L’élection présidentielle en Colombie, l’illusion d’une victoire pour les travailleurs

L’élection présidentielle s’est tenue les 29 mai et 19 juin, après les élections législatives du 13 mars. La participation de 58 % au second tour, bien que faible, est pourtant historiquement élevée, signe d’une attente politique de la part de la population après des décennies de conflits armés, ayant fait 250 000 victimes.

Gustavo Petro, le chef de la coalition du Pacto Historico-Colombia Puede (Pacte historique-La Colombie peut, PH) est élu avec 50,69 % des suffrages exprimés.

Pacto Historico : une coalition éco-socialiste

En 2020, face au covid, l’ancien président Duque avait consacré le pays à Notre-Dame de Fatima (une prétendue apparition de la mère de Jésus de Nazareth, le fondateur incertain du christianisme, en 1917 au Portugal) et prié publiquement Notre-Dame de Chiquinquirá (le même personnage, dans une variante plus locale). Il avait ensuite, en bon chrétien, réprimé sauvagement les manifestations populaires de 2021. (voir Révolution communiste 45)

La coalition PH est issue d’un regroupement d’une vingtaine d’organisations ouvrières, indigénistes, écologistes et féministes et de mouvements associatifs petits-bourgeois, initié en février 2021 par le Partido Comunista Colombiano (PCC), Colombia Humana (parti petit-bourgeois de Gustavo Petro) et l’Union Patriotica (anciens guérilleros démobilisés des FARC).

Cet attelage électoral, de type front populaire, a reçu le soutien d’un pasteur évangéliste anti-avortement, Alfredo Saade, missionné par le chef de cette coalition au début de la campagne électorale, pour dialoguer avec les chefs religieux du pays. Le maire de Medellin, Daniel Quintero, ancien ministre de l’Information, des technologies et des communications sous la présidence de José Manuel Santos (2014-2018) n’a pas caché sa proximité avec Petro.

Petro l’emporte au second tour contre Rodolpho Hernandez, un affairiste millionnaire du BTP, représentant le plus réactionnaire de la bourgeoisie colombienne. L’autre candidat de la bourgeoisie, Federico Gutierrez (Equipo por Colombia, coalition de 4 partis bourgeois), avait été éliminé au premier tour avec 23,94 % des voix. Le rejet inspiré par la politique répressive d’Ivan Duque, notamment en novembre 2019 et octobre 2020, élimine de la course les formations politiques qui géraient les intérêts des classes dirigeantes depuis plusieurs décennies.

Dès la proclamation des résultats, Alvaro Uribe, président de 2002 à 2010, et concurrent de Petro à l’élection présidentielle en 2010, reconnait sa victoire. Tout comme le président sortant.

Il faut se réunir dans les prochains jours pour initier une transition harmonieuse, institutionnelle et transparente. (Ivan Duque, Twitter, 20 juin)

Si les anciens représentants des « milieux d’affaires » ont si peu de craintes de l’arrivée inédite de l’ancien maire de Bogota, le mérite en revient à ce dernier qui a donné de nombreux gages pour les rassurer.

Rassurer les classes possédantes

Gustavo Petro, ancien partisan du Movimiento 19 de Abril (Mouvement du 19 avril, M-19) de guérilla urbaine dans sa jeunesse, adepte de la théologie de la libération, courant de pensée d’inspiration chrétienne en Amérique du Sud, se recycle rapidement dans le parlementarisme après les accords de paix entre le gouvernement et les guérilleros en 1990. Plusieurs fois député de Bogota et de Cundinamarca, puis maire de Bogota durant 18 mois, et sénateur durant 4 ans (2018-2022), son parcours au sein de l’État colombien a de quoi rassurer.

Ainsi, durant sa campagne électorale en 2022, Petro signe un engagement officiel contre toute nationalisation et pour le respect du droit de propriété. Il prend donc fait et cause pour les exploiteurs, s’engageant « à réduire le déficit » budgétaire, c’est-à-dire appliquer des mesures contre les travailleurs, les mêmes politiques d’austérité qui ont conduit aux émeutes passées.

À peine élu, Petro déclare vouloir « consolider le capitalisme », car « pour pouvoir répartir la richesse, il faut d’abord la produire ». Il n’envisage pas qu’on puisse produire autrement que sous la forme de marchandises produites de manière anarchique par des entreprises aux mains d’une minorité de la société.

Nous n’allons pas utiliser le pouvoir pour détruire nos opposants… L’opposition que nous aurons et ses leaders, que ce soit Uribe, Federico Gutierrez [candidat de l’uribisme défait au premier tour] ou Rodolfo [Hernandez], seront toujours les bienvenus dans le palais de Nariño [palais présidentiel siège du pouvoir exécutif] pour dialoguer sur les problèmes de la Colombie.

La stabilité du système politique colombien n’est pas en jeu car la coalition Partico Historico constitue plutôt un amortisseur des révoltes récentes. Son leader a appelé à un pacte d’unité nationale, évoquant « une politique de l’amour et du dialogue », autant de propos n’ayant comme but que de livrer la classe ouvrière aux mains de ses exploiteurs qui sont guidés par l’avidité, de tenter d’amoindrir toute velléité de combat des exploités.

L’indigénisme masque l’alliance avec la bourgeoisie

La présence, à ses côtés, de Francia Marquez, avocate noire et militante écologiste, dirigeante du mouvement social Soy porque Somos (Je suis parce que nous sommes), arrivée en 3e position de la primaire du Pacte Historique, sert de caution à une large partie de l’électorat indigéniste, féministe et écologiste.

Qu’une descendante d’anciens esclaves soit promue au rang de vice-présidente, bien qu’une première en Amérique latine, ne change en rien la nature de classe de l’État. Le déferlement de propos haineux et racistes de politiciens bourgeois à la vue d’une militante LGBT à la présidence est plus le reflet du caractère régressif de la classe politique dominante et sa frustration de ne pouvoir gérer directement les intérêts privés, que l’expression d’une inquiétude quant au risque de perdre le contrôle du pouvoir.

L’éco-socialisme revendiqué par Marquez se borne à transformer la Colombie en « Pays de l’arc-en-ciel » sur le modèle de l’ANC de Mandela qui a sauvé le capitalisme sud-africain au prix de l’accession de quelques milliers de Noirs au statut de capitaliste.

Chambre des représentants de Colombie / www.republica.co

Bien qu’accédant à la fonction suprême, la coalition est minoritaire à la Chambre des représentants avec 25 élus sur 188, quand deux partis bourgeois, le Partido Liberal Colombiano (Parti libéral colombien, membre de l’Internationale socialiste) et le Partido Conservador (Parti conservateur) en possèdent respectivement 32 et 25.

Cela sert de justification à Petro pour octroyer plusieurs places dans son gouvernement à des personnalités de ces partis au ministère des transports (Guillermo Reyes, ancien vice-président d’Alvaro Uribe) et en particulier les stratégiques dans un État bourgeois (ministère de l’Intérieur, des Affaires étrangères, des Finances), ce qui lui permet d’obtenir une majorité parlementaire.

Une redistribution limitée des revenus

Le projet du Pacto Historico comporte l’augmentation des impôts des 10 % les plus riches, lesquels s’accaparent 70 % de la richesse produite. Il s’agit de convaincre les capitalistes colombiens et étrangers que la « participation solidaire » (sous-entendue la charité chrétienne) est le prix à payer de la sécurité (de la propriété privée) et de la « transformation positive » de la société. Ceci pour financer un programme social afin de réduire l’extrême pauvreté (12 % de la population) et une réforme du système éducatif afin d’amorcer la transition écologique. Cette autre promesse de campagne vise à réduire l’extraction des énergies fossiles, pour freiner la déforestation de l’Amazonie, pour laquelle le président suggère de créer un fonds international.

Nous pouvons transformer toute la population de l’Amazonie colombienne en une population protectrice de la forêt, mais nous avons besoin de financements du monde entier pour ce faire. (Gustavo Petro, Discours d’investiture, 7 aout 2022)

La Colombie a perdu durant les quatre dernières années 7 000 km2 de surfaces forestières, à cause d’incendies délibérés au profit de l’élevage intensif et de la culture de la drogue. Le secteur agricole, hérité du modèle du latifundium, où 77 % des terres sont dans les mains de 13 % des propriétaires terriens, représente 7 % du PIB du pays avec plusieurs produits (café, avocat, huile de palme) le plaçant parmi les 5 principaux producteurs au monde.

L’extraction minière est également une source de revenus importants grâce à l’émeraude (1er producteur au monde), au charbon (5e exportateur) et au pétrole (20e). Autant de secteurs qu’un gouvernement attaché à préserver le capitalisme national ne peut évidemment pas soustraire aux appétits des magnats destructeurs de l’environnement. Comme les grandes réserves de lithium, minerai indispensable dans la production des batteries de voitures électriques, qui ont été découvertes dans le cratère de Chicxulub.

Le prix des carburants a été augmenté par décision gouvernementale, le 14 septembre, afin de réduire le déficit budgétaire. Celui-ci est dû pour moitié à une fiscalité (Fonds de stabilisation des prix des carburants-FEPC) basée sur le remboursement aux producteurs pétroliers de la différence entre les prix du marché et ceux pratiqués dans le pays, estimé à environ 48 milliards d’euros par an. En définitive, pour maintenir les profits des entreprises extractives, les travailleurs régleront l’addition.

Une paix difficile à trouver

L’autre chantier qui attend le gouvernement PH-PLC-PU-PCC-MEL-CTF est de mettre en application les accords de paix de 2016 entre l’État et les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (FARC, Forces armées révolutionnaires de Colombie).

Après une période de pause, le niveau de violence a retrouvé en début d’année celui d’avant 2016, avec une recrudescence des taux d’homicides (+14,5 % entre 2021 et 2022).


Le 12 aout, quelques jours après son investiture, Gustavo Petro procède au remplacement de tout le commandement militaire, police comprise, et précipite la retraite d’une trentaine de généraux. Mais aucune dénonciation des collusions de l’armée avec les paramilitaires, ni de sa complicité avec le clan del Golfo (principal gang de drogue du pays). Ni aucune poursuite envers ceux qui ont perpétré l’assassinat de 6 000 civils, entre 2002 et 2008, qui continuent à être présentés comme des guérilléros tués au combat.

Déjà au cours du premier mois du gouvernement, 15 massacres ont été perpétrés dans le pays. En effet, la démobilisation des FARC a laissé le terrain aux groupes paramilitaires, aux narcotrafiquants, aux dissidents non-démobilisés des FARC et aux concurrents de l’Ejertico de Liberacion Nacional (Armée de libération nationale, ELN, d’inspiration castriste). La période de Covid, avec les confinements de la population, a été propice pour les bandes paramilitaires et les guérilleros. Les militants locaux luttant contre les groupes armés et leurs trafics de drogue sont régulièrement menacés ou tués.

Les aides promises lors des accords de paix n’arrivant pas, pas plus que les réformes agraires promises, les agriculteurs, exhortés en cela par les trafiquants de drogue, n’ont d’autres choix que de reprendre la culture de la coca pour subsister.

Nul doute que la période des élections locales de 2023 va relancer les conflits entre toutes les cliques bourgeoises car l’enjeu du contrôle des territoires, des mairies, des conseils municipaux favorise la manipulation des électeurs. À la clé, il y a toujours la corruption des élus locaux pour l’obtention de contrats publics. Tous les gouvernements successifs ont pour l’instant échoué à protéger la population face à la gangrène des cartels.

L’illusion des élections et des fronts populaires

Gustavo Petro n’est pas mis en difficulté non plus par les organisations syndicales des travailleurs, la Central Unitaria de Trabajadores (CUT, Centrale unitaire des travailleurs), la Confederación de Trabajadores de Colombia (CTC, Confédération des travailleurs de Colombie) et la Confederación General del Trabajo (CGT, Confédération générale du travail) dont la plupart avaient constitué en avril 2018 un Comité national des travailleurs avec le parti Colombia Humana de Petro.

Depuis son élection, la clémence des directions syndicales est totale. Selon le président de la CUT, « c’est un gouvernement de centre-gauche qui va résoudre les grands problèmes de la Colombie » (Francisco Maltés Tello, 29 aout). Dans le numéro de son organe (Informativo) de juillet, la direction de la CUT avalise la décision de Petro de réduire de 6 à 1 « les jours sans TVA » sous prétexte qu’ils seraient surtout destinés à la classe moyenne, et aux plus aisés, et qu’ils favoriseraient les entreprises étrangères au détriment des petites et moyennes entreprises industrielles du pays.

Cette situation entre en résonances avec plusieurs pays voisins. En 2021, le Chili avec l’élection Gabriel Boric, le Pérou avec celle de Pedro Castillo. (voir Révolution communiste 51)

Dans un cas comme dans l’autre, de fortes mobilisations de la classe ouvrière ont été canalisées vers l’élection de candidats « de gauche » selon la terminologie bourgeoise dominante, reprise en France par les réformistes (PS, LFI, PCF…) et par leurs satellites (LO, NPA…). Pour le PCF et LFI, les élections permettent de résoudre les problèmes essentiels de la population.

La victoire de Gustavo Petro au second tour de l’élection présidentielle est un tournant historique majeur dans l’histoire du pays, un triomphe populaire qui ouvre une opportunité inédite de changement. (PCF, 20 juin)

Un camouflet pour le néolibéralisme… L’élection de Gustavo Petro en Colombie est la confirmation d’une tendance profonde en Amérique latine. Le continent compte maintenant neuf pays dirigés par la gauche (Chili, Bolivie, Pérou, Mexique, Argentine, Colombie, Venezuela, Cuba, Honduras), en attendant la possible élection de Lula au Brésil, en octobre. (L’Insoumission, 21 juin)

Pour la rupture avec la bourgeoisie, pour le socialisme

Les gouvernements actuels de Colombie, du Chili, du Pérou ne sont pas « réformistes » comme le racontait le site CCR-RP le 30 juin. À cette occasion, Gabriel Ichen en rajoutait dans l’incohérence en qualifiant aussi Petro « de centre gauche ». Ce terme bourgeois, repris du bureaucrate en chef de la CUT, ne veut rien dire. En fait, de tels gouvernements sont politiquement bourgeois. Ils résultent d’un bloc entre des partis ouvriers influents (les réformistes) et certains représentants de la bourgeoisie. Un tel bloc est un front populaire. Quant au gouvernement d’Argentine, il s’agit simplement de politiciens bourgeois d’un vieux parti capitaliste.

Il ne s’agit pas d’une question sémantique. Les communistes révolutionnaires condamnent les fronts populaires, y compris dans les pays dominés. Ils leur opposent la stratégie de la révolution permanente. Pour dégager la classe ouvrière de l’influence des bureaucraties corrompues, ils peuvent parfois soutenir les candidats des partis « ouvriers bourgeois » (réformistes) contre ceux des partis bourgeois. Au-delà des élections, les communistes révolutionnaires se prononcent pour que les organisations ouvrières de masse rompent avec la bourgeoisie.

En Colombie, au sein des syndicats de salariés, des partis ouvriers, des syndicats ou groupes d’autodéfense de paysans travailleurs, des organisations d’opprimés, il faut défendre becs et ongles les besoins des masses, incompatibles avec la soumission à la bourgeoisie, à ses partis, à ses Églises, à ses hauts fonctionnaires, à son état-major. Les travailleurs des villes et des campagnes doivent s’unir contre la hausse des prix, la mainmise étrangère, le manque de services sociaux, l’emprise des narcotrafiquants… Il leur faut des assemblées sur les lieux de vie, de travail et d’études, centralisées à l’échelle du pays.

Pour ne pas se laisser effrayer, démoraliser ou duper par la bourgeoisie, les plus conscients des travailleurs et des étudiants doivent se rassembler en un parti ouvrier révolutionnaire et internationaliste qui prendra la tête de tous les opprimés et exploités, ouvrira la voie du pouvoir des travailleurs, de la révolution socialiste, de la fédération socialiste d’Amérique.

Gel des prix du carburant, du gaz et de la nourriture. Échelle mobile des salaires et des pensions. Suppression des impôts indirects sur la consommation populaire.

Soutien aux paysans travailleurs avec des engrais, une assistance technique et l’achat de leurs produits à des prix suffisants.

Expropriation des grandes propriétés foncières. Fin des concessions aux entreprises impérialistes, expropriation de leurs filiales. Nationalisation, sans indemnité et sous contrôle des travailleurs, des groupes capitalistes.

Assurance sociale complète et universelle. Soins et éducation complètement publics, gratuits et de qualité, sous contrôle des organisations populaires. Enseignement gratuit à tous les niveaux pour les enfants des travailleurs.

Plan de construction à grande échelle et logement de qualité et bon marché pour tous. Développement des transports collectifs à prix modique avec gratuité dans les villes. Électricité, eau, téléphone et tous les services publics à bas prix, sous contrôle ouvrier et populaire.

Des moyens pour rendre réel le droit à l’avortement. Fin des subventions à l’Église catholique. Séparation complète de l’État et de toutes les religions.

Autodéfense des masses. Élimination de l’armée de métier, de la police, des réseaux de narcos.

Départ de l’Organisation des États américains sous la coupe de Washington. Répudiation de la dette extérieure. Rupture avec le FMI, la Banque mondiale, la Banque interaméricaine de développement et l’OMC.

Gouvernement ouvrier et paysan !

24 septembre 2022