Cent ans après la partition de l’Irlande

Marx, Engels et Lénine pour l’auto-détermination de l’Irlande

Après avoir pensé que la question de l’indépendance de l’Irlande n’était pas prioritaire, que la libération du pays serait une conséquence de la révolution prolétarienne en Grande-Bretagne, Marx a changé d’opinion, sous l’influence d’Engels, qui avait visité en 1856 le pays de Mary Burns, l’ouvrière qui partageait sa vie.

Longtemps, j’ai pensé qu’il était possible de renverser le régime actuel de l’Irlande grâce à la montée de la classe ouvrière anglaise… Or, une analyse plus approfondie m’a convaincu du contraire. La classe ouvrière anglaise ne fera rien tant qu’elle ne sera pas défaite de l’Irlande. C’est en Irlande qu’il faut placer le levier. (Marx, « Lettre à Engels », 10 décembre 1869)

Lénine de son côté incluait la question coloniale et la lutte contre l’oppression des minorités nationales dans sa stratégie pour la révolution mondiale.

La dialectique de l’histoire fait que les petites nations, impuissantes en tant que facteur indépendant dans la lutte contre l’impérialisme, jouent le rôle d’un des ferments, d’un des bacilles, qui favorisent l’entrée en scène de la force véritablement capable de lutter contre l’impérialisme, à savoir le prolétariat socialiste. (Lénine, « Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes », juillet 1916)

Et c’est bien parce que les forces ouvrières ont pu prendre la tête du mouvement national irlandais contre l’oppression coloniale en 1916, que des revendications ont pu être satisfaites, même si la révolution n’a pas été victorieuse, à un moment où le prolétariat européen était désorienté par la trahison de l’Internationale ouvrière en aout 1914.

Le malheur des Irlandais est qu’ils se sont insurgés dans un moment inopportun, alors que l’insurrection du prolétariat européen n’était pas encore mûre. (Lénine, Idem)

Jusqu’à la partition, des luttes pour l’auto-détermination

C’est à la fin de XVe siècle que la monarchie anglaise a commencé à exercer formellement sa domination sur l’Irlande. La loi Poynings (1494) énonçait « qu’aucune loi votée par un Parlement Irlandais ne sera valable si elle ne porte pas le sceau du roi d’Angleterre en son conseil ». En 1541 le roi d’Angleterre (Henri VIII) devint roi d’Irlande. Des mouvements éclatèrent, notamment en 1641 où la révolte fut écrasée (des milliers de morts) sous les ordres d’Oliver Cromwell, un chef militaire. Des lois établies par le roi Guillaume II d’Orange en 1695 interdirent l’enseignement en gaélique (la langue irlandais) et exclurent les catholiques de l’administration, de l’enseignement, des écoles, les empêchèrent de devenir propriétaires terriens ou d’exercer des professions libérales. C’est en 1798 qu’eut lieu le premier soulèvement armé qui donna lieu à la brève république du Connaught (30 000 Irlandais furent tués).

Depuis lors les masses irlandaises ne cessèrent de lutter pour leur indépendance politique, mais aussi pour des droits sociaux et économiques, notamment le droit à la terre. C’est après l’Acte d’union (1801) que l’Irlande fit légalement partie du Royaume-Uni. En 1912, sous la pression du soulèvement nationaliste mené par l’IRB (Irish Republican Brotherood, une organisation nationaliste révolutionnaire petite-bourgeoise), un projet d’autonomie sous domination britannique (Home Rull Bill) fut négocié par le Parti parlementaire irlandais (bourgeois) avec le gouvernement britannique. Face à la milice des Volontaires d’Ulster qui intervenait pour la préservation des intérêts de la fraction protestante de la bourgeoisie locale et donc pour le maintien de la domination britannique, se constitua en novembre 1913 la milice des Volontaires irlandais pour défendre l’accord au compte de la fraction catholique de la bourgeoisie irlandaise. En mars 1914, des officiers britanniques se rebellèrent en soutien aux Volontaires d’Ulster.

L’accord fut signé mais se fracassa face à l’éclatement de la première guerre impérialiste mondiale. Au sein du mouvement nationaliste s’opposaient une fraction conciliatrice (les National Volunteers) et une fraction radicale (les Irish Volunteers) qui, avec l’ICA (Irish Citizen Army, une milice ouvrière) formèrent l’IRA en 1916. L’insurrection (Easter Rising) fut préparée à la fois par l’établissement d’un comité militaire et d’un comité anti-conscription, et le 24 avril 1916, à 12h04, Patrick Pearse lut la proclamation de la République d’Irlande dans la poste centrale de Dublin, accompagné de James Connolly, Tom Clarke, Thomas MacDonagh, Joseph Plunkett, Seán Mac Diarmada et Éamonn Ceannt, membres dirigeants de l’IRB, des Volontaires irlandais, de l’ICA et rédacteurs du texte (voir Révolution communiste n° 17).

Nous proclamons le droit du peuple d’Irlande à la propriété de l’Irlande, et au contrôle sans entraves de sa destinée ; le droit à être souverain et uni. La longue usurpation de ce droit par un peuple et un gouvernement étranger ne l’a pas supprimé, ce droit ne peut disparaître que par la destruction du peuple irlandais. À chaque génération, les Irlandais ont affirmé leur droit à la liberté et à la souveraineté nationale ; six fois durant les trois derniers siècles ils l’ont affirmé par les armes. En nous appuyant sur ce droit fondamental et en l’affirmant de nouveau par les armes à la face du monde, nous proclamons la République irlandaise, État souverain et indépendant, et nous engageons nos vies et celles de nos compagnons d’armes à la cause de sa liberté, de son bien-être, et de sa fierté parmi les nations… (« Proclamation de la République d’Irlande », 1916)

Cette déclaration provoqua un soulèvement dans le centre de Dublin, plusieurs lieux stratégiques de la ville (poste centrale, tribunal, usines, parcs…) furent occupés par 1 600 personnes, « les défenseurs héroïques des barricades de Dublin » (Trotsky, « Sur les événements de Dublin », 4 juillet 1916). Un gouvernement provisoire fut constitué. Le gouvernement britannique, qui comprenait trois dirigeants du Parti travailliste et du TUC (la confédération syndicale), répondit rapidement en mobilisant 16 000 militaires. L’insurrection dura six jours, les sept initiateurs se rendirent sans condition le 29 avril en ordonnant de déposer les armes « afin d’arrêter le massacre d’une population sans défense » (Pearse), ils furent emprisonnés. 418 insurgés furent tués, 90 personnes furent condamnées à mort, parmi lesquelles 16 furent effectivement exécutées.

Depuis la partition, la poursuite des luttes pour l’unification

Ce moment révolutionnaire initia un mouvement puissant de lutte pour l’indépendance, avec notamment la victoire de Sinn Féin, une organisation nationaliste bourgeoise, aux élections générales en 1918, avec 73 des 105 sièges à pourvoir (même si les unionistes restaient majoritaires en Ulster). Les députés Sinn Féin refusant de siéger à l’assemblée britannique, le parti établit en janvier 1919 un parlement irlandais (Dáil Éireann), et elle signa en 1921 un accord de partition avec l’impérialisme britannique, qui brisa la perspective socialiste de nombreux combattants de 1916. Cet accord permit au gouvernement britannique de ne pas tout perdre : « Si nous perdons l’Irlande, nous perdons l’empire » (Sir Henry Wilson, Chef d’état-major impérial, 30 mars 1921).

En octobre 1917, le Parti socialiste d’Irlande, qui succéda à l’ISRP (fondé par Connolly en 1896), organisait une manifestation de 10 000 personnes en soutien à la Révolution russe et en 1918, le congrès de l’ILP-TUC (Irish Labour Party-Trade Union Congress) votait une résolution pour le contrôle ouvrier des moyens de production, en soutien à la révolution d’Octobre 1917. En 1918, des grèves se déclenchèrent contre la conscription, contre le transport de fournitures à l’armée britannique, pour la libération des prisonniers républicains. Une grève générale éclata à Dublin sur la question de la semaine de travail, elle conduisit les troupes britanniques à intervenir. En avril 1919, éclata une grève générale à Limerick contre l’établissement d’une zone militaire britannique, avec la constitution d’un soviet, qui fut liquidé au bout de 12 jours par la direction de l’ILP. De nombreuses luttes ouvrières eurent lieu entre 1919 et 1921, mais elles étaient largement subordonnées à Sinn Féin, dont les dirigeants (Collins, de Valera, Griffith…) étaient des nationalistes petit-bourgeois, favorables au maintien des rapports de propriété capitalistes. Mobiliser les masses irlandaises dans une lutte révolutionnaire en lien avec la classe ouvrière britannique contre leur adversaire commun n’était pas leur programme.

Les dirigeants de Sinn Féin ont ainsi cédé et, après une séparation effective orchestrée par le Government of Ireland Act 1920, entérinée le 3 mai 1921, la majorité de l’Irlande, au sud (26 comtés), devint le 6 décembre 1922 indépendante du Royaume-Uni, alors que 6 comtés du nord de l’Irlande (sur les 9 que compte l’Ulster) restèrent attachés à la monarchie. C’est ainsi que l’État britannique a pu maintenir, avec l’aide des réactionnaires unionistes, un contrôle partiel sur l’Irlande contre le mouvement des masses en faveur de l’indépendance, et que la direction petite-bourgeoise du mouvement nationaliste a préféré céder au compromis avec l’impérialisme plutôt que développer une lutte révolutionnaire, et depuis près d’un siècle, en république d’Irlande, deux partis nationalistes bourgeois (Fianna Fail et Fine Gael) alternent au pouvoir. Confirmant la prédiction de Connolly qu’une telle séparation déchaînerait un « carnaval de réaction » (« Labour and the Proposed Partition of Ireland », Irish Worker, 14 mars 1914), le mouvement nationaliste explosa lorsque, soutenu par une fraction significative de Sinn Féin et de l’IRA qui refusent la partition, de Valera démissionna et prit la tête de l’opposition, tandis que le jeune État était soutenu par Collins, Griffith et par le clergé catholique. Une guerre civile éclata et dura jusqu’en mai 1923, occasionnant plus de 4 000 décès.

En décembre 1937, l’Irlande adopta une constitution, se proclamant république, quittant le Commonwealth et revendiquant toute l’île comme territoire de l’Irlande.

Après la seconde guerre mondiale

C’est à la fin des années 1960 que se développa une nouvelle vague de lutte des opprimés en Irlande du Nord (près de 3 500 morts entre 1969 et 1998), exprimant la nature incomplète de la révolution démocratique nationale et le caractère réactionnaire de la partition. Le 24 mars 1972, le Premier ministre britannique (Heath) suspendit le Parlement d’Irlande du Nord et la région passa sous contrôle direct de l’État britannique. C’est en 1999, avec l’entrée en vigueur de l’« accord de paix pour l’Irlande du nord », que l’impérialisme britannique abandonna ce contrôle direct, en même temps que l’Irlande retira de sa constitution ses revendications sur l’Irlande du nord. L’IRA, sous le nom de Sinn Fein, accepta de gouverner avec les unionistes (DUP).

Le Brexit modifia le rapport de forces puisque, même si ce n’était pas l’objectif visé, il renforça les conditions objectives de la réunification, en raison des difficultés à aboutir à un accord sur la frontière irlandaise, sachant que 55,9 % des électeurs d’Irlande du nord se sont opposés à la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Cela s’ajoute à un contexte d’affaiblissement de l’économie britannique et de sa perte d’influence en Irlande du nord, comme en témoigne le résultat des dernières élections (voir Révolution communiste n° 50). Cela ne signifie pas pour autant que l’unification avec le sud offre une alternative progressiste. Elle remettrait le destin de la classe ouvrière entre les mains d’une bourgeoisie irlandaise profondément corrompue, agissant comme une façade pour les puissances impérialistes américaines et européennes.

Pour le droit à l’autodétermination des Irlandais ! Pour la réunification de l’Irlande par un gouvernement de la classe ouvrière irlandaise dans une fédération socialiste des Îles britanniques et les États-Unis socialistes d’Europe ! Seul un parti ouvrier révolutionnaire en Irlande, section d’une internationale ouvrière révolutionnaire, sera à même de défendre cette perspective.