L’enquête « police-population » du gouvernement
Le 7 juin, le gouvernement annonça les résultats d’une Enquête nationale sur la qualité du lien entre la population et les forces de sécurité intérieure (EQP19), selon laquelle 84,9 % des Français ont « une image positive des forces de sécurité intérieure ». Celle-ci a été réalisée par des membres de l’université Savoie-Mont-Blanc et du centre de recherche de l’École nationale supérieure de la police.
Le rapport de l’enquête est daté du 31 mars 2020. Donc l’annonce de celui-ci le 7 juin correspond à un agenda politique : à ce moment-là, la France était traversée par des manifestations dénonçant les violences policières, suite au meurtre de George Floyd aux États-Unis et à un rebondissement dans les expertises sur la mort d’Adama Traoré.
Cette enquête a été analysée par quatre chercheurs des Universités (Pourquoi l’enquête « police-population » du ministère de l’Intérieur est trompeuse), et leur conclusion est claire : celle-ci est contraire à toutes les règles scientifiques en ce domaine.
Tout d’abord, le rapport manque de précision dans sa terminologie, et ne croise pas les résultats avec les diverses tranches d’âges et catégories socio-économiques, ou avec le type de contact avec la police. Le langage policier suinte dans cette enquête, ainsi les quartiers défavorisés sont désignés par les acronymes officiels, à savoir Quartiers de reconquête républicaine (QRP) ou Police de sécurité quotidienne (PSQ).
Mais bien plus grave est le biais grossier de l’échantillonnage des sondés, malgré leur nombre (48 134 personnes contactées dont 12 822 ont renvoyé le questionnaire). Depuis le sondage de Gallup prédisant la victoire de Roosevelt aux élections présidentielles états-uniennes de 1936, on sait que ce n’est pas tant la taille de l’échantillon de population sondé qui compte, mais sa qualité : chaque sexe, tranche d’âges et catégorie socio-professionnelle doit y être représentée proportionnellement. Cet échantillon équilibré doit être sélectionné parmi un nombre de personnes choisies aléatoirement, à l’aveugle.
Ici, les sondés ont été recrutés par les délégués à la cohésion police-population (DCPP), des policiers retraités, intervenant dans les commissariats quelques heures par semaine et chargés d’entretenir des liens avec les habitants de la circonscription. On ne sait rien de la façon dont ils ont cherché des répondants, ni quelles étaient leurs consignes. Un deuxième échantillon provient de réponses spontanées suite à un affichage dans divers lieux, dont les commissariats. Ainsi, ce sont des personnes qui fréquentent des policiers retraités ou vont dans les commissariats qui ont répondu à l’enquête, un échantillon hautement biaisé. D’ailleurs, on apprend que la catégorie socio-professionnelle « ouvriers » ne compte que pour 3 % des personnes sondées, soit presque 7 fois moins que dans la population active (19,6 % en 2019 selon l’INSEE).
Une deuxième contrainte majeure d’un sondage est la neutralité des sondeurs et des formulaires à remplir (éviter « l’effet enquêteur »). Ici, les formulaires portaient le logo de la police, avec sa devise « Protéger, garantir et servir », et les formulaires remplis devaient être renvoyés à la police ou à la gendarmerie. Dans de telles conditions, on peut supposer que les personnes ayant une mauvaise opinion de la police se soient senties peu enclines à s’exprimer franchement, voire à répondre au questionnaire.
L’inscription des sondés dans l’échantillon et les réponses ont fait l’objet d’une validation policière, un grossier conflit d’intérêt.
Enfin, l’enquête ne prend pas appui sur l’expérience internationale des sociologues sur cette question, ce qui aurait permis d’affiner et préciser les questions. Par exemple, quand IPSOS demandait : « Avez-vous confiance dans la police ? », 65 % des sondés donnaient une réponse positive (« plutôt oui » ou « tout à fait oui ») ; mais quand l’ONDRP et l’INSEE questionnaient : « La police est-elle efficace contre la délinquance ? », la proportion de réponses positives tombait à 46 % ; enfin, quand la SOFRES interrogeait : « A qui faites-vous le plus confiance pour limiter le risque de cambriolage ? », le pourcentage de personnes répondant « la police » n’était que de 19 %.
L’expérience d’enquêtes précédentes montre la nécessité de prendre en compte les expériences concrètes que les sondés ont eues avec la police. Ici, la seule question est : « Avez-vous été en contact avec la police ? » Subir un contrôle au faciès ou aller en commissariat déposer une plainte pour vol sont deux « contacts avec la police » de nature bien différente !
Outrage et rébellion
Il existe une statistique qui donne une indication sur les rapports de la population et de la police. C’est la hausse de 21 % entre 2016 et 2019 (passant de 12 000 à 14 500) du nombre de condamnations de citoyens pour « outrage » ou « rébellion » à personne dépositaire de l’autorité publique.
Le policier peut tutoyer, rabrouer, rudoyer le pékin, mais il n’acceptera pas d’être traité comme un simple citoyen. Les contacts sont donc rugueux et, dès que le ton s’élève, le policier dispose de tout un arsenal défensif censé protéger l’homme en uniforme. Pour un mot mal reçu, ou mal compris, c’est l’outrage ; pour un geste de défense contre les coups, c’est la rébellion. (Maurice Rajsfus, Police et droits de l’homme, L’Esprit frappeur, 2000, p. 28)
Le journaliste Taha Bouhafs, arrêté le 11 juin 2019 quand il couvre, pour Là-bas si j’y suis, un rassemblement de travailleurs sans papiers de Chronopost à Alfortville (sur ce mouvement, voir Révolution communiste n° 38). Embarqué avec un porte-parole des grévistes, la garde à vue de 24 heures se solde par une épaule déboitée et 10 jours d’incapacité de travail. En sus, Taha Bouhafs est poursuivi pour « outrage et rébellion ». Lors de son procès, en juillet 2020, l’IGPN a reconnu que les vidéos « ne confirment pas l’outrage » et qu’elle doit poursuivre son enquête et, du coup, reporter le procès du journaliste.
Le 3 janvier dernier, Cédric Chouviat, livreur à Paris, le se moque d’un énième contrôle routier en traitant les flics de « guignols ». Le ton monte. Embarqué pour rébellion, il subit une clé d’étranglement qui lui fracture le larynx, cause une asphyxie. Il en meurt deux jours plus tard.
La délinquance des pauvres et celle des riches
Certes, le pourrissement du capitalisme nourrit le banditisme et les comportements asociaux de déclassés (que Marx décrivait comme « lumpen ») dont les travailleurs sont les premières victimes (les riches sont généralement à l’abri de leurs effets). Mais les statistiques de la police nationale et de la gendarmerie ne mesurent pas de dégradation notable.
Les données de la police et de la gendarmerie recensaient 248 homicides en juillet 2019 ; on en compte 240 en juillet 2020. L’an passé, au cours du même mois, on dénombrait 57 729 cambriolages contre 50 469 en juillet 2020, 62 609 faits de coups et blessures volontaires contre 69 062, ou encore 13 195 faits de violences sexuelles contre 14 129. (Le Monde, 2 septembre 2020)
Les dernières informations disponibles de l’INSEE et de l’ONDRP, établies selon la technique sérieuse de l’échantillon représentatif de la population, sur les faits de « victimation » (c’est-à-dire être victime de violence, en ayant porté plainte ou non) montrent que les violences, sauf les « violences physiques hors ménage », étaient en baisse en 2018.
Les vols (et tentatives) avec violences physiques ou menaces, poursuite de la baisse entamée en 2014 ; les injures, en baisse par rapport à 2017 ; les menaces, en baisse par rapport à 2017 ; les violences sexuelles hors ménage au moment des faits, en baisse par rapport à 2017. (ONDRP, Rapport 2019, 6 mars 2020)
Et la délinquance des capitalistes, qui généralement passe inaperçue, nuit au moins autant à la vie en société que celle du lumpen : mise en danger de l’intégrité physique et de la santé des salariés, nuisances à l’environnement, danger pour les consommateurs, fraude fiscale, gaspillage, corruption… Par exemple, Dati (LR), juge de métier mais qui touche des indemnités d’élue comme maire, avait palpé discrètement 900 000 euros de la part de Ghosn l’ancien PDG du groupe Renault-Nissan. Lui-même a échappé, grâce à ses moyens financiers, à la justice du Japon en 2019.
La violence de la police
La répression du mouvement des Gilets jaunes (2018-2019) constitué de chômeurs, de travailleurs indépendants et de salariés peu qualifiés, a été particulièrement violente.
2 500 blessés côté manifestants… les chiffres annoncés par le gouvernement révèlent le caractère inédit des violences qui ont émaillées les manifestations en France depuis un an. Vingt-quatre manifestants ont été éborgnées et cinq ont eu une main arrachée. Parmi les victimes, se trouvent des manifestants pacifiques mais aussi de simples passants ainsi que des journalistes et observateurs. Le 2 février dernier, c’est un observateur de la Ligue des droits de l’homme qui a dû être évacué à l’hôpital après avoir été touché en pleine tête par un tir de projectile de la police. (Amnesty, 19 novembre 2019)
Un journaliste vient de publier son témoignage après avoir travaillé six mois comme adjoint de sécurité au sein du commissariat du 19e arrondissement de Paris. Ses collègues et sa hiérarchie ignoraient tout de sa qualité de reporter.
Charly s’installe, remplit quelques feuilles puis répond aux questions que je lui pose. « J’ai été ADS [adjoint de sécurité] pendant quatre ans et demi. J’ai fait la circu au début et après, comme je me suis blessé au genou, je taffais dans le 20e, comme garde détenus. J’ai fait ça pendant huit ou neuf mois, on en a cassé des bouches, mon gars ! ». Il se lance dans une longue recension de cas où les mecs prenaient des pains dans la tronche au moindre écart. Il se souvient d’un type en sang qu’un collègue venait d’avoiner, et, derrière eux, Charly qui passait la serpillière pour effacer les traces. « Ma chef, quand elle ouvrait la porte, si elle voyait un mec avec la gueule en vrac, elle disait juste : Ouh là, je repasserai plus tard ! » (Valentin Gendrot, Flic, un journaliste a infiltré la police, Goutte d’Or, septembre 2020)
La police est un des bras armés de l’État bourgeois, chargé avant tout de défendre la domination de la classe capitaliste. Les gouvernements passent, les régimes politiques peuvent changer (parlementarisme des IIIe et IVe Républiques, bonapartisme présidentiel de la Ve, dictature fasciste de Pétain), la police reste, fidèle à son poste, accomplissant consciencieusement toutes les besognes qui lui sont confiées, même les plus abjectes, comme la rafle de 13 000 Juifs les 16 et 17 juillet 1942 et le massacre de centaines d’Algériens le 17 octobre 1961.
Pourtant, le mouvement ouvrier français se prosterne devant l’appareil répressif de l’État. Toutes les centrales (CFDT, CGT, FO, UNSA, Solidaires…) syndiquent les policiers (les gendarmes n’ont pas le droit de se syndiquer) comme s’il s’agissait de travailleurs comme les autres. Les partis réformistes (PS, PCF, LFI) réclament plus de moyens pour la « police de la République » et « l’armée de la nation ». Même les organisations à leur gauche (LO, NPA, POID…) se refusent à organiser la défense des manifestations et des grèves et à préparer la dissolution des corps de répression par les milices de travailleurs.
L’attitude que nos socialistes-révolutionnaires et nos mencheviks observent envers l’État est une des preuves les plus évidentes qu’ils ne sont pas du tout des socialistes mais des démocrates petits-bourgeois à phraséologie pseudo-socialiste. (Lénine, L’État et la révolution, 1917, ch. 1)