De l’autonomie à internet
La mouvance black bloc trouve son origine dans les mouvements « autonomistes » italiens des années 1960-70. Apparue en opposition aux méthodes et à la mainmise du Parti communiste italien (PCI) sur le mouvement ouvrier, la « nouvelle gauche » attribue la brutalité de celui-ci non à son orientation contrerévolutionnaire, mais à son organisation structurée. Cette confusion anarchiste marquera le courant autonomiste et ses futures déclinaisons. Cette frange minoritaire, qui essaimera à l’international, au lieu de combattre, en renouant avec le bolchevisme, le stalinisme et l’impasse dans laquelle il maintient la classe ouvrière, préfèrera fantasmer l’émeute, le spontanéisme, la jacquerie stérile.
En Allemagne, le même phénomène se produit à partir de la fin des années 1970. La mouvance commence à s’habiller en noir, gagnant son surnom de Schwarzer Block (bloc noir), internationalisé en black bloc.
Le bloc se regroupe au sein d’une manifestations appelée par d’autres. Les BB se distinguent des autonomes par l’usage des moyens de communication moderne qui permettent de prévenir beaucoup de monde rapidement sans avoir besoin de connaitre les différents participants. Certains forums ou sites internet servent encore aujourd’hui d’agora aux BB : des sites antifa, Indymedia, Lundi matin, Contre-attaque (anciennement Nantes révoltée), Rebellyon…
Cette technique arrive aux Etats-Unis dans les années 1990 avec pour point d’orgue la conférence de l’OMC à Seattle en 1999 que les organisateurs doivent écourter pour cause d’émeutes. Deux ans plus tard, le sommet du G8 de Gênes est lui aussi perturbé par les black blocs, la police italienne y abat un manifestant.
Le BB atteint la France en 2009 à la faveur d’un sommet de l’OTAN à Strasbourg lors duquel 2 000 BB étaient présents parmi les 10 000 contremanifestants. À partir des manifestations contre le projet de loi travail Hollande-El Khomri la présence de BB dans les cortèges devient habituelle.
Un espace créé par l’absence d’organisation révolutionnaire
Ce mouvement recrute dans la jeunesse qui cherche à se radicaliser, qui rejette les manifestations rituelles type promenade sans objectif ni mot d’ordre des chefs syndicaux, mais qui est livrée à elle-même faute de parti révolutionnaire et de syndicat lutte de classe.
Nous étions naïfs, poursuit Helena. On ne savait même pas qu’il fallait une autorisation pour manifester. On marchait tranquillement, sans aucune intention violente, et on s’est fait gazer, charger, matraquer. Ça nous a radicalisés. On était de plus en plus déter [déterminés]. (Thierry Vincent, Dans la tête des black blocs, L’Observatoire, 2022, p. 61)
Parmi les organisations d’origine ouvrière, aucune ne se prononce pour l’autodéfense contre la répression policière. Les partis réformistes quand ils sont au pouvoir arment la police et quand ils sont dans l’opposition la défendent en invoquant sa nature républicaine. Les bureaucraties syndicales, loin de protéger les manifestants, syndiquent les flics et réclament plus de moyens pour les forces répressives de l’État bourgeois. Les manifestations sont laissées sans service d’ordre digne de ce nom, les maigres services d’ordre syndicaux n’étant en général présents que pour protéger les dirigeants syndicaux qui n’appellent jamais les manifestants à se défendre. Les organisations centristes qui leurs sont liées camouflent la nature de classe de l’État en présentant les policiers comme des travailleurs en uniforme (voir [1] et [2]).
Par conséquent, une partie de la jeunesse est séduite par le nihilisme des blocs.
Du jour au lendemain, on s’est habillé en noir, on s’est masqué le visage et on a mis des lunettes de piscine, comme on avait vu à la télé. Aux manifs suivantes, on a jeté des projectiles sur la police. On est devenus offensifs, et on a rejoint les petits black blocs qui se formaient çà et là. (Thierry Vincent, Dans la tête des black blocs, L’Observatoire, 2022, p. 62)
Gosses de riches et fils à papa, non. En revanche, ces individus viennent souvent de milieux à capital culturel élevé : fils de prof, intermittent, journaliste… (Thierry Vincent, Ouest France, 30 mars 2023)
Nombreux et nombreuses sont également les gilets jaunes à avoir rejoint le bloc, eux aussi abandonnés par les organisations ouvrières et syndicales. On y trouve aussi pas mal de supporteurs « ultras » de foot dont le seul crédo est la violence contre les supporteurs d’autres équipes et contre les policiers, perçus non comme les défenseurs du capital mais comme une entrave à leur comportement asocial.
Une ligne politique confuse et petite-bourgeoise
Les éphémères et hétérogènes BB se réclament souvent de l’anticapitalisme, une notion confuse. Pour les marxistes, pour autant qu’ils aient une identité politique, ils relèvent pour une minorité du gauchisme (des communistes influencés par l’anarchisme), soit directement de la variante individualiste ou nihiliste de l’anarchisme. Selon ses prétentions « antiautoritaires » habituelles, c’est un mouvement informel sans hiérarchie.
Un Black Bloc, comme n’importe quel groupe anarchiste, doit fonctionner sur un mode égalitaire et libertaire, et sans hiérarchie ni poste permettant de faire usage d’une quelconque autorité. (Francis Dupuis-Déri, Les Black Blocs, la liberté et l’égalité se manifestent, Lux, 2007, p. 23)
En fait, conformément à la tradition bakouniniste, le réseau des chefs est secret et ces derniers restent incontrôlables par leur propre base. Lors des manifestations, les chefs encouragent les naïfs amateurs de sensation forte à commettre des actions illégales mais s’en abstiennent quant à eux prudemment. Ils proscrivent toute structuration de leurs membres, les isolent, fabriquent un mouvement qui n’est qu’une somme quantitative d’individus et qui empêche toute action utile aux exploités.
Cette désorganisation volontaire et revendiquée dessert également la conscience politique, la haine affichée des multinationales se cantonne à des destructions infantiles de vitrines de restaurants rapides, d’abribus parce qu’ils hébergent une affiche publicitaire ou de distributeurs de billets d’une banque. Cela tombe bien, les banques s’emploient justement à en supprimer le plus grand nombre car elles considèrent que c’est une charge pour elles. Mais sans doute les membres du BB n’ont-ils ni compte en banque, ni carte bleue, ni besoin jamais d’argent liquide, ni de s’abriter de la pluie et du vent quand ils attendent un bus ou un tram…
Une fausse lutte contre les bureaucraties
Les animateurs du journal en ligne Lundi matin, proches des petits-bourgeois situationnistes du Comité invisible (qui prétendait stupidement lutter contre le capitalisme en sabotant des TGV et en ouvrant des cafés coopératifs dans des village), tentent de justifier les BB par une transcendance et une spiritualité enterrant la science et la lutte des classes. L’émeute devient un divertissement. L’esthétique est tout, la collectivisation des moyens de production n’est rien. Le covid a cependant distendu les liens de pas mal d’anarchistes avec la bande à Coupat et son mentor, le philosophe italien Giorgio Agamben. Leur présentation de l’épidémie comme une aubaine et de la vaccination comme un complot mondial passent mal.
Si le rejet des bureaucraties est constitutif de la mouvance black blocs et que des affrontements ont parfois lieu pour gagner le « cortège de tête », ils relaient constamment les appels aux journées d’action des centrales syndicales. Les BB ne combattent pas pour la grève générale contre les journées d’action, ils ne combattent pas pour le contrôle du mouvement par les masses, pour les comités de grève, leur centralisation face au gouvernement, ils s’en moquent.
En fait, la multiplication des journées d’action qui est la tactique des appareils syndicaux pour empêcher la grève générale leur convient très bien car elle leur donne encore plus d’occasions de se montrer et de casser. Pire, ils multiplient les agressions contre des syndiqués de la CGT, comme à Paris et à Lyon le 1er mai 2021, ou des militants du PCF, comme le 1er mai 2022 à Paris.
Loin de représenter un affrontement salutaire avec les directions traitres (comme le prétendait RP en 2021), ces actes réactionnaires peuvent même attirer des éléments fascistes.
C’est au sein des syndicats et des assemblées générales que les révolutionnaires prolétariens affaiblissent les bureaucrates. C’est par le libre débat au sein du mouvement ouvrier que les communistes internationalistes combattent le réformisme. Les travailleurs doivent pouvoir se faire leur opinion, ils n’ont pas besoin que des minorités douteuses et masquées décident à leur place.
Une vraie aide à la répression
Les techniques du bloc consistent à se protéger au sein d’un cortège, tablant sur le fait que la présence de manifestants lambda dissuade les représailles policières. Mais au contraire cela permet aux CRS, aux brigades de répression et aux gendarmes mobiles de justifier les matraquages, les pluies de lacrymo et les arrestations arbitraires qui sont dorénavant la norme. En un an de mobilisation de gilets jaunes, 10 000 personnes ont été placées en garde à vue, 3 100 ont été condamnées et 400 ont pris du ferme. Il s’agit pour la plupart de personnes étrangères au bloc mais prises dans le feu de l’action. Les membres du bloc eux, plus préparés avec des rechanges sur le parcours, passent la plupart du temps entre les gouttes, sans plus d’égards pour les autres.
De fait, ce 1er mai, la CGT Uber Eats/Deliveroo Lyon, a également déploré que des manifestants encagoulés, munis en amont de gants de motos et bâtons, aient interpelé des militants du syndicat qui leur demandaient de ne pas jeter de projectiles à proximité du cortège, afin d’éviter une intervention policière risquée pour leurs collègues en situation irrégulière : « Rien à foutre de tes collègues sans papiers ». (Marianne, 3 mai 2021)
L’État cherche à militariser la répression et à réduire les droits démocratiques de la classe ouvrière et ceci indépendamment de la présence ou non des black blocs. En revanche, le prétexte à la répression fourni par ces derniers lui permet de déployer ses moyens et ses méthodes. Sur ce point le discours des bureaucraties défendant le bien-fondé de la police et les actions stériles du bloc sont complémentaires. Ni les directions syndicales ni les groupes prônant l’émeute individuelle et nihiliste ne tentent d’organiser l’auto-défense des manifestations, seul rempart face à la police et aux provocateurs.
Pas de révolution sociale sans parti révolutionnaire
Ouvrant la porte aux voleurs et aux pilleurs, adeptes de la destruction comme but en soi, méprisant connaissances scientifiques et historiques, se leurrant sur l’étendue de leur liberté individuelle, les BB ne combattent pas pour libérer la société humaine des chaines du capital. Cette révolution sera le résultat de l’action organisée de la classe exploitée, de millions. Or, les nihilistes bannissent la lutte collective ; ils ne se mettent jamais au service des luttes ouvrières et des organes qu’elles produisent, ce qui facilite grandement leur infiltration par les flics.
Nous disons au terroriste : il n’est pas possible de remplacer les masses ; ton héroïsme ne trouverait à s’appliquer utilement qu’au sein d’un mouvement de masses. (Trotsky, Leur morale et la nôtre, 1938)
Qu’une partie de la jeunesse croie trouver dans la mouvance black bloc une façon d’exprimer son rejet du capitalisme ne fait qu’illustrer l’absence d’organisation révolutionnaire de masse. Toutefois ceci ne doit pas masquer la présence à leur tête d’agents hostiles à l’émancipation de la classe ouvrière qui prônent l’absence d’organisation, l’individualisme et n’hésitent pas à envoyer des jeunes désarmés face aux armes et à la justice bourgeoises.
Si les révolutionnaires doivent s’appliquer à recruter les premiers, ils doivent être implacables avec les seconds et proposer l’alternative suivante : se joindre aux cortèges ouvertement anarchistes ou intégrer les services d’ordre ouvriers pour protéger les manifestations de la police et des fascistes.