La classe ouvrière en retrait pendant les années de crise
Pendant les années de la grande crise économique de 2008, les conditions de vie de la classe ouvrière et le droit du travail ont été brutalement réduits dans la plupart des pays. Dans la plupart des cas, il y a eu également un recours généralisé à la répression des luttes sociales et une réduction des droits politiques et démocratiques.
L’Espagne n’est pas une exception, plutôt un cas particulièrement accentué par rapport aux autres pays européens car, ici, la crise a duré beaucoup plus longtemps (6-7 ans) et notre classe ouvrière a subi avec stupéfaction et sans beaucoup de résistance tous les coups. Les attaques contre les retraites et les réformes du travail de Zapatero [gouvernement PSOE de 2004 à 2011], les réformes du travail et des pensions de Rajoy [gouvernement PP de 2011 à 2018], la loi bâillon [loi de 2015 portant atteinte au droit de réunion, à la liberté d’expression, au droit d’information, autorisant le croisement des différents fichiers et accordant une plus grande marge de manœuvre aux forces de police] et la modification du Code pénal se sont ajoutées aux précédentes attaques anti-ouvrières, aux lois antiterroristes, à la loi sur l’immigration, tandis que les représentants des grandes confédérations syndicales garantissaient la paix sociale et entérinaient des augmentations du temps de travail, des réductions des salaires nominaux et des licenciements collectifs.
La bourgeoisie a sauvé ses banques privées avec de l’argent public, tout en refusant aux immigrés l’accès aux soins et en réduisant les allocations aux chômeurs.
Le résultat fut des millions de personnes sans travail, un appauvrissement général pour ceux qui ont un emploi, l’émigration de deux millions de personnes (autochtones et étrangères), des expulsions de logements, des suicides, des gens souffrant de la faim. Sans qu’aucune force ne s’élève contre cela. Le PSOE [le Parti « socialiste » ouvrier espagnol] et l’IU [Gauche unie, coalition mise en place par le Parti « communiste » PCE] se sont contentées de végéter, y compris au parlement. Les grèves ont pratiquement disparu : le nombre de grévistes est passé de 650 000 en 2009 à 183 129 en 2016. Les bureaucraties syndicales ont accoutumé la classe ouvrière à des journées d’action pour des objectifs en recul dont « accepter des réductions de salaire pour éviter des licenciements ».
Depuis, l’emploi stable est un luxe réservé à quelques privilégiés d’un certain âge. La précarité à tous les niveaux est devenue la norme jusqu’au paroxysme légal de la cohorte des faux indépendants avec les « microentrepreneurs » sous-traitants des entreprises, y compris publiques. Dans l’immédiat, ces travailleurs n’ont même pas droit aux indemnités de chômage ou de maladie ; ni à terme de pension de retraite autre que le minimum vital, ni à aucune forme de compensation pour leur licenciement, puisqu’il n’y a pas de contrat de travail.
L’État, corrompu jusqu’au coeur
La corruption politique des années de gaspillage s’est poursuivie dans tous les partis ayant des postes de responsabilités à quelque niveau que ce soit (local, régional ou d’État) et aussi dans la monarchie elle-même. Mais la réduction du gâteau consécutive à la crise économique a provoqué de grands conflits jusqu’à susciter des fuites croisées de la part des mafias en compétition : les « affaires » ont été révélées principalement de cette façon et ont fini par provoquer l’abdication du roi, la dissolution de CiU en Catalogne, une crise très grave dans le PSOE et enfin l’effondrement du gouvernement Rajoy et probablement du PP dont la justice a démontré qu’il avait bénéficié d’énormes pots-de-vin de la part d’entreprises.
Ce furent des années de plomb dont la classe sort détachée des syndicats traditionnels (comment faire confiance à ces dirigeants fidèles à l’État ?) et aussi des vieux partis qui s’appellent « de gauche », qui forment un tout politique et économique avec l’appareil de l’État bourgeois (PSOE et les résidus du PCE-IU).
Les assemblées de mai 2011 furent le signe d’un changement dans la situation. Des milliers de jeunes (beaucoup de chômeurs et d’autres issus de couches petites-bourgeoises soudainement paupérisées par la crise) ont montré une recherche de quelque chose de nouveau, car ils étaient particulièrement révoltés par le contraste entre la situation générale des masses et le luxe insolent de la corruption (au vrai le luxe de la haute bourgeoisie est généralement plus discret et à l’abri des médias).
Personne dans le même temps n’a tenté d’organiser des tendances révolutionnaires dans les grandes organisations syndicales. En fait, ce sont des organisations mortes, sans assemblées de sections, sans réunions, sans congrès démocratiques dignes de ce nom, sans plus de vie que des combinaisons d’appareil exacerbées, parce qu’elles sont financièrement en faillite. Le pourcentage de la classe ouvrière syndiquée diminue continuellement autant en raison de la désaffection syndicale que de la précarisation économique.
Au niveau politique, la désaffection, les préoccupations, la recherche de « quelque chose de nouveau » ont été rapidement capté par un nouvel appareil politique (Podemos) propulsé effrontément par les moyens de communication et dont l’organisation ouverte et le langage radical des premiers mois ont cédé la place comme c’est toujours le cas à un parti conduit d’une main de fer par le chef (Iglesias) avec des positions politiques calquées sur celles de l’IU, basé sur la collaboration de classe pour « atténuer » par des « réformes » les pires effets du capitalisme sur les masses non-bourgeoises (objectif utopique bien évidemment, il suffit de demander aux Grecs). Podemos a été créé pour remplir la fonction du PSOE là où ce dernier n’est plus enraciné et il remplit très bien ce rôle surtout parmi la petite bourgeoisie, mais ne semble pas avoir noué le moindre lien avec la classe ouvrière, pas même sur le plan électoral.
La plus grande crise politique de la monarchie post-franquiste
Il pourrait sembler qu’une classe ouvrière réduite au silence au niveau politique et quasiment aussi au plan syndical, soumise à une répression jamais vue (des centaines de syndicalistes sont poursuivis pour des broutilles et chaque jour qui passe apporte son lot) constituerait un paradis politique pour la classe dirigeante. Mais, précisément, c’est le contraire : comme elle n’a plus besoin de faire front commun contre la classe ennemie et qu’elle se retrouve confrontée à un découpage drastique du gâteau à partager, toutes les contradictions internes de la bourgeoisie émergent et sont exacerbées dans la compétition pour obtenir la plus grande part ou pour la défense de leurs territoires. Ce problème, qui a été l’une des raisons de la révélation de la corruption, fait également partie de l’explication de la crise avec la Catalogne et de la chute définitive du gouvernement PP avec le vote de tous les grands partis bourgeois « périphériques ». La bourgeoisie espagnole n’a jamais réussi à se centraliser en un seul parti bourgeois assimilant les composantes basque et catalane. Et bien que ni l’une ni l’autre ne veuille vraiment ou n’ait d’intérêt à devenir indépendant, ils savent très bien agiter l’ancienne revendication démocratique non résolue du droit à l’autodétermination parce qu’elle répond à un sentiment réel des masses (surtout petites-bourgeoises). Un sentiment que le PNV et le PDCAT-ERC alimentent et déforment de manière contrôlée, pour l’utiliser dans leurs négociations avec Madrid.
Le processus catalan, cependant, n’a pas été la simple manœuvre habituelle. La confrontation avec le PP et son gouvernement (auquel les bourgeois catalans se sont alliés tant de fois) est allée si loin que, à l’heure actuelle, les instances dirigeantes des partis catalans sont en prison ou en exil. Et les peines qu’elles encourent sont très importantes/sérieuses. Rajoy a joué fort contre la bourgeoisie catalane et a poussé les dirigeants du « processus » là où eux-mêmes n’auraient jamais pensé arriver.
La victoire du gouvernement était évidente (il avait l’approbation du PSOE et, en fin de compte, de l’armée), de même que la soumission docile et honteuse des prétendus proclamateurs de la république à la convocation des élections monarchiques et à l’application de l’art. 155 de la Constitution.
Mais la monarchie a subi un coup sévère. Elle n’a pas de racines dans les masses, a plusieurs de ses membres condamnés pour corruption dans un procès qui aurait dû impliquer également le roi Juan Carlos lui-même selon le juge d’instruction. Le nouveau roi Felipe a cru qu’il devrait intervenir publiquement à l’appui du gouvernement. Mais aujourd’hui, ce gouvernement et ce parti se sont effondrés sous l’accusation de corruption de grande ampleur. Non seulement La « question catalane » n’est pas résolue, mais c’est l’un des principaux problèmes du nouveau gouvernement PSOE, formé pour surmonter la crise politique la plus profonde que nous avons connue depuis la mort de Franco et l’effondrement de l’UCD.
La chute de Rajoy et la formation du gouvernement de Pedro Sánchez ont été présentées et vues par les masses comme une sorte de victoire, mais en réalité il s’agit d’une opération de sauvetage.
Le gouvernement du PSOE est un gouvernement bourgeois dont les membres sont éminemment fiables du point de vue du système. Ciudadanos (Les Citoyens), le parti créé pour remplacer le PP après sa mort annoncée, a admis qu’il n’aurait pas fait mieux. C’est clair.
L’accord de la CEOE avec les CCOO et l’UGT
Les directions syndicales de l’UGT et des CCOO, fidèles à leur ligne de collaboration de classe, viennent de signer un accord avec les patrons par lequel ils garantissent la paix sociale dans la mesure de leurs possibilités. Dans cet accord, elles renoncent au nom de toute la classe ouvrière à récupérer le pouvoir d’achat perdu par les salaires pendant les années de crise (environ 9 % en moyenne), ils acceptent de simplifier le licenciement individuel pour économiser les formalités et ils acceptent que toute période difficile de l’entreprise soit répercuté sur les salaires et sur la Sécurité sociale (déjà saignée par le gouvernement Rajoy). En échange de quoi ? De promesses. Alors que tous les médias ont annoncé que le salaire minimum serait porté à 1 000 euros, l’accord, sur ce point, se borne à une « recommandation ». Il n’est donc pas étonnant que la CEOE (l’organisation du grand patronat) ait fait tout son possible pour signer rapidement.
Les travailleurs n’ont rien à attendre de ce gouvernement
Les quelques mesures prises par Pedro Sánchez ne visent qu’à augmenter le futur score électoral du PSOE. Il n’a pas de majorité parlementaire pour faire quoi que ce soit de significatif dans les domaines budgétaires et législatifs (hormis quelques exceptions). Mais il s’en moque, parce qu’il ne veut rien faire de marquant. Ce sera un gouvernement qui maintiendra le statu quo (ce qui est déjà beaucoup, compte tenu de la putréfaction générale de l’État), avec des gestes symboliques envers les travailleurs. L’affaire Aquarius est un exemple de ce qui nous attend : une démonstration larmoyante de l’humanité de notre nouveau gouvernement (et de nos maires), mais quand ils arriveront, les migrants seront traités comme les autres : prison inhumaine dans les CIE (centres de rétention) et expulsion.
Ni les réformes du travail, ni celles sur les retraités ni la loi bâillon, ni la modification du Code pénal ne seront mises en cause.
Pas plus que ne seront graciés les prisonniers syndicaux, sociaux et politiques dont ceux du gouvernement catalan. Aucune instruction ne sera donnée non plus aux procureurs pour abandonner les poursuites au titre de la loi bâillon et pour délit de haine, de blasphème ou d’insulte à la couronne. Tout au plus, les prisonniers catalans seront-ils incarcérés en Catalogne, un autre effet d’annonce. Pour le reste, les arrestations pour délits aberrants se poursuivent jour après jour, avec tout le calvaire que cela implique pour les militants comme des poursuites judiciaires et des emprisonnements.
Fort de sa majorité, le gouvernement pourrait accepter la convocation d’un référendum démocratique en Catalogne, où il pourrait être librement et pacifiquement décidé des relations avec le reste de l’État espagnol (y compris de sa séparation), mais rien de semblable ne figure dans les intentions d’un parti qui a voté en faveur de l’application de l’art. 155.
Les travailleurs n’ont rien à attendre de la part de ce gouvernement, ni du PSOE, ni de Podemos qui chaque jour demande à en faire partie, ni des bureaucraties syndicales qui vivent des subventions de l’État.
De même qu’à l’intérieur des syndicats il n’y a pas de réelle résistance aux bureaucraties, personne à cette date n’a évoqué le besoin d’une nouvelle organisation politique de la classe ouvrière sans liens avec le cadavre en décomposition de la bourgeoisie dans aucun des territoires.
Au milieu de cette grave crise politique, alors qu’il y a enfin une remontée des grèves (elles ont triplé en un an) ainsi que des manifestations (retraités, femmes travailleuses), c’est le moment propice pour s’atteler à la construction d’un parti doté d’un programme révolutionnaire qui partirait des revendications les plus élémentaires du prolétariat pour aller jusqu’à sa prise du pouvoir. Qui exigerait clairement l’indépendance de classe totale pour appliquer ce programme. Qui encouragerait la lutte des travailleurs capable de faire reculer la bourgeoisie. Nous le faisons. D’autres disent qu’ils le font, mais tandis qu’ils le prétendent, ils sont à l’intérieur de la CUP (coalition nationaliste petite-bourgeoise en Catalogne) qui soutient la bourgeoisie catalane, dans Bildu (coalition nationaliste petite-bourgeoise au Pays basque) qui collabore avec la bourgeoisie basque ou au sein de IU ou de Podemos qui appuient la bourgeoisie espagnole. Il y a beaucoup de travail à faire et cela nécessite beaucoup de cerveaux et de bras.
Internaciema Kolektivista Cirklo
(Cercle collectiviste international, traduction par le GMI)