » (premier ministre) de 1915 à 1917, en 1921, en 1925-1926, en 1929, ce qui lui donne l’occasion de réprimer des grèves à plusieurs reprises. La direction de la CGT et le PS-SFIO soutiendront la guerre en aout 1914. Le seul noyau internationaliste qui résistera au chauvinisme viendra du syndicalisme révolutionnaire (Monatte, Rosmer…).

Des grèves générales politiques en Belgique en 1893 et en 1902

Mons, mai 1893


En Belgique, le Parti ouvrier belge (POB/BWP) se prononce à son congrès de juin 1887 pour une grève générale pacifique et légale. Il l’affaiblit à l’avance alors que l’État bourgeois, quant à lui, est un des plus violents à l’égard des peuples colonisés et de sa propre classe ouvrière. En 1891, la lutte des dockers d’Anvers et des mineurs de Liège, Charleroi, La Louvière… fait planer la menace d’une grève générale que la monarchie et le gouvernement du Parti catholique (PC/KP) tentent d’empêcher par l’envoi de l’armée. Vandervelde, le chef du POB/BWP, après avoir appelé à l’extension de la grève, freine celle-ci dès que le Parlement décide de mettre en place une simple commission chargée de réviser le mode de scrutin.


Cahier révolution communiste n° 24

Le 11 avril 1893, quand le parti bourgeois clérical PC/KP et le parti bourgeois libéral PLP/PVV font bloc contre une proposition d’extension du suffrage, les mineurs du Borinage et de nombreux militants du POB, exaspérés, se lancent dans la grève. Le POB/BWP s’y rallie. La grève générale menée par 200 000 travailleurs dure jusqu’au 18 avril. L’État bourgeois cède partiellement mais il écarte le vote des femmes et il confère aux hommes employeurs, cadres ou diplômés plusieurs voix (« vote plural »). Néanmoins, en 1894, le POB/BWP obtient 316 000 voix et 28 députés, plus que les libéraux du PLP/PVV.

Dans la lutte menée en 1886 à l’heure actuelle pour le suffrage universel, la classe ouvrière belge fit usage de la grève de masse comme moyen politique le plus efficace. C’est à la grève de masse qu’elle dut, en 1891, la première capitulation du gouvernement et du Parlement : les premiers débuts de révision de la Constitution ; c’est à elle qu’elle dut, en 1893, la seconde capitulation du parti dirigeant : le suffrage universel au vote plural. Il est clair que, cette fois encore, seule la pression des masses ouvrières sur le Parlement et sur le gouvernement a permis d’arracher un résultat palpable. (Rosa Luxemburg, « L’expérience belge », 23 avril 1902, La Grève générale en Belgique, GMI, 2019, p. 27)

Tout en étant tous deux membres de l’Internationale ouvrière, le Parti ouvrier social-démocrate de l’empire d’Autriche (SDAP) se réclame du marxisme, contrairement au POB. Cependant, les deux convergent dans le légalisme et l’électoralisme. L’idée de grève générale politique est reprise lors des manifestations de masse de l’été et de l’automne 1893 en Bohême, en Moravie et en Autriche mais le fondateur du SDAP Victor Adler s’y oppose et l’emporte.

L’agitation pour l’acquisition du suffrage universel avait reçu un grand encouragement du fait des succès obtenus par le POB qui, en évoquant la menace de la grève générale, avait obtenu en 1893 de larges concessions… Lors du congrès du parti qui se tint à Vienne au début de l’année 1894, Anton Hueber reprocha vivement à Adler d’avoir laissé se briser l’élan révolutionnaire et alla jusqu’à parler de trahison. (Jacques Droz, « La social-démocratie en Autriche-Hongrie », Histoire générale du socialisme, PUF, t. 2, 1982, p. 86-87)

En Belgique, au congrès du POB/BWP de mars 1902, Vandervelde établit une stratégie d’alliance parlementaire avec le PLP/PVV pour obtenir des réformes politiques et économiques. Mais la mobilisation des travailleurs l’oblige en avril à appeler à la grève générale. En trois jours, le nombre de grévistes atteint 350 000 dans les mines, les aciéries, les carrières et le textile. Le 18, le gouvernement envoie les forces de répression qui assassinent 6 manifestants et en blessent 14 à Leuven. Le lendemain, le POB/BWP appelle à cesser la grève.

Ce sont avant tout les libéraux qui déterminèrent le programme des socialistes dans la récente lutte. C’est sur leur ordre notamment que le Parti ouvrier dut renoncer au suffrage féminin pour adopter la représentation proportionnelle comme clause de la constitution. Les libéraux dictèrent également aux socialistes les moyens de la lutte en se dressant contre la grève générale même avant qu’elle eût éclaté, en lui imposant des limites légales lorsqu’elle fut déclenchée… Ainsi, dans toute la campagne, les libéraux alliés des socialistes apparaissent comme les véritables chefs, les socialistes comme leurs exécuteurs soumis… Une grève générale, enchainée d’avance dans les fers de la légalité, ressemble à une démonstration de guerre avec des canons dont la charge aurait été auparavant jetée à l’eau, sous les yeux des ennemis… La classe ouvrière n’aurait peut-être pas eu besoin de recourir à la violence, si les dirigeants n’avaient pas déchargé leur arme d’avance… En un mot, l’action extraparlementaire fut sacrifiée à l’action parlementaire, mais, précisément à cause de cela, toutes les deux furent condamnées à la stérilité, et toute la lutte à l’échec. (Rosa Luxemburg, « L’expérience belge », 23 avril 1902, La Grève générale en Belgique, GMI, 2019, p. 27-29)

Heureusement, au sein de l’Internationale, des organisations comme la fraction bolchevik du POSDR et la SDKP de l’empire russe sont d’une autre trempe.