La colonisation de peuplement menée par « la République »
En 1774, au moment des premiers contacts avec des Européens, les iles d’Océanie nommées Nouvelle-Calédonie par les marins britanniques sont peuplées depuis 3 000 ans de population mélanésiennes. Leur territoire est partagé entre des sociétés précapitalistes de taille réduite, sédentaires, parlant 18 langues différentes qui échangent toujours et s’affrontent parfois. Les tribus combinent alors une certaine collectivisation de la propriété et de la production à la ségrégation et l’oppression de genre. Si l’homme n’est pas forcément un chef, toutes les femmes, elles, sont les servantes de leurs maris.
La bourgeoisie française conquiert l’archipel à partir de 1847. En 1855, le Second empire spolie les peuples premiers à grande échelle. Chassés des zones fertiles de la côte ouest vers les montagnes ou la côte est, les Mélanésiens sont en outre décimé par les famines et les maladies importées. Comme à Wallis et Futuna, la soumission est inculquée par les Églises chrétiennes, par délégation de la république « laïque ». Par conséquent, les relations sociales des Kanaks sont bouleversées par la colonisation.
De 1864 à 1899, la 3e République repeuple l’archipel en y déportant des bagnards de France et d’Afrique du Nord : criminels, insurgés kabyles d’Algérie, Communards… Leurs descendants s’identifient comme Caldoches pour se distinguer des Métros ou Zoreilles récemment arrivés de « métropole ».
Contre le vol des terres et la conscription, les tribus se soulèvent en 1878 et en 1917. À chaque fois, la république bourgeoise réprime dans le sang et la terreur. Après la 2e guerre mondiale, malgré les efforts conjoints du général de Gaulle, du PCF et du PS contre les peuples de l’Indochine, de Madagascar et de l’Afrique du Nord, l’empire colonial français s’effondre.
Il en subsiste les « outre-mer » auxquels s’accrochent non seulement les partis politiques de la bourgeoisie (Renaissance, LR, RN…) mais les partis sociaux-impérialistes (PS, PCF, LFI).
Grâce à ces territoires, la France est le seul État au monde à être présent sur quatre continents et dans tous les océans du globe, ce qui lui confère le deuxième domaine maritime mondial, avec 11 millions de km2. (LFI, Les Outre-mer, notre chance, décembre 2016)
La Nouvelle-Calédonie présente une position stratégique dans l’Océan pacifique et abrite des ressources halieutiques et minérales (la 4e réserve de nickel du monde). La 4e République fait des concessions : en 1946, elle accorde le droit de vote aux Kanaks et tolère le « droit coutumier », précapitaliste, en matière civile (propriété, mariage, divorce…) ; en 1956, elle instaure une « Assemblée territoriale » élue au suffrage universel. Celle-ci est dominée par un parti bourgeois de type démocratie chrétienne, l’Union calédonienne (UC), dont le logo est une croix verte.
À partir de 1972, la 5e République s’engage dans une politique de peuplement colonial, en encourageant l’immigration de Français de la « métropole ». En témoigne, sous la présidence de Pompidou, la note d’un premier ministre de la république française à son secrétaire d’État aux DOM-TOM.
La Nouvelle-Calédonie, colonie de peuplement, bien que vouée à la bigarrure multiraciale, est probablement le dernier territoire tropical non indépendant au monde où un pays développé puisse faire émigrer ses ressortissants. Il faut donc saisir cette chance ultime. (Pierre Messmer, Lettre à Jean-François Deniau, 19 juillet 1972)
Le but est atteint puisque les peuples premiers de Nouvelle-Calédonie deviennent minoritaires sur leur propre territoire.
1985-1988 : l’écrasement sanglant du mouvement national par Mitterrand et Chirac
L’aspiration à l’indépendance nationale se nourrit de la mainmise des colons sur les meilleures terres, de la pauvreté et de la discrimination ainsi que des exemples étrangers de lutte anticoloniale et antiraciste. Elle est freinée par l’isolement insulaire et par la démographie puisque les descendants des Mélanésiens ne constituent plus qu’une majorité relative de la population. Comme en Australie et en Nouvelle-Zélande, le communautarisme est favorisé par un métissage restreint, au contraire de la Réunion ou de la Polynésie « française ».
Le mouvement nationaliste kanak se structure tardivement. Sous l’impact de la crise révolutionnaire de mai-juin 1968, un mouvement de jeunes Kanaks, les Foulards rouges, apparait, qui est sévèrement réprimé par les autorités coloniales. On en retrouvera plus tard des membres assagis, certains devenus par héritage chef de tribu, dans le parti Libération kanak socialiste (LKS). En 1977, l’Union calédonienne se prononce pour l’indépendance. Tous les chefs d’origine européenne la quittent. En lien avec le parti gaulliste de métropole (RPR, renommé depuis LR), Lafleur crée le RPCR pour les accueillir et fédérer les pro-impérialistes. Le RPCR gagne les élections territoriales de 1977.
En 1972, l’Union de la gauche française (PCF, PS, PRG) adopte un « programme commun » qui ne mentionne même pas la Nouvelle-Calédonie. En 1979, l’UC et plusieurs groupes petits-bourgeois forment le Front indépendantiste (FI). Comme environ 20 % des Kanaks ne sont pas indépendantistes, lors des élections à l’Assemblée territoriale de 1979, le Front indépendantiste ne recueille que 35 % des suffrages alors que les « loyalistes », c’est-à-dire les partis bourgeois impérialistes français (RPCR, FNSC) remportent la majorité absolue (58 %). Les nationalistes kanaks se bercent d’illusion dans l’UG front populiste. Lors du second tour de l’élection présidentielle de 1981, Mitterrand, pour qui FI mène campagne, obtient seulement 34,5 % des voix en Nouvelle-Calédonie contre 65,5 % pour Giscard. Peu après, le secrétaire général de l’UC est assassiné. Il n’y aura aucune inculpation.
De 1981 à 1986, le seul député kanak (UC) de l’Assemblée nationale française, le chef de tribu et fervent catholique Pidjot, intervient en vain pour le droit à l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. L’Assemblée (où le PS et le PCF disposent d’une majorité absolue) vote en 1984 le « statut Lemoine » qui maintient le joug colonial en promettant un référendum, introduisant plus d’autonomie et pas mal de droit coutumier.
L’Assemblée nationale, en rejetant les amendements et propositions que j’ai faites au nom de mon peuple, refuse de prendre en compte l’exercice de ses droits. (Roch Pidjot, « Déclaration à l’Assemblée nationale française », 29 mai 1984, L’Avenir calédonien, 8 juin 1984)
Le 1er décembre 1984, le FI devient le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS, il ne faut pas prendre au sérieux l’appellation « socialiste »). La LCR court après le FLNKS, tandis que LO et le PCI, s’alignant de fait sur leur bourgeoisie, ne lèvent pas le petit doigt pour le droit à l’autodétermination du peuple opprimé par leur propre impérialisme.
Sous la pression des masses kanakes, le FLNKS décide de boycotter les élections à l’Assemblée territoriale. Le 4 décembre, le gouvernement PS-PSU–PRG envoie un ancien ministre du général de Gaulle, Pisani. Un soulèvement se produit dans les campagnes de la Grande Terre (« la Brousse ») qui oppose les tribus aux agriculteurs caldoches. Le 12 janvier, le gouvernement Mitterrand-Fabius fait assassiner par le GIGN le dirigeant le plus radical du FNKLS, Éloi Machoro. Les « trotskystes » du PCI lambertiste et de LO hardyste ne se prononcent toujours pas pour l’indépendance.
En avril 1985, sur proposition de Pisani, le gouvernement français décide le découpage du territoire en quatre régions coiffées par une assemblée nommée « Congrès » qui remplace l’Assemblée territoriale. En mai 1986, le gouvernement Chirac (RPR-UDF) réduit les pouvoirs des quatre assemblées de région de Nouvelle-Calédonie. En 1987, il y convoque un référendum sur l’autodétermination boycotté par le FLNKS : 98 % des électeurs se prononcent pour « le maintien dans la République ». En 1988, une partie du FLNKS se lance dans la guérilla qui a réussi en Yougoslavie, en Chine, à Cuba et au Vietnam. Confronté à une prise en otages de gendarmes à Ouvéa, Chirac envoie 11 000 CRS et gendarmes qui tuent 19 combattants du FLKNS (dont 3 avaient été fait prisonniers).
1988-1998 : la duperie néocoloniale des accords de Matignon et de Nouméa
Après la liquidation physique de l’aile la plus radicale par l’appareil répressif de l’État impérialiste, le gouvernement Mitterrand-Rocard (PS-PRG-Mouvement d’écologie politique) obtient de la direction Tjibaou du FLNKS qu’elle signe le 26 juin 1988 « l’accord de Matignon-Oudinot » avec le RPCR (le parti gaulliste local) qui a trempé directement dans les agressions de Kanaks. Le PS et le PCF soutiennent l’accord.
Si l’État français accorde une amnistie, il découpe la Nouvelle-Calédonie en 3 « provinces » (Iles Loyauté, Nord, Sud avec la capitale Nouméa) dans le but est d’empêcher l’indépendance de la totalité de l’archipel.
L’État français partage la ressource majeure du territoire, le nickel. La province Nord à peuplement majoritairement mélanésien a son usine à Koniambo, la province Sud plus européenne en a deux, à Doniambo et Goro. Le but est de constituer une bourgeoisie kanake, de se l’attacher par des liens économiques, linguistiques et idéologiques. Ainsi, en 2013, Hnepeune devient président-directeur général d’Air Calédonie, la compagnie aérienne domestique, puis en 2020, est élu président du MEDEF de Nouvelle-Calédonie.
Un référendum d’autodétermination est prévu en 1998 « sur liste électorale spéciale ». Elle est plus étroite que le corps électoral des règles générales de l’État français mais elle est plus large que les seuls descendants des Mélanésiens puisqu’elle inclut toute personne adulte résidant en Nouvelle-Calédonie depuis au moins 10 ans.
Les élections provinciales du 11 juin 1989 donnent les deux régions les plus pauvres (Nord, Loyautés) au FNKLS et la plus peuplée (Sud) au RPCR. À partir de 1995, le mouvement national tend à s’émietter entre un pôle qui s’associe pleinement à l’État français (FLNKS-UNI) et un autre moins collaborationniste (FLNKS-UC).
En 1998, sous l’égide du gouvernement Jospin (PS-PCF-Verts-MdC-PRG), le FLNKS et le RPCR signent « l’accord de Nouméa » qui s’appliquera jusqu’en 2024. Le PS (incluant le futur chef de LFI Mélenchon) et le PCF approuvent l’accord néocolonial. Celui-ci confirme le découpage en trois provinces. Le Congrès est élu à la proportionnelle au suffrage universel direct tous les 5 ans, sur liste électorale spéciale (gel des résidents de moins de 10 ans à la date de l’accord), en même temps que les assemblées des provinces. Depuis, il y a trois corps électoraux différents :
le plus large est le corps électoral général qui permet de voter aux élections communes à tout l’État français (municipales, législatives, présidentielle et européenne) ;
le plus restreint est le corps électoral provincial car il est gelé (avoir résidé en Nouvelle-Calédonie entre 1988 et 1998 ou être né de parents remplissant ces conditions) ;
entre les deux se trouve le corps électoral spécial pour les référendums sur l’indépendance.
Aux institutions déjà prévues par l’accord de Matignon, l’État français ajoute un « gouvernement collégial de Nouvelle-Calédonie » désigné par le Congrès et un « Sénat coutumier » dépourvu de pouvoir mais qui rémunère grassement des chefs tribaux kanaks conservateurs et misogynes. L’État français transfère la plupart des pouvoirs (sauf la défense, la monnaie et la diplomatie) au Congrès et au gouvernement. Le drapeau nationaliste coexiste avec celui de la puissance impérialiste.
La scolarisation et l’accès aux soins progressent, mais, souvent, l’emploi des Kanaks et des Wallisiens est déqualifié et précaire. Le capitalisme décadent n’a pas besoin de toute la main-d’œuvre qui s’entasse dans les banlieues pauvres autour de Nouméa et des autres villes. Comme toujours, sur le terrain de la pauvreté et de la marginalisation sociale, les réseaux de drogue, de prostitution et de vol prospèrent. La division soigneusement entretenue entre salariés d’origine mélanésienne et ceux d’origine européenne, voire ceux d’origine polynésienne, affaiblit le prolétariat.
Des élections provinciales se tiennent en 1999, 2014 et en 2019 ; les prochaines doivent avoir lieu fin 2024. Avec le gel de l’électorat, la part de la population de l’archipel exclue aux élections provinciales croit, passant d’environ 8 000 en 1999, à 18 000 en 2009, puis á 42 000 en 2023.
En France, le RN s’oppose à l’immigration ; en Nouvelle-Calédonie, il est pour. En métropole, Macron se fait réélire comme rempart à Le Pen ; en Nouvelle-Calédonie, les macronistes travaillent parfois main dans la main avec le parti fascisant : en 2019, Ensemble de Backès (ex-LRC) fait liste commune avec le RN et le Rassemblement-les Républicains (LR, ex-RPCR) sous l’étiquette « L’Avenir en confiance ». Le seul parti bourgeois antiindépendantiste qui reste favorable à des compromis avec les Kanaks est Calédonie ensemble (CE, liée à l’UDI de métropole).
Après les élections provinciales de 2019, les partis bourgeois hostiles à l’indépendance (Loyalistes, LR, CE) totalisent 25 sièges. Les partis kanaks bourgeois (FNLK-UC, FLNKS-UNI), petit bourgeois (LKS) et ouvrier (PT) forment un bloc de collaboration de classe « indépendantiste » de 26 sièges sur 54. Les 3 élus des non indépendantistes de L’Éveil océanien (EO), qui prétendent représenter les descendants des Polynésiens venus de Wallis et Futuna, se trouvent en position d’arbitre. À la suite de tractations laborieuses, EO aide à l’élection d’un président du Congrès qui est membre du FNKLS (par 29 voix sur 54). La coalition électorale loyaliste éclate entre les Loyalistes de Backès (LL, proches de Renaissance), le Rassemblement de Ruffenach (LR, proche de Les Républicains de métropole) et le RN (simple branche du RN de métropole) pour l’instant marginalisé par la surenchère de LL et de LR.
L’accord de Nouméa renvoie l’autodétermination à trois référendums prévus en 2018, 2020 et 2022, toujours sur la base de la « liste électorale spéciale » (10 ans de résidence). En 2024, il arrive à son terme. Entretemps, comme l’escomptait l’État français, les trois consultations successives rejettent l’indépendance [voir Révolution communiste n° 32 & 42].