Agriculture : où mène le capitalisme ?

En janvier-février, des manifestations paysannes se sont multipliées dans plusieurs pays européens, Pays-Bas, Allemagne, France, Espagne, Italie, Roumanie, Pologne, Grèce… Les médias, les politiciens et les organisations à la tête de ces mobilisations les présentent comme émanant des « agriculteurs ». En réalité, l’agriculture recouvre trois classes sociales :

  1. une minorité capitaliste qui exploite des salariés,
  2. une minorité importante de prolétaires,
  3. une majorité relative de travailleurs indépendants qui se situe entre les deux.

Si de nombreux paysans (3) ont bloqué les routes et envahi les hypermarchés, les ouvriers agricoles (2) n’ont jamais cessé le travail et les capitalistes agrariens (1) ont tiré les marrons du feu.

Sur l’ensemble des 380 000 entreprises agricoles que compte la France, 10 % occupent un quart de la surface utilisée et fournissent presque 30 % de la production totale. Cette concentration spectaculaire traduit l’émergence, à bas bruit, d’une agriculture d’entreprise puissante, qui négocie sur les marchés mondiaux et fournit l’industrie agroalimentaire et la grande distribution. Les producteurs de céréales, de porcs, de betteraves et une partie des viticulteurs bénéficient de revenus très confortables. (Bertrand Hervieu, Le Monde, 28 février 2024)

Le Monde, 1 février 2024


Macron, Attal et Fesneau aux petits soins avec la FNSEA

Lors des dernières élections aux chambres d’agriculture, la FNSEA (contrôlée par LR) a obtenu 52 % des suffrages, la Coordination rurale (où le RN intervient) 21 %, la Confédération paysanne (partagée entre PS, EELV et LFI) 19 %, le MODEF (dirigé par le PCF) 1,4 %.

Ces organisations dénoncent la concurrence « déloyale », en provenance de pays extérieurs à l’UE comme le poulet brésilien, les céréales ukrainiennes, l’agneau néo-zélandais, etc., mais aussi parfois celle interne à l’Union européenne, des paysans faisant la chasse aux produits d’origine UE dans les supermarchés ou en jetant les fruits et légumes de camions venus d’Espagne. Elles réclament une meilleure rémunération de leur production, des subventions et des allègements de charges, une diminution des contrôles et, sauf la Confédération paysanne, des contraintes environnementales.

En France, le gouvernement Macron-Attal-Fesneau a retenu sa gendarmerie, sa police et sa justice, qui ont fait preuve d’une grande mansuétude pour les paysans alors qu’elle chargeait sans ménagement il y peu les manifestations en défense des retraites, les gilets jaunes ou bien les militants écologistes.

On ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS. (Gérald Darmanin, TF1, 25 janvier 2024)

Et Macron, Attal et le ministre Fesneau ont cédé précipitamment aux demandes de la FNSEA et de son appendice les Jeunes agriculteurs, voire de la Coordination rurale :

  • annulation de l’augmentation de la taxation du gazole non routier,
  • « simplification » des règlementations,
  • mise en pause d’abord du plan Ecophyto règlementant l’utilisation des pesticides, puis suppression des normes françaises plus exigeantes que les normes européennes,
  • abandon en accord avec l’échelon européen de l’obligation de mise en jachère de 4 % des surfaces cultivées pour préserver la biodiversité, instauration de prix plancher par produit…

La rigueur budgétaire prêchée par Le Maire a soudain disparu puisque des aides d’urgence massives à diverses filières ont été annoncées. Manifestement, le gouvernement cherche à toutes forces à regagner l’appui de la paysannerie en évitant qu’elle ne succombe aux sirènes du RN.

Le joug du capital sur l’agriculture

Il y a belle lurette que l’agriculture est passée sous le joug du capitalisme, avec tout ce que la logique du profit implique comme asservissement du travail humain et destruction de la nature.

La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent en commun. Si elles se différencient au début en ce que l’une gaspille et ruine davantage la force naturelle de l’homme et l’autre la force naturelle de la terre, elles se tendent la main plus tard, le système industriel appliqué à la terre venant à son tour exténuer la force de travail, et l’industrie et le commerce intervenant pour procurer à l’agriculture les moyens d’épuiser la terre. Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroitre sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement. (Karl Marx, Le Capital, livre I, 1867, ch. 15, ES, 1976, p. 359)

Le capital industriel et le capital financier imposent facilement leurs conditions aux producteurs.

Le commerce mondial de céréales est assuré par seulement par quatre grandes compagnies géantes aussi puissantes que nombre d’États : Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus. Non contentes de contrôler 90 % du commerce mondial de céréales, ces transnationales s’accaparent désormais des terres, fournissent semences et engrais aux fermiers, achètent leurs céréales puis les transportent par bateaux, les stockent et les revendent sur des marchés boursiers Bourse de Chicago et Euronext. (L’Humanité magazine, 14 février)

Évolution du cours mondial du blé en dollars, Boursorama


Lactalis, 1er groupe laitier mondial avec un chiffre d’affaires de plus de 28 milliards d’euros en 2022, dicte aux agriculteurs en France son prix d’achat actuel de 425 euros les 1 000 litres de lait, ce qui ne couvre pas les couts de production des petites et moyennes exploitations en plaine, en dépit des subventions de la PAC qu’elles perçoivent. On trouve aujourd’hui le litre de lait UHT en grande surface autour de 1 euro et évidemment les industriels qui l’ont transformé comme les distributeurs qui le vendent jurent leurs grands dieux que leurs marges sont infimes. Selon le rapport au Parlement 2022 de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires, en 2021, la part de la matière première pour le lait UHT demi-écrémé représente 35,4 % (-2,5 points par rapport à 2020), la marge brute de l’industrie 41,8 % (+2,4 points) et la marge brute de la distribution en grandes et moyennes surfaces 22,9 % (+0,1 point).

En 2022 (comparé à 2001), les éleveurs ont perçu 4 % de moins sur la vente d’un litre de lait demi-écrémé, au profit de la grande distribution (+188 %) et de l’industrie agroalimentaire (+64 %). Sur 20 ans, cette répartition de plus en plus inéquitable de la valeur se vérifie sur l’ensemble des produits laitiers. Sans les aides publiques qui représentent en moyenne 84 % de leur revenu annuel (entre 2011 et 2021), les éleveurs ne pourraient pas survivre. En parallèle, les bénéfices des plus grandes entreprises de l’aval (pour les maillons de la transformation et de la distribution) ont augmenté de 61 % entre 2018 et 2021. (Fondation pour la nature et l’homme, Filière laitière : mieux partager la valeur, 27 novembre 2023)

Pour qu’un agriculteur, quel qu’il soit, puisse vivre de son travail, il faut que le prix de vente de sa production couvre ses frais de production et intègre son bénéfice. Mais les frais par volume de production sont très différents, pour une même production, selon la fertilité des sols, la taille de l’exploitation, sa mécanisation, etc. Cependant, le prix de vente moyen, par exemple, d’un kilo de carottes, sera fixé autour des couts de production de l’exploitant le moins rentable, augmenté de son bénéfice, pour autant que sa production reste absolument nécessaire pour subvenir aux besoins de la population.

Mais l’accumulation du capital et les progrès de la productivité dans l’agriculture, la concurrence, la pression de l’industrie agroalimentaire, des distributeurs, poussent à la baisse du prix de vente moyen et rendent l’exploitation la moins performante inutile et non rentable. Le prix de vente moyen du kilo de carottes baisse alors en se réajustant autour des conditions d’exploitation un peu plus performantes. L’agriculteur qui cultive des carottes dans une exploitation beaucoup plus productive vend également son kilo de carottes autour du prix de vente moyen, alors même qu’il lui coute beaucoup moins cher à produire. Il en tire donc, en plus du profit moyen déjà contenu dans le prix de vente d’un kilo de carottes, un surprofit plus ou moins important, que Marx appelle la rente foncière. Cette rente foncière est supportée au bout du compte par le consommateur. Ce phénomène est sans cesse à l’œuvre et c’est lui qui explique à un bout la course à la productivité, à la grande exploitation (et à l’enrichissement de leur propriétaire) et à l’autre bout à la disparition des petites exploitations.

Agreste, Info Rapides, février 2024


Cette tendance fondamentale peut être plus ou moins contrariée par divers évènements et divers mécanismes. Si une sècheresse survient, si la guerre interrompt les livraisons, l’insuffisance temporaire de l’offre permet au prix de marché de s’élever au-delà du prix de production. L’agriculteur ou l’éleveur peut aussi parfois orienter sa production vers des qualités de produits dont le prix de vente moyen est supérieur, en bio, en appellation d’origine contrôlée, etc. Mais même dans ce cas, le prix de vente moyen de cette nouvelle production ne peut totalement échapper à la loi de la valeur, à l’influence dominante du prix de production moyen du même produit de qualité ordinaire qui est beaucoup plus répandu. Un kilo de carottes « bio » ne peut se vendre le double ou le triple d’un kilo de carottes ordinaires car il ne trouvera plus preneur.

INSEE, Transformations de l’agriculture, 27 février 2024


S’agissant de la France, un rapport d’avril 2022 du ministère de l’agriculture sur l’évolution des revenus agricoles sur la période 1998-2020 permet d’y voir un peu plus clair. Dans ce laps de temps, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de 60 % et la population active agricole a diminué de 50 %, alors que la surface agricole totale utilisée n’a baissé quant à elle que de 7 %. Cela signifie mécaniquement un accroissement de la surface par exploitation. En effet, la taille des exploitations a été multiplié par 2,5, passant de 28 à 69 hectares en moyenne. D’un côté, le nombre de grandes et de moyennes exploitations augmente de près de 20 %. Le poids économique des 77 000 « grandes exploitations », (production brute annuelle supérieure à 250 000 euros en 2020 sur 136 hectares en moyenne), pèse 53 % de la production brute totale. Les « moyennes exploitations » (production brute annuelle comprise entre 100 000 euros et 250 000 euros sur 99 hectares en moyenne) fournissent 33 % de la production brute totale. À l’autre bout, les « micros-exploitations » (moyenne de production brute annuelle de 8 000 euros sur 12 hectares en moyenne) et les « petites exploitations » (production brute annuelle comprise entre 25 000 et 100 000 euros sur 48 hectares en moyenne), sont passées de 86 % du total des exploitations agricoles en 1988 à 54 % en 2020, ne réalisant respectivement plus que 2 % et 14 % de la production totale.

Agriculture stratégie, Évolutions du revenu agricole, 21 mars 2023


Diminution du nombre d’exploitation et accroissement des surfaces s’accompagnent d’une spécialisation de plus en plus poussée des productions (notamment dans le domaine des céréales, au détriment de la mixité élevage/production végétale), de l’augmentation de plus en plus importante des investissements en machines et installations agricoles onéreuses, ce qui implique le recours aux emprunts et renforce la dépendance des agriculteurs au capital financier des banques. Les formes juridiques d’exploitations agricoles se modifient également. Une partie des grandes exploitations sont devenues des « firmes » caractérisées par de gros investissements financiers de capitaux extérieurs à l’agriculture, un emploi salarié important, une logique industrielle, etc. qui représentent en 2020 environ 10 % du nombre d’exploitations et 30 % de la production brute totale. Du côté des petits agriculteurs, les formes « sociétaires » impliquant une coopération plus ou moins étendue entre les participants se sont développées, type GAEC (groupement agricole d’exploitation en commun) représentant 11 % des exploitations ou EARL (exploitation agricole à responsabilité limitée), 19 % des exploitations.

Selon que vous serez puissant ou misérable…

Paradoxalement, la Commission européenne indique que le revenu agricole moyen par actif de l’UE de 2021 est en hausse 56 % par rapport à celui de 2013, dépassant de loin l’inflation pour la même période qu’elle chiffre à 9,4 %. Il est vrai que ces chiffres ne tiennent pas compte de la crise inflationniste survenue à partir de la mi-2021, de l’augmentation des couts de l’énergie, des engrais, de l’alimentation pour les animaux d’élevage… Mais cette hausse du revenu agricole moyen provient moins de l’augmentation des prix des productions agricoles que de la diminution continue du nombre d’actifs alors que la production augmente ou se maintient dans la plupart des cas. D’autre part il ne s’agit que d’une moyenne, toutes filières confondues et surtout tous agriculteurs confondus, paysans d’un côté, grands exploitants de l’autre. Qu’y-a-t-il de commun en effet entre le paysan à qui vous achetez une salade ou une botte de carottes sur le marché et Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA ?

La crise agricole s’est, semble-t-il, arrêtée aux portes de l’empire d’Arnaud Rousseau (50 ans), le leader du syndicat majoritaire du secteur, la FNSEA, et président du conseil d’administration d’Avril Gestion, la société qui opère la gestion du puissant groupe agroalimentaire, Avril. Ce géant français des huiles et protéines végétales (Lesieur, Puget…) surfe même sur des résultats records, grâce à la hausse des prix des matières premières de son secteur (colza, tournesol) et a ainsi vu son Ebitda (excédent brut d’exploitation) bondir de +64% pour atteindre 583 millions d’euros en 2022… Avril a ainsi pu surfer sur la hausse générale des couts de production. Et a même profité de la crise pour diversifier son portefeuille. Rien qu’en 2022, le groupe a acquis six sociétés, dont le transformateur de riz et légumes secs Soufflet Alimentaire (marque Vivien Paille), l’autrichien Vegini (protéines végétales) ou encore la startup Eccelenza Italia (sauces Italians do it better), bien implantée en grande distribution… Un empire de l’agroalimentaire qui pesait 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires (+32 % sur un an) en 2022. (Capital, 1er février 2024)

Si le président de la FNSEA ne semble pas avoir de problèmes de fin de mois, ce n’est pas le cas de tous les agriculteurs. On a beaucoup entendu parler de la misère des « salaires » que certains agriculteurs parvenaient à grand peine à se verser, voire de leur absence totale. Certains agriculteurs sont en effet pauvres (16 %) même si la proportion est moindre que chez les travailleurs privés d’emploi (35 %).

Sans remettre en cause la bonne foi des témoignages, il faut cependant indiquer que, si les revenus sont plus variables que ceux des salariés :

  • parfois, leur niveau de vie est amélioré par la consommation de leur propres produits (ce qui est exceptionnel pour les salariés) ;
  • leurs prestations sociales (en particulier les pensions de retraite) sont en partie financées par les salariés (par le biais de transferts du régime général de la sécurité sociale à la MSA) ;
  • leur patrimoine est généralement plus important que celui des ouvriers et des employés qui ont un revenu équivalent car ils sont propriétaires de leur entreprise (terres, bâtiments, équipements, cheptel…);
  • le bénéfice que dégage un agriculteur ne constitue qu’une partie de ses revenus. Déduction faite des impôts directs payés par les ménages, le revenu disponible des ménages d’exploitants agricoles (ménages dont un des membres est exploitant tel que défini au recensement agricole) s’élève en 2020 à 49 600 euros en moyenne. Il provient à hauteur d’un tiers de revenus tirés de l’exploitation agricole (au sens des bénéfices agricoles déclarés pour l’impôt sur le revenu). Un peu moins de la moitié (45 %) du revenu disponible provient d’autres revenus d’activité professionnelle (essentiellement des revenus d’activité salariée, perçus par l’exploitant ou les autres membres de son ménage) et un cinquième (22 %) de revenus du patrimoine (par exemple des loyers de terres louées). Viennent ensuite les ressources en provenance de pensions (15 %), notamment de retraite, les agriculteurs étant souvent âgés, et des prestations sociales à hauteur de 4 %. (INSEE, Transformations de l’agriculture, 27 février 2024, p. 18)

Le niveau de revenu dépend, entre autres, de l’emplacement géographique, de la taille et le l’activité. Le taux de pauvreté est plus bas dans les rangs des viticulteurs (11,5 %), dans les grandes cultures, comme les céréales, les betteraves et les pommes de terre (12,2 %) ou les éleveurs porcins et de volailles (13,5 %). Mais, là encore, les moyennes par filières ne rendent pas comptent de l’extrême hétérogénéité des revenus selon la taille des exploitations.

Concrètement, pour un revenu moyen de 56 014 euros, on constate, d’après les services statistiques du ministère de l’agriculture, que 25 % des agriculteurs dépassent les 90 000 euros et 10 % les 150 000 euros. Les revenus de plusieurs centaines de milliers d’euros annuels ne sont pas rares, notamment parmi les dirigeants actuels de la FNSEA, qui cumulent souvent leur activité d’exploitant-manageur avec celle d’actionnaire dans l’agro-industrie. À l’autre bout de l’échelle, les 10 % des agriculteurs les moins rémunérés se situent à moins de 15 000 euros, soit, dans de nombreux cas, très au-dessous du smic horaire compte tenu des journées à rallonge. (Thomas Piketty, Le Monde, 24 février 2024)

INSEE, Transformations de l’agriculture, 27 février 2024


Et il existe aussi des « invisibles », les ouvriers agricoles, qui ne sont ni dans les interviews ni sur les barrages, et pour cause puisque ce sont leurs employeurs qui les tiennent. Ils sont soit salariés permanents, soit sous contrats saisonniers ou occasionnels.

La propriété privée, fondée sur le travail personnel, va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d’autrui, sur le salariat. (Karl Marx, Le Capital, livre I, 1867, ch. 32, ES, 1976, p. 557)

INSEE, Transformations de l’agriculture, 27 février 2024


Ce prolétariat agricole représente un tiers de l’effectif de ce secteur. Leurs syndicats dénoncent des conditions de vie, notamment d’hébergement, indignes, des salaires autour du SMIC pour des semaines à rallonges puisqu’il existe des dérogations sur le temps de travail et se heurtent à l’intransigeance du patronat dans la branche agricole représenté par… la FNSEA. En plus des conditions d’exploitation, c’est sur lui que repose en premier lieu les risques liés à l’usage des pesticides et autres produits phytosanitaires et d’accidents du travail : en 2022, 51 accidents mortels et 3 071 accidents du travail grave non mortels pour les salariés ; 101 mortels et 1 731 graves pour les non-salariés (MSA, Réunion de conjoncture, 8 décembre 2023).

Une partie de ces ouvriers agricoles, essentiellement des saisonniers, entre 20 et 25 %, est constituée de travailleurs étrangers, encore plus exploités, dont le gouvernement vient d’ailleurs de faciliter le recrutement à la demande de la FNSEA puisque le secteur est reconnu comme « sous tension ». La FNSEA, qui a un pied dans l’enseignement agricole, revendique également haut et fort un assouplissement des règles protégeant les jeunes en apprentissage dans les exploitations agricoles.

La lutte entre les différentes fractions du capital se fait au détriment de l’agriculture

Globalement, la rentabilité du capital investi dans le domaine agricole proprement dit est faible, de l’ordre de 2 %, en comparaison de celle beaucoup plus forte tirée des investissements industriels. Le capital tire plus de profits dans la transformation industrielle des produits agricoles que dans leur production proprement dite.

Le capital industriel, commercial et financier domine dans les arbitrages que les États bourgeois qui incarnent les intérêts généraux de leur bourgeoisie passent entre eux et vis-à-vis des autres pour s’ouvrir les marchés mondiaux. Non sans tiraillements entre les bourgeoisies, entre les différentes fractions du capital à l’intérieur de chaque pays, entre le poids respectif des capitaux dans les différentes filières agricoles enfin. L’impérialisme français est la première puissance agricole de l’UE, mais n’est pas l’impérialisme le plus puissant de l’UE. Si le solde de sa balance commerciale agricole reste positif, il se dégrade. De plus sa balance commerciale agricole intra-européenne est déficitaire depuis 2018. Son agriculture fout le camp…



Rarement la balance commerciale agricole française aura été en aussi mauvaise posture. Son solde est demeuré positif en 2023, mais il a effectué un plongeon spectaculaire, à 1,2 milliard d’euros, soit quatre fois moins que l’année d’avant, selon les chiffres des douanes publiés ce mercredi. Les exportations (19,1 milliards d’euros), entamées par des pertes de marché en Afrique, ont fondu de 15 % l’an passé. Les importations ont moins augmenté que sur les deux années précédentes, à +1,3 %. (Les Échos, 7 février 2024)

En revanche, la balance commerciale agroalimentaire concernant les produits transformés industriellement ne pâtit pas de cette dégringolade et reste solide, avec un excédent de 5,6 milliards d’euros pour 2023, similaire à 2022.

À l’intérieur de l’UE, ce sont les nouveaux entrants, Pologne, Roumanie, qui ont les couts du travail les plus faibles. Inexorablement, la production de la « matière première » agricole est privilégiée dans les pays où le cout du travail est plus faible ou la productivité plus grande, malgré le cout des transports qui s’ajoute.

La tendance qui a prévalu depuis plusieurs années dans l’UE a été de privilégier l’exportation des produits industriels et des capitaux et d’ouvrir en contrepartie le marché européen aux importations agricoles à bas prix. C’était déjà l’objectif du CETA entre l’UE et le Canada, voté par le Parlement européen en 2017 et ratifié par la France en 2019. C’est l’objet du traité de l’UE avec la Nouvelle-Zélande signé en novembre 2023 qui prévoit à terme une suppression totale des droits de douane sur de nombreux produits agricoles : kiwis, pommes, oignions, miel… et des contingents significatifs sur la viande ovine (38 000 tonnes) et bovine (10 000 tonnes), le beurre (15 000 tonnes), les fromages (25 000 tonnes) et le lait en poudre (15 000 tonnes).

Le traité avec le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay), conclu en juillet 2019, n’est toujours pas ratifié, illustre parfaitement ces contradictions. Aujourd’hui, la bourgeoisie allemande pousse à sa ratification tandis que la bourgeoisie française renâcle.

Il vise surtout à faciliter les échanges commerciaux entre l’Europe et l’Amérique du Sud en supprimant progressivement la quasi-totalité des droits de douane appliqués aux exportations de l’UE vers le Mercosur. Il prévoit aussi un important quota d’importation de viande bovine. (Le Monde, 31 janvier 2024)

Le PCF et LFI n’y répondent pas par les mots d’ordre des États-Unis socialistes d’Europe, de l’expropriation du capital agraire, commercial, industriel et bancaire, mais tentent de renchérir en chauvinisme avec le RN et Reconquête.

C’est de la concurrence déloyale imposée par des traités de libre-échange. (Fabien Roussel, C News, 23 janvier 2014)

Je soutiens les agriculteurs qui protestent contre ce qu’ils considèrent comme une concurrence déloyale dans le cadre du libre-échange. (Jean-Luc Mélenchon, BFM TV, 28 janvier 2024)

L’agriculture vit sous perfusion de l’Union européenne

En France, le revenu des agriculteurs est largement socialisé, même si leurs organisations entretiennent toutes le mythe paysan de travailleurs indépendants.

INSEE, L’Agriculture en 2023, décembre 2023)


En particulier, les aides de la PAC (politique européenne commune) représentent pour certaines filières l’essentiel des revenus.



La PAC, qui représente encore le plus gros budget européen, 387 milliards d’euros sur la période 2021/2027, a essentiellement bénéficié aux plus grandes exploitations et a donc favorisé le mouvement de concentration. La France, premier pays producteur agricole européen est le premier bénéficiaire de la PAC. Le but de la PAC consiste surtout à subventionner directement le producteur pour compenser la différence entre ses couts de production et les cours. Sans l’aide de la PAC, la plupart des producteurs ne tiendraient pas le choc.



Si 90 % des exploitations agricoles touchent des subventions de la PAC en France, toutes ne sont pas logées à la même enseigne. La PAC est allouée à l’hectare, avec toutefois une pondération sur les revenus par filières qui aboutit par exemple à attribuer à la filière bovin/viande qui a les revenus les plus faibles le plus d’aides de la PAC. Selon le ministère de l’agriculture, 20 % des agriculteurs possèdent 52 % des terres agricoles et touchent 35 % des aides de la PAC. Toutefois, en « euros constants » (en tenant compte de l’inflation), ces aides de la PAC diminuent depuis le début des années 2000. Soutenir le secteur agricole à bouts de bras, fût-il dominé par de puissants capitalistes, n’est plus la priorité de nombreuses bourgeoisies européennes, dont la plus puissante, l’Allemagne.

L’origine de la révolte, trouve là sa source. Les capitalistes du secteur poussent à l’action les paysans travailleurs, la cohorte des petits et moyens paysans qui croient défendre leurs intérêts, mais pour finir ne feront qu’accroitre le profit des gros exploitants à leurs dépens. Jusqu’au début des années 90, la PAC fonctionnait avec des prix garantis aux agriculteurs. Résultat : une surproduction phénoménale, achetée de toutes façons et stockée ensuite, puis détruite la plupart du temps, au plus grand bénéfice des grands producteurs !



Aujourd’hui, les bourgeoisies européennes, toutes confrontées peu ou prou à des mouvements de protestations de leurs agriculteurs, ont choisi de donner une plus grande latitude à chaque État pour distribuer la PAC qu’il perçoit selon ses propres critères, ce qui en fait un instrument supplémentaire de protectionnisme déguisé interne à l’UE, tout comme la liberté laissée à chaque État de déroger jusqu’à un certain point aux règles environnementales pourtant adoptées en commun.

Le mirage des prix garantis dans le cadre du capitalisme conduit au protectionnisme

Une des revendications centrales de la Confédération paysanne est de bénéficier de prix de vente garantis par produit. C’est aussi la position du PS, de LFI et du PCF.

Nous proposons de mettre en place des conférences permanentes territoriales, associant des représentants de la profession agricole, des industriels, des distributeurs, mais aussi les pouvoirs publics et de la société civile. Ces conférences auraient pour but de déterminer un prix d’objectif, soit un prix d’achat des produits agricoles couvrant les couts de production et rémunérant dignement l’agriculteur. (PCF, Communiqué, 20 janvier 2024)

Suivis par les adjoints de LFI : NPA-AC, POI, PCOF…

Les paysans peuvent compter sur les militants, les députés de LFI qui revendiquent des prix plancher, la fin des accords de libre-échange. (POI, Contribution, 24 janvier 2024)

Le PT prétend même que le prix garanti est la revendication… des « salariés agricoles »

Pour la garantie d’un prix d’achat des produits agricoles permettant aux petits agriculteurs et salariés agricoles de vivre de leur travail. (POID-PT, Communiqué, 25 janvier 2024)

Mais est-il surprenant de la part de « trotskystes » qui défendent « la nation » d’aligner le prolétariat sur la petite bourgeoisie ?

Traiter le prolétariat simplement comme moitié des travailleurs, cela déterminerait des conséquences vraiment fatales, car le caractère révolutionnaire et de classe du parti se dissoudrait dans un amorphe Parti des travailleurs… (Léon Trotsky, « Les communistes et les paysans en France », L’Humanité, 22 avril 1922)

Un système de prix garantis ou de prix planchers, s’il maintient la tête hors de l’eau du petit exploitant, qui est en général celui qui a les conditions de production les moins bonnes, en lui offrant la couverture de ses couts de production augmenté d’un bénéfice suffisant pour vivre, freine la tendance à la baisse des prix des produits agricoles et même les augmente. Mais du même coup, il garantit aux plus gros exploitants, aux plus rentables, ceux qui produisent bien en dessous des prix garantis ou planchers, une rente foncière encore plus importante qu’auparavant tandis qu’il en fera peser le poids sur le consommateur.

De plus, ce système ne peut fonctionner bien longtemps car il suppose que la concurrence des mêmes produits, moins chers, en provenance de l’UE ou d’ailleurs soit écartée, sinon le « patriotisme » supposé du consommateur trouvera rapidement ses limites devant les écarts de prix. Il est totalement illusoire de penser qu’un système de prix garantis puisse être mis en œuvre à l’échelle de l’UE, compte tenu des écarts de couts très importants entre les différents pays et de la concurrence entre les bourgeoisies.

Ainsi, dans le cadre de l’économie capitaliste, la paysannerie est livrée, soit à la concurrence la plus féroce avec son cortège de laissés pour compte, et les quelques ajustements temporaires ne pèsent rien en face de la puissance de la logique capitaliste, soit à la protection illusoire derrière des barrières protectionnistes qui ne feront que précipiter la survenue de crises plus graves encore. Cependant le mirage du protectionnisme attire comme un aimant la plupart des petits et moyens paysans pris à la gorge qui y voit désormais leur seule planche de salut.

INSEE, Transformations de l’agriculture, 27 février 2024


La FNSEA comme la Coordination rurale protestent contre l’interdiction, ou la restriction, ici, de l’usage de différents pesticides alors qu’ils sont autorisés là-bas. Seule la Confédération paysanne ne s’oppose pas aux mesures environnementales. D’une part il est curieux de revendiquer comme une liberté fondamentale le droit d’empoisonner les gens et les sols puisque les concurrents le font aussi, mais n’est-ce pas la logique qui conduit le capital, d’autre part ceci n’est qu’un des aspects d’une revendication plus globale reprise en chœur par toutes les organisations agricoles, Confédération paysanne comprise, celle de la souveraineté alimentaire impliquant d’interdire la « concurrence déloyale », de « produire et de consommer français » ! En réalité, le protectionnisme sous toutes ses formes, national ou européen, apparait comme la seule planche de salut pour les filières agricoles qui sont en perte de vitesse et se trouvent asphyxiées par la concurrence capitaliste qu’elles-mêmes défendent si d’aventure elles ont la capacité de conquérir des marchés, qu’ils soient européens ou autres. C’est ce qu’a parfaitement compris le RN qui trouve là un terrain favorable.

Quelles perspectives le prolétariat doit-il défendre pour l’agriculture ?

Partout dans le monde, l’agriculture du capitalisme (celle que défend en réalité la FNSEA) contribue au réchauffement climatique, appauvrit la diversité biologique, pille l’eau et dégrade la fertilité des sols, au détriment des paysans.

Les salariés des zones rurales sont au contact des paysans travailleurs et ont souvent de liens familiaux avec eux. Les travailleurs urbains regardent avec sympathie le sort des dizaines de milliers de petits agriculteurs qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts, mais sont eux-mêmes confrontés à une forte hausse des produits alimentaires. La situation leur échappe. Quelle orientation le prolétariat doit-il défendre sur la question agricole, pas seulement pour la défense de ses propres intérêts, pas seulement pour gagner les ouvriers agricoles et s’assurer, sinon du soutien, du moins de la neutralité bienveillante des petits exploitants, mais au compte de toute la société, pour remettre la production agricole comme la production industrielle sous le contrôle des producteurs eux-mêmes, pour la satisfaction des besoins et non plus la recherche du profit ?

Cour des comptes, Rapport, 12 mars 2024


L’agriculture n’a pas d’avenir dans le cadre du maintien du capitalisme, autre que la poursuite et l’aggravation à la fois des crises, mais aussi de ses tares, course folle au rendement au mépris de toutes autres considérations, productions anarchiques et surproduction, dégradations multiples de l’environnement, concentration de la richesse entre quelques-uns et appauvrissement pour le plus grand nombre, etc. La classe ouvrière prenant le pouvoir remettra l’agriculture sur ses pieds comme elle le fera pour l’industrie, c’est-à-dire qu’elle donnera à l’agriculture comme à l’industrie pour seule mission de satisfaire les besoins humains. En expropriant les groupes industriels comme les groupes agroalimentaires, les grandes exploitations comme les grands distributeurs, les banques, le gouvernement ouvrier prendra le contrôle de l’économie, délivrée de la course au profit. Ce sont les producteurs eux-mêmes qui définiront au mieux à la fois les besoins à satisfaire et les moyens à employer. Il faut tordre le cou à de fausses solutions qui, sans remettre en cause le capitalisme, font florès dans la petite-bourgeoisie.

En restant dans le cadre du capitalisme, ni les circuits courts, ni le bio ne sauveront l’agriculture des ravages de la course au profit ; il les a d’ailleurs déjà parfaitement intégrés dans son système aux côtés des productions conventionnelles. D’autre part, produire une alimentation de qualité accessible à tous ne se règlera pas par une multiplication de petites exploitations, même bio. Non que les pratiques et recherches d’une agriculture biologique respectueuse de l’environnement soient condamnables, au contraire. Mais l’horizon de la petite exploitation est nécessairement limité, autant qu’il asservit le petit paysan à des conditions de travail et de vie archaïques.

Le régime de petits producteurs indépendants, travaillant à leur compte, présuppose le morcèlement du sol et l’éparpillement des autres moyens de production. Comme il en exclut la concentration, il exclut aussi la coopération sur une grande échelle, la subdivision de la besogne dans l’atelier et aux champs, le machinisme, la domination savante de l’homme sur la nature, le libre développement des puissances sociales du travail, le concert et l’unité dans les fins, les moyens et les efforts de l’activité collective. Il n’est compatible qu’avec un état de la production et de la société étroitement borné. L’éterniser, ce serait, décréter la médiocrité en tout. Les besoins augmentent ; mais en même temps s’élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme socialisé, les producteurs associés, règlent rationnellement le métabolisme que constituent leurs échanges avec la nature, qu’ils le contrôlent ensemble au lieu d’être eux-mêmes dominés par lui comme ils le seraient par une puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. (Karl Marx, Le Capital, livre III, 1863-1883, ch. 48, ES, 1976, p. 742)

Il faudra au contraire encourager le regroupement, la coopération, et même les grandes exploitations, mais gérées, organisées avec le meilleur des connaissances techniques et scientifiques pour produire en quantité suffisante sans ravager ni la santé des hommes, ni la biodiversité, ni les sols.

Les ouvriers et techniciens agricoles font partie du prolétariat mais ne jouent pas un rôle important dans la lutte des classes à cause de leur dispersion. Le travailleur indépendant de l’agriculture, à de très rares exceptions près, reste très éloigné des perspectives du socialisme. Le paysan se voit avant tout comme un entrepreneur, qu’il travaille seul sur sa propriété ou qu’il exploite famille et salariés sur des centaines d’hectares. Même si sa lutte pour survivre se heurte à Lactalis, à Leclerc ou à Bigard, le petit exploitant reste la plupart du temps fondamentalement attaché à la propriété du sol qui le fait vivre et ne voit pas d’autre horizon que le capitalisme.

La paysannerie aujourd’hui ne représente plus en France le même poids qu’elle avait au 19e ou même pendant une grande partie du 20e siècle, et encore moins le poids qu’elle avait dans la Russie de 1917. Mais les communistes doivent conserver à l’égard des paysans travailleurs la démarche que préconisait le fondateur de la 2e Internationale.

Le problème est : comment s’y prendre pour gagner le petit paysan à notre cause. Le but n’est pas de le gagner superficiellement et provisoirement par des mesures qui semblent lui permettre de se maintenir. Du paysan qui nous demande de maintenir sa propriété parcellaire, nous ne pourrons jamais faire un camarade, pas plus que du petit patron qui veut rester éternellement patron.
Notre position est : d’abord, nous prévoyons la disparition inéluctable du petit paysan, mais nous ne sommes nullement chargés de hâter cette disparition. Ensuite, lorsque nous serons au pouvoir, nous ne pourrons songer à exproprier les petits paysans par la force. Nous aurons à les convaincre par l’exemple, et en mettant à leur disposition le concours de la société, de passer à l’exploitation collective.
L’essentiel est de leur faire comprendre que nous ne pouvons sauver et conserver leur propriété qu’en la transformant en une propriété et une exploitation coopératives. Car c’est précisément l’exploitation individuelle, fruit de la propriété individuelle, qui fait la perte des paysans. S’ils veulent conserver l’exploitation individuelle, ils seront nécessairement chassés de leur propriété, tandis que leur mode de production dépassé fera place à la grande exploitation capitaliste.
Offrir aux paysans la possibilité d’introduire la grande exploitation, non pour le compte capitaliste, mais pour leur propre compte commun, il ne serait pas possible de faire comprendre aux paysans que c’est dans leur intérêt, que c’est l’unique chemin de salut ? (Friedrich Engels, La Question paysanne en France et en Allemagne, 1894, ES, 1956, p. 24-25)

13 mars 2024