États-Unis : la campagne présidentielle va-t-elle réussir à canaliser le mécontentement populaire ?

Une crise inédite depuis 1929

L’élection présidentielle américaine aura lieu le mardi 3 novembre, alors que les États-Unis sont confrontés à une triple crise, sanitaire, économique et politique, ce qui diminue les chances de Trump, le président du Parti républicain (PR) qui postule à sa réélection et augmente celles de Biden, le candidat de l’autre grand parti bourgeois, le Parti démocrate (PD).

Le président a découragé le port du masque et le gouvernement a notoirement mal géré l’épidémie de coronavirus (183 000 morts), qui frappe plus particulièrement les travailleurs peu qualifiés, les pauvres, les Noirs, les Amérindiens et les Latinos.




Frappé de plein fouet par la crise capitaliste mondiale, aggravée par la pandémie nationale, le PIB chute de près de -9,5% depuis un an, de -31,7 % au second trimestre par rapport au précédent. La banque centrale, la Fed, maintient des taux directeurs très bas (entre 0 % et 0,25 %). Le Congrès (Sénat et Chambre des représentants) décide du budget. Par accord entre les deux partis parlementaires, l’État fédéral injecte en mars 2 200 milliards de dollars dans l’économie, puis presque 500 milliards en avril. 170 milliards vont aux chômeurs, moins aux hôpitaux, le reste aux capitalistes. Actuellement, le PR et le PD négocient au Congrès un nouveau plan d’aide entre 3 000 milliards de dollars (PD) et 1 000 (PR). Dans cette dernière hypothèse, le déficit public dépasserait 3 100 milliards de dollars (16 % du PIB).

Le taux de chômage officiel est de 10,2 % de la population active. De nombreux plans de licenciements concernant des dizaines de milliers de travailleurs sont annoncés dans divers secteurs. L’allocation de chômage exceptionnelle de 600 dollars par semaine, décidée en mars, expire à la fin juillet. Le président américain signe plusieurs décrets le 8 août dont la suspension des cotisations sociales et 400 dollars hebdomadaires pour les chômeurs (300 fédéraux et 100, facultatifs, des États).

La paupérisation d’une partie de la population stimule la lutte contre les violences policières et le racisme. La mobilisation antiraciste et antipolicière divise la représentation politique de la classe capitaliste et même l’appareil d’État.

L’impasse de l’anarchisme et de la politique identitaire

Le 26 mai, l’assassinat de George Floyd, un Américain noir par la police municipale de Minneapolis (Minnesota), entraine les plus importantes manifestations que les États-Unis aient connu depuis la fin de la guerre du Vietnam (voir Révolution communiste n° 40). Elles ont un caractère multiracial net d’autant que, si la police est particulièrement agressive envers les Noirs quand ils sont pauvres (25 % des victimes de violences sont « noires », 40 % « blanches », 16 % « latinos »).

Comme le capitalisme américain a engendré non seulement une classe ouvrière, mais des dizaines de millions de déclassés, les manifestations s’accompagnent parfois de pillages et de destructions nihilistes. Le sénateur du Minnesota Tim Walz (Parti démocrate) en tire prétexte pour appeler la garde nationale à rétablir l’ordre, tandis que Trump veut faire intervenir l’armée, ce que l’état-major refuse pour des raisons d’opportunité. Mais la faiblesse politique du mouvement, en l’absence de partir ouvrier révolutionnaire, est exploitée par l’État et les deux partis bourgeois.

La conduite des manifestations est disputée entre les « antifas », des anarchistes qui se limitent aux affrontements avec l’appareil répressif de l’État sans aucune capacité ni volonté de s’adresser à la classe ouvrière et Black Lives Matter (BLM), un mouvement exclusivement noir, qui s’oppose à toute jonction avec les exploités et les autres opprimés, y compris Amérindiens et Hispaniques. En 2016, BLM, dont l’absence de démocratie interne donne tout pouvoir à ses dirigeants, a reçu 100 millions de subventions de la fondation Ford et d’autres organisations caritatives. Il dévie la protestation populaire vers les coupes dans le budget des polices locales, sans dire quelle police les remplacera, et le déboulonnage de statues.

Or, les politiques identitaires, le mouvementisme, l’indignation morale sont inefficaces comme l’illustre aussi en France l’impasse du NPA. Trump les retourne contre le PD en lui opposant l’identité… des travailleurs manuels blancs et parvient ainsi à diviser les exploités.

Si l’oppression des Noirs ne se réduit pas à l’exploitation capitaliste, la possibilité de leur émancipation, comme la libération des femmes, comme la préservation de l’environnement, sont liées à la lutte des classes. Il faut ouvrir une perspective politique globale guidée par le marxisme, celle de la révolution sociale et du socialisme mondial.

Trump et Biden contre l’autodéfense des manifestants antiracistes

Les manifestations se poursuivent dans plusieurs villes, notamment à Portland (Oregon) où, une seule fois, au début, l’une d’entre elles donne lieu à des pillages. Les manifestants se défendent, à juste titre, contre la police et les fascistes en armes qui les agressent. Trump multiplie quotidiennement, entre deux parties de golf, les invectives envers les manifestants, la ville et les élus (PD), avec l’appui de la chaîne de télévision Fox News. Début juillet, il envoie la police fédérale, officiellement pour protéger les statues et les bâtiments fédéraux, en fait pour écraser la protestation. Des vidéos montrent ces agents en treillis sans identification circulant dans des véhicules banalisés qui enlèvent des manifestants.

Le mouvement reprend le 25 août quand la police municipale de Kenosha (Wisconsin), tire 7 balles sur un Noir désarmé, Jacob Blake. En prétextant de protéger des biens lors de l’émeute des jours suivants, le membre d’une milice pro-Trump tue deux personnes qui manifestaient dans la rue de la ville et en blesse une autre, sans que la police l’arrête. Le 28 août, à Lafayette (Louisiane), la police de l’État assassine Trayford Pellerin, un Noir désarmé, de 11 balles. Le 30 août, à Portland, un membre de Patriot Prayer, des fascistes qui intimident et agressent les manifestants, est tué.

Le président éructe contre « les pillages, les incendies criminels, la violence et l’anarchie dans les rues américaines » et annonce qu’il envoie « des policiers fédéraux et la garde nationale à Kenosha pour rétablir la loi et l’ordre » (26 août). Le candidat démocrate renvoie dos à dos les manifestants qui se défendent et les nervis qui les attaquent.

Tirer dans les rues d’une grande ville américaine est inacceptable. Je condamne la violence de toute sorte de la part de quiconque, de gauche comme de droite… Nous ne pouvons pas devenir un pays en guerre contre lui-même, un pays où on tue un compatriote qui ne pense pas comme vous, un pays où on se venge les uns contre les autres. (Joe Biden, USA Today, 31 août)

Deux candidats de la bourgeoisie impérialiste

Le Parti républicain a investi comme candidat le capitaliste et président sortant Trump (74 ans) tandis que le Parti démocrate a écarté le « socialiste » Sanders et choisi l’ancien vice-président d’Obama malgré son âge (il aurait 78 ans à l’investiture). Il est flanqué de la très réactionnaire, mais à la peau foncée, Kemala Harris comme candidate à la vice-présidence. Biden est lui-même connu pour avoir pendant 36 ans tenté de doubler le PR sur sa droite et en particulier pour avoir patronné le programme d’incarcération massive de l’État fédéral. Les États-Unis sont restés un pays bien plus violent, criminel et délinquant que les autres pays impérialistes, tout en quintuplant en 30 ans les détenus, dont les trois-quarts sont Noirs ou Latinos. Le candidat du PD est un sioniste enthousiaste ; il a voté au Sénat pour l’invasion étasunienne de l’Afghanistan en 2001, de l’Irak en 2002 ; comme vice-président, il a soutenu les tentatives de renversement du régime nationaliste au Venezuela et la guerre de l’Arabie saoudite au Yémen en 2015.

La campagne, comme de coutume, est plus basée sur les attaques personnelles que sur le bilan et le programme. Comme d’habitude, les deux candidats s’affirment dévots chrétiens. Par contre, certaines traditions sont bafouées : l’ancien président Obama (PD), qui vit dans un manoir qui vaut 14 millions de dollars, se jette dans l’arène politique, faisant fi de la retenue habituelle des anciens présidents ; quant au président en exercice, il utilise la Maison blanche comme lieu de campagne électorale. Cependant, ses tentatives de faire réprimer les manifestations par l’armée, de faire annuler les votes par correspondance et de reporter la date de l’élection échouent. Trump ne se donne même pas la peine de présenter un programme pour la campagne.

Il est vrai que les programmes électoraux, tant ceux du PR que du PD, ne sont que des discours creux, axés sur le nationalisme et empreints de religion chrétienne. À l’extérieur, Trump veut poursuivre sa politique d’immixtion et de menace militaire, conforme à celle menée par tous ses prédécesseurs depuis plus d’un siècle (soutien au Brexit, blocage des migrants au Mexique, tentative de coup d’État au Venezuela, blocus de l’Iran, soutien à la colonisation de Jérusalem, etc.). Il met à sa botte le Parti républicain, qui a toujours joué au « parti de l’ordre » mais qui était plutôt néo-libéral et libre-échangiste en matière de politique économique. Trump lui fait avaliser la relance artificielle de l’économie nationale (baisse des impôts sur les riches, politique monétaire accommodante…) et surtout le protectionnisme (pressions sur la Chine, le Canada, l’Allemagne …).

De son côté, Biden s’en tient au dispositif limité de dépenses publiques de santé qui profite aux compagnies d’assurances, il refuse l’interdiction de la fracturation hydraulique pour extraire les hydrocarbures, il veut un « plan de relance » économique de 700 milliards de dollars centré sur la production nationale. Il annonce une politique extérieure contre la Russie et surtout la Chine que rien ne différencie de celle menée par son rival.

Le fascisme imminent ?

Pourtant, le « socialiste » Sanders, les anciens dirigeants de la « nouvelle gauche » (SDS) des années 1970, l’organisation stalino-maoïste RCP et le groupe révisionniste du trotskysme LRP appellent à voter Biden-Harris. La plus grosse organisation réformiste, les Democratic Socialists of America, reste dans le Parti démocrate et appelle, comme son concurrent le Communist Party USA, à voter contre Trump.

Le site lié aux DSA continue à semer l’illusion que le gouvernement américain, s’il est démocrate, peut évoluer favorablement sous la pression des masses.

Harris, et dans une moindre mesure Biden, ont tous deux montré une propension limitée mais encourageante à faire des gestes vers la gauche sous la pression. Les conditions actuelles sans précédent, associées à la puissance encore faible mais croissante de la gauche américaine, font que les quatre prochaines années ne sont pas nécessairement condamnées à être une répétition des années Obama. (Jacobin, 12 août)

Le principal héritier du stalinisme prétend, pour se justifier, que des bulletins de vote vont déjouer la menace fasciste.

Il y a plusieurs signaux de fascisme rampant dans les actions du gouvernement Trump : grignotage des droits constitutionnels, mépris des normes de la vie politique américaine, destruction des institutions démocratiques… Ces actions sont déjà odieuses, mais la menace d’un fascisme à part entière annonce pire. Comme Michele Obama l’a dit dans son discours à la convention du Parti démocrate : « Cela peut tourner mal ». Le vote massif contre Trump est décisif pour empêcher le fascisme. (CPUSA, 3 septembre)

Les « institutions » sont-elles vraiment « démocratiques » ? Non seulement les deux partis sont étroitement liés aux grands groupes capitalistes, mais, sur les 5 dernières élections, 2 présidents (PR) ont été élus avec moins de voix que leur rival (PD) grâce à la constitution. En outre, de nombreux travailleurs peu qualifiés sont écartés du droit de vote (travailleurs immigrés, privation massive des droits civiques par les tribunaux…) ou sciemment découragés de voter.

Mais, n’en déplaise aux démagogues bourgeois du PD et à leurs larbins pacifistes des DSA et du CPUSA, aucune fraction significative de la classe dominante ne fait, à cette étape, le choix d’un coup d’État et aucun mouvement contre-révolutionnaire armé n’a émergé, pour l’instant, à l’échelle du pays. Cela donne un délai à la classe ouvrière.

Pour un parti ouvrier de masse indépendant de la bourgeoisie

La bourgeoisie américaine n’est plus progressiste depuis la guerre civile (1861-1865), l’assassinat de Lincoln (PR) et la Reconstruction (1865-1877). Contre les deux partis bourgeois et impérialistes, il faut construire un parti des travailleurs qui prépare la destruction de l’État bourgeois, l’expropriation du grand capital, la prise du pouvoir des travailleurs, la planification consciente de l’économie.

À cause de la dégénérescence de l’Internationale communiste et du CPUSA consommée dans les années 1930, de celle de la 4e Internationale et du SWP dans les années 1960, il n’y a plus depuis longtemps d’organisation ouvrière révolutionnaire d’envergure nationale, capable de prendre la tête des luttes et de présenter des candidats.

En 1934, la bureaucratie de l’URSS a fait sombrer les partis communistes des pays impérialistes dans le nationalisme et les fronts populaires. Le Parti communiste américain (CPUSA), depuis, soutient le Parti démocrate et mène une « politique identitaire », en additionnant des mouvements laissés à leur direction petite-bourgeoise et bourgeoise. Dans les années 1930, c’était la trilogie de la race, du genre et de la classe, tous trois mis sur le même plan ; depuis les années 1970, la liste s’allonge sans fin.

Le Parti socialiste des travailleurs (SWP), à partir du moment où il s’aligne sur le castrisme (1961-1963), suit la voie réformiste tracée par le CPUSA. Comme celui-ci, le SWP et son organisation de jeunesse YSA orientent le mouvement contre la guerre du Vietnam (NPAC) de manière à y intégrer une aile du Parti démocrate. Le SWP adhère au féminisme bourgeois et capitule devant le nationalisme noir, tout en prenant soigneusement ses distances par rapport au mouvement issu des ghettos qui prône l’autodéfense et qui évolue vers le marxisme (Black Panthers Party).

Le SWP et de la YSA manifestèrent au BPP une hostilité grandissante au fur et à mesure que les Panthères s’éloignaient du nationalisme sur une base de classe… Plus la bourgeoisie attaquait l’avant-garde du pays, plus le SWP dénonçait le terrorisme et l’armement qu’il avait tant apprécié quelques années avant en Amérique latine. (Tim Wohlforth, The Struggle for Marxism in the US, 1971, p. 182-183)

La lutte contre l’oppression et la répression ne peut être victorieuse que sous hégémonie prolétarienne. Face à la crise sanitaire et économique, à la paupérisation et à la montée du chômage, à la violence de la police et des bandes fascistes encouragées par un ploutocrate mal élu, les noyaux révolutionnaires doivent se regrouper au plus vite, en lien avec l’avant-garde internationale.

Il faut un levier politique pour exiger que les syndicats des centrales AFL-CIO et CtW, que les DSA et BLM rompent avec tous les partis politiques de la bourgeoisie, défendent les minorités ethniques et leur droit à l’autodéfense, expulsent de leurs rangs les organisations de membres des appareils répressifs publics et privés, sauvegardent et étendent les droits des femmes, reprennent les revendications élémentaires des travailleurs salariés : maintien des emplois et des salaires, baisse du temps de travail avec embauche, pensions de retraite décentes, suspension des loyers, gratuité des soins, enseignement de qualité pour tous, gratuité des études supérieures…

3 septembre 2020