Le passé et le présent du régime d’Erdoğan (PD/Turquie)

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(Turc / Türk)

Le processus d’arrivée au pouvoir d’Erdoğan est le résultat de la crise économique de 2001. C’est ce précédent qui explique pourquoi le régime a si peur de l’opposition des classes travailleuses dans le contexte de grave crise économique que nous traversons ; cette crainte se manifeste en une répression étatique accrue sur l’opposition sociale. Ecevit qui, à la fin des années 1990, avait gagné un grand prestige en amenant dans le pays le leader du PKK Abdullah Öcalan grâce à un complot international, n’avait pu gérer la crise économique de 2001 et avait connu la plus grande déroute de sa vie politique. Durant la crise de 2001, le fonctionnaire du FMI Kemal Derviş a été placé à la tête de l’économie. Derviş qui a appliqué le programme du FMI a provoqué des destructions irrémédiables chez les masses travailleuses. Ecevit qui n’a pu résister plus longtemps à la crise, a été obligé de convoquer des élections anticipées en 2002. Ces élections ont consacré l’enterrement d’Ecevit dans le cimetière des partis politiques.

Erdoğan a été placé à la tête de l’AKP qui s’était formé suite à une scission du parti Saadet (Parti de la félicité) qui était un parti islamiste traditionnel. À sa naissance, l’AKP apparaissait davantage comme un parti de centre droit qu’un parti islamiste. De nombreux politiciens de droite traditionnelle ont participé à la formation de ce parti. À leurs débuts, les cadres de l’AKP ont souligné de nombreuses fois qu’ils avaient renoncé à Milli Görüş [« Vision nationale », une organisation islamique] et qu’ils étaient désormais un parti libéral et conservateur. Pendant une période où les partis de droite traditionnels et les sociaux-démocrates étaient discrédités, l’AKP a été mis en avant en tant qu’alternative par la bourgeoisie.

Ce parti est arrivé au pouvoir sans avoir à constituer une coalition en 2002 avec 34 % des voix. Durant la première période du pouvoir de l’AKP, le poids de l’armée et de la bureaucratie kémaliste qui défendait le statu-quo était déterminant. Durant la première période de l’AKP, il se faisait l’avatar de la démocratie et il mettait en avant dans son discours la tolérance, la démilitarisation et la liberté pour les différentes identités. Il était en position de représenter la bourgeoisie libérale qui désirait une intégration complète avec l’Union européenne et qui voyait l’armée et la bureaucratie d’État qui défendait le statuquo comme des obstacles à cette intégration. Il se mettait en avant comme une figure politique qui voulait la liberté et la démocratie face à l’aile militariste et kémaliste.

L’AKP, aux élections de 2007, a pu ainsi renforcer son pouvoir avec 46,6 % des voix. Erdoğan avait le dessus face à l’aile kémaliste qui défendait le statuquo et sa légitimité populaire était plus forte que jamais. La lutte entre les cliques bourgeoises s’est durcie. Tout de suite après les élections, l’opération appelée « Ergenekon » a débuté avec l’alliance AKP et la confrérie [de l’imam Fethullah Gülen]. Cela a signifié des opérations en chaîne contre le corps de « contre-guérilla » au sein de la structure d’État et ses extensions dans l’armée ainsi que contre les intellectuels et les journaux qui défendaient sur le plan idéologique l’aile kémaliste. Erdoğan a prétendu qu’il était le procureur de ce procès, que cette opération visait à nettoyer l’organisation secrète « Gladio » au sein de l’État et qu’ainsi l’État se démilitarisait.

Pourtant, c’était en réalité une guerre dure entre cliques bourgeoises. Il s’agissait d’une lutte pour ouvrir la voie aux membres de la confrérie qui s’étaient infiltrés dans l’armée et la bureaucratie de l’État, de s’enraciner dans l’appareil d’État et de construire une nouvelle tutelle. Erdoğan qui prétendait avoir détruit la tutelle kémaliste était en réalité en train de construire la sienne. Dans tous les États bourgeois, même si la classe bourgeoise est au pouvoir, même si elle possède tous les moyens de production, l’ensemble de l’appareil d’État et les moyens de propagande, elle construit ses propres organisations criminelles secrètes. Non seulement un État bourgeois transparent est impossible, mais de plus les entités décrites comme « l’État profond » ne sont pas des structures en dehors de l’État bourgeois. Elles ne sont en réalité rien d’autre l’État bourgeois lui-même. De temps à autre, le besoin d’une restructuration au sein de l’État bourgeois se fait sentir. Les acteurs des organes d’État qui se trouvent liquidés sont présentés comme des boucs émissaires et l’État bourgeois est ainsi blanchi. Les acteurs bourgeois qui dirigent ce processus se targuent à la fois d’une image démocratique, et renforcent en même temps le processus de création d’approbation sociale envers un appareil d’État bourgeois qui se trouve usé et abîmé en le présentant sous des habits neufs.

L’étape suivante fut le référendum constitutionnel de septembre 2010. Ce paquet constitutionnel comprenait un lourd maquillage démocratique d’Erdoğan. L’élément le plus important de ce maquillage était la promesse de juger les généraux responsables du putsch de 12 septembre 1980. Cette modification constitutionnelle n’apportait rien à la classe ouvrière ni au peuple kurde. Elle abritait plutôt des articles visant à renforcer la main d’Erdoğan et d’affaiblir l’aile kémaliste qui défendait le statuquo. L’ensemble de la bourgeoisie libérale a appelé à voter « oui » au référendum. Quant à la confrérie de Gülen qui était le partenaire du pouvoir d’Erdoğan, elle a prétendu que le référendum était d’une importance vitale, qu’il fallait que ses membres mettent tout en œuvre pour la victoire du « oui » et qu’il fallait « même faire voter ceux des cimetières ». L’aile kémaliste, quant à elle, a appelé à voter « non » en prétendant que la République et la laïcité se trouvaient sous une grande menace et que le pays allait être divisé. Le seul souci de cette aile kémaliste était de recouvrir ses privilèges qu’elle commençait à perdre. Malheureusement, la gauche turque s’est mise à la remorque de ces deux cliques bourgeoises lors du référendum de 2010 et n’a pu mettre en avant une perspective révolutionnaire de classe afin de faire descendre les masses dans la rue. Une partie de la gauche socialiste a ouvertement soutenu l’alliance Erdoğan-confrérie en menant campagne sous le mot de d’ordre « Ce n’est pas suffisant mais oui ». Les meneurs de cette campagne furent le DSIP cliffiste, l’EDP libéral (aujourd’hui le YSGP), Birikim centriste et l’ÖSP réformiste (aujourd’hui le KKP). Une autre partie de la gauche, elle, à la remorque de l’aile nationaliste kémaliste, a mené campagne pour le « non ». Les meneurs de cette mouvance furent des groupes nationalistes, réformistes et staliniens tels que le SIP-TKP, Halkevleri (Maisons du peuple) et l’ÖDP. Le mouvement kurde, quant à lui, a mis en avant qu’il n’y avait rien pour lui dans ce référendum et a mené campagne pour le boycott. Il a ainsi pris une position correcte. Cependant, les groupes socialistes qui menaient campagne pour le boycott n’ont pu produire un argument politique différent du mouvement politique kurde et le mettre aux mains des masses. Malheureusement, durant ce processus aucun groupe politique n’a pu mettre au point la perspective de classe indépendante pour la classe ouvrière pour l’introduire ensuite dans la campagne.

Erdoğan qui a obtenu le résultat qu’il escomptait du référendum de 2010 a pu écarter dans une grande mesure l’influence de la bureaucratie d’État kémaliste qui lui constituait un obstacle et un frein. Dans tous les domaines, l’AKP protégeait et renforçait les milieux qui lui étaient proches. Les patrons et les confréries religieuses qui étaient proches du pouvoir recevaient un énorme flux de capital. Les institutions d’enseignement organisées par les confréries se sont transformées en sociétés possédant des milliards de dollars. Tous les appels d’offre étaient attribués aux patrons proches du pouvoir et la corruption ainsi que les pots-de-vin sont devenus des choses normales.

Durant ce processus, la politique d’Erdoğan sur le Proche-Orient a changé de tout au tout. Pendant les premières périodes du pouvoir de l’AKP, Erdoğan avait adopté une politique de « zéro problème » avec les pays voisins. Il s’adressait au chef de l’État syrien Assad en tant que « mon frère Assad » et avait des relations proches fondées sur la coopération économique et politique. Mais la montée révolutionnaire du printemps arabe a fait face à une contre-révolution et les groupes islamistes ont commencé à se renforcer. Le point commun des rébellions qui avaient commencé en Tunisie et s’était répandues en Égypte et en Libye pour enfin aboutir en Syrie était qu’il s’agissait des vagues de révolte des masses contre la pauvreté et la répression causées par les dictatures qui existaient depuis des années. Cependant, les masses révoltées étaient privées d’une direction révolutionnaire capable de diriger l’énergie des masses vers la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Dans ce vide, des nouvelles dictatures dignes des anciennes qui s’étaient effondrées ont occupé la place laissée vacante. Les masses furent entraînées vers une guerre civile religieuse avec les interventions des impérialismes. Et Erdoğan a considéré que ces développements étaient une opportunité, il a entièrement modifié sa politique du Proche-Orient et plus particulièrement celle de Syrie. Il s’est efforcé de renverser le gouvernement d’Assad lors de la guerre civile qui y avait commencé. Erdoğan qui s’est présenté comme le coprésident du projet élargi du Proche-Orient a commencé à agir en fonction de buts impérialistes. Il a soutenu ouvertement toutes les bandes djihadistes en Syrie et leur a fourni un appui financier et logistique. Il a qualifié d’opposants en colère les bandes djihadistes comme l’État islamique, le front Al-Nosra, l’Armée syrienne libre.

Vers la fin de l’année 2012, il a déclaré que le processus de résolution de la question kurde qu’il avait engagée avec le mouvement kurde avait débuté. En avril 2013, le PKK a annoncé qu’il avait retiré de Turquie ses forces armées. Erdoğan se faisait d’un côté le provocateur de la guerre civile syrienne, de l’autre il visait des buts impérialistes comme « faire la prière du vendredi à Damas » et « être le conquérant de Damas » au moyen de bandes djihadistes. Afin que ces buts ne soient pas entravés et pour renforcer son pouvoir en recevant le vote des Kurdes, il a débuté le processus pour les distraire sous le nom de « processus de résolution de la question kurde ».

Erdoğan menait d’un côté des politiques aussi néo-libérales que possible, attaquait de manière systématique tous les acquis de la classe ouvrière et de l’autre, ses penchants autoritaires augmentaient à grande vitesse. Nous étions désormais entrés dans la période pendant laquelle des sanctions étatiques dures étaient appliquées en cas de franchissement de lignes rouges telles que définies par Erdoğan, et ces sanctions étatiques étaient présentées comme légitimes. La période où les penchants autoritaires ont atteint un sommet a été la révolte de juin 2013. Erdoğan qui avait fait fermer la place Taksim d’Istanbul aux ouvriers pour le premier mai 2013 a appliqué une répression violente aux manifestants qui tentaient d’atteindre cette place et cela a provoqué une colère importante. Erdoğan a défendu la violence policière de la place Taksim et a tenté de criminaliser et de discréditer les masses qui essayaient d’y parvenir. Dans un laps de temps très court, il a été question de détruire le parc de Gezi qui donne sur la place Taksim et de le remplacer par un centre commercial. Les manifestants qui protestaient contre cette décision ont dû faire face à une intervention policière très dure. Erdoğan a provoqué une grande colère en annonçant aux masses que la décision était déjà prise, et que quoi qu’elles fassent, le contre commercial allait être bâti. La révolte de juin 2013 a été l’une des révoltes de masse les plus importantes que la Turquie ait connu. Des millions de personnes ont occupé la place Taksim et la vague de révolte s’est répandue dans toute la Turquie. Les places les plus importantes du pays ont été occupées malgré la terreur policière. La vague de révolte des masses face au comportement antidémocratique, répressif et autoritaire du gouvernement d’Erdoğan a fait craindre pour sa survie à ce dernier. Mais la révolte de juin n’a pu réaliser l’union avec la classe ouvrière, il n’y a pas eu de grève générale et la révolte s’est retrouvée confinée aux centres-villes. Comme les barricades dans les rues n’avaient pu faire la jonction avec la vague de grèves, que la vague de révolte n’avait pu atteindre les quartiers populaires, au 16e jour la révolte a fait face à une grande attaque des forces de l’ordre et est entré dans un processus de retrait. Même si pendant un temps les forums qui avaient été mis en place dans certains quartiers ont apporté une certaine vitalité, les acquis de la résistance de Gezi n’ont pu évoluer vers une ligne plus politique et organisée.

L’alliance AKP-Confrérie qui était au pouvoir depuis de nombreuses années s’est positionnée de toutes ses forces face à la révolte de Gezi. Les fissures qui étaient apparues en tant que résultat des contradictions de leurs relations ont été mis de force sous le tapis afin de ne pas perdre le pouvoir. Mais particulièrement lorsque la révolte de Gezi a commencé un mouvement de retrait et a commencé à s’éteindre, les fissures de l’alliance AKP-Confrérie ont commencé à s’approfondir. La figure de Tayyip Erdoğan était très usée. Ce dernier tentait d’imposer son ordre de jour dans les politiques relatives au Proche-Orient, brisait l’embargo sur l’Iran afin d’assurer l’entrée de nouveaux capitaux dans le pays, établissait des relations dans le Golfe hors de tout contrôle et s’enrichissait sans limite avec ses proches. Le partage de cet enrichissement sans contrôle portait en lui le potentiel de fractures profondes. Ses appétits impérialistes montaient comme jamais dans sa politique du Proche-Orient, il appuyait les organisations djihadistes contre le régime d’Assad et soutenait ouvertement les Frères musulmans en Égypte. L’alliance AKP-Confrérie, qui avait désormais écarté l’aile kémaliste partisan du statu-quo de la bureaucratie de l’État, refusait de partager le pouvoir avec qui que ce soit. Tant l’AKP que la Confrérie désiraient « le pouvoir tout seul ».

La première attaque est venue de la Confrérie qui voulait désormais régler son compte à Erdoğan. Elle possédait un gros atout. L’alliance AKP-Confrérie s’était enlisée dans une grande corruption depuis de nombreuses années, et la Confrérie connaissait bien cet enlisement pour en être partie prenante. Entre les 17 et 25 décembre 2013, des éléments de la Confrérie au sein de l’appareil judiciaire et de la police ont commencé des opérations anti-corruption visant à écarter Erdoğan. Les enregistrements des conversations téléphoniques d’Erdoğan et de sa famille ainsi que de certains ministres avaient commencé à circuler sur la toile et dans les grands médias, et cela était devenu un sujet de discussion. Cependant, l’aile AKP est parvenue à sortir renforcée de ce processus et a réussi à survivre. Cela a constitué le début de la guerre entre la Confrérie et l’AKP. Suite aux opérations des 17 et 25 décembre, Erdoğan a qualifié la Confrérie de « réseau de trahison ». Au centre de la contre-offensive de l’AKP, se trouvaient le but de neutraliser la Confrérie au sein de la bureaucratie de l’État et de l’armée ainsi que de confisquer les biens de la bourgeoisie la soutenant. Jusqu’à l’été 2014-2016 la Confrérie güleniste a utilisé le masque de la démocratie et a joué les victimes. Elle essayait de toutes ses forces d’étaler au grand jour la corruption et le linge sale de l’AKP. Quant à ce dernier, il tentait de neutraliser le déploiement de la Confrérie au sein de l’appareil d’État grâce à des moyens légaux. Les épées étaient désormais tirées et la guerre entre les deux camps s’intensifia. Le vainqueur allait accaparer tout le pouvoir.

Cette lutte a pris une nouvelle dimension avec l’échéance des élections de 2014. Les élections présidentielles d’août 2014 étaient d’une importance vitale pour Erdoğan. S’il les remportait, son pouvoir ébranlé suite à la révolte de Gezi, aux scandales de corruption des boîtes à chaussures remplies de devises étrangères et à la lutte contre la Confrérie allait pouvoir se reconstituer et redémarrer sur de nouvelles bases. Inversement, une défaite électorale pouvait créer le terrain d’un effondrement rapide. Le fait que l’opposition bourgeoise a, durant les élections présidentielles d’août 2014, choisi le candidat ayant le profil le plus bas possible a permis à Erdoğan de remporter confortablement ses élections. Celles-ci avaient enregistré le taux de participation le plus faible des dernières années. La participation était de 74 %, et Erdoğan a gagné au premier tour avec 51,8 % des voix. L’autre étoile montante de ses élections a été Demirtaş qui était le candidat du mouvement kurde. Pour la première fois, le parti du mouvement politique kurde avait pu passer le barrage de 10 %. Ces résultats constituaient les premiers signaux de l’importance que Demirtaş et le HDP allaient prendre.

Quand Erdoğan est devenu président de la République, la répression policière a toujours accompagné les mouvements de masse et les droits démocratiques qui étaient déjà limités se sont trouvés sous une pression constante. Après qu’il est devenu Président de la République, Erdoğan a ouvertement annoncé son but de régime présidentiel et a commencé une propagande en ce sens. Selon lui, le pays devait se débarrasser d’une direction bicéphale, le système parlementaire existant avait fait son temps et ne fonctionnait plus. Pour qu’Erdoğan puisse gouverner durant la nouvelle période, il avait besoin d’un régime autoritaire institutionnalisé. Il était question d’un côté ses appétits impérialistes au Proche-Orient et en Syrie, de l’autre les vagues de récession qui touchaient l’économie, donc de crises politiques persistantes. Pour pouvoir les gérer, le système présidentiel était le système idéal pour son pouvoir et la classe qu’il représente.

Le premier examen allait être passé lors des élections du 7 juin. Erdoğan qui a participé à ces élections en tant que répétition pour le système présidentiel a fait face à une opposition inattendue. Le HDP a participé à ses élections sous le leadership de Selahattin Demirtaş avec le mot d’ordre « Nous t’empêcherons de devenir Président ». Erdoğan qui était censé être un président de la République membre d’aucun parti a, durant la campagne électorale, demandé des voix pour l’AKP, se comportait comme président de parti et piétinait même sa propre loi bourgeoise. Erdoğan et Davutoğlu [premier ministre AKP de l’époque, désormais dans l’opposition] menaçaient ouvertement la population lors des meetings électoraux. Erdoğan menaçait ainsi : « Si nous n’obtenons pas les 400 députés nécessaires pour le régime présidentiel, ce sera le chaos dans le pays, donnez-nous les 400 députés et que cette affaire se termine en paix ». Quant à Davutoğlu, durant les meetings électoraux dans les villes kurdes, il a menacé le peuple kurde de suspendre le processus de réconciliation et de recommencer la période des assassinats non élucidés en déclarant : « si nous n’avons pas le système présidentiel, les voitures blanches de type toros reviendront ». La sortie du HDP avec le slogan « nous t’empêcherons de devenir président » a attiré de la sympathie parmi les opposants à Erdoğan au Kurdistan et dans toute la Turquie. La campagne électorale du HDP s’est déroulée sous une pression policière importante. Avant le 7 juin, pendant le grand meeting du HDP dans la ville de Diyarbakır, des bombes ont explosé. Malgré toutes les pressions, le perdant des élections du 7 juin 2015 a été Erdoğan et le gagnant fut Demirtaş. Ces élections ont vu un grand recul de l’AKP, alors que le HDP obtenait 13 % des voix. Bien qu’il ait été le premier parti en nombre de voix, l’AKP a perdu environ 9 % lors de ses élections.

Selon ces résultats, Erdoğan qui visait le système présidentiel n’a même pas pu arriver au pouvoir seul. Ces résultats signifiaient que le pouvoir d’Erdoğan était ébranlé. Après les élections, si l’opposition était dans une ivresse de victoire, elle n’avait aucun plan d’action ni de perspective pour le nouveau processus en cours. Quant à Erdoğan, il n’a pas perdu espoir et a refusé la défaite, il a préparé des opérations sanglantes visant à disperser cette atmosphère. Il a, en fonction des procédures légales, chargé l’AKP de constituer un gouvernement. Ce parti n’a rien entrepris pour former un gouvernement de coalition. Selon les lois, après l’échec du premier parti à former un gouvernement, le Président de la République devait charger le second parti ayant reçu le plus de votes de former un gouvernement. Erdoğan n’a pas obéi à la loi, il a affirmé qu’il n’avait pas apprécié les résultats des élections et a lancé un appel pour convoquer des nouvelles élections.

Afin d’empêcher la pression de la rue, les villes kurdes ont commencé à être terrorisées. Le début de ce processus a commencé le 20 juillet. Lors d’une déclaration à la presse des jeunes dans la ville de Suruç avant de traverser la frontière pour organiser l’aide pour la ville de Kobané qui avait repoussé l’assaut de l’État islamique et connu de grandes destructions, un attentat suicide de cette organisation a eu lieu, tuant 33 jeunes socialistes. Sous prétexte d’attaquer l’État islamique, des bombardements visaient les cibles du mouvement kurde en Irak, en Syrie et en Turquie, les négociations et le processus de paix avaient été arrêtés de fait et le retour à une sale guerre colonialiste contre le peuple kurde avait commencé. Contre cette atmosphère de guerre sale colonialiste, les masses avaient afflué des quatre coins de la Turquie vers le meeting organisé à Ankara le 10 octobre 2015 par les organisations des travailleurs, les syndicats et les groupes révolutionnaires sous le mot d’ordre « travail, paix, démocratie ». Suite à l’attentat suicide de l’État islamique durant le meeting, 103 personnes ont perdu la vie et des milliers de personnes furent blessées. Très peu de temps après l’attentat suicide à la bombe, le premier ministre de l’époque Ahmet Davutoğlu avait déclaré :« nous avons fait faire un sondage après l’explosion, nos voix ont augmenté ». Le message de l’attentat terroriste du 10 octobre était clair : « si vous sortez dans la rue, vous mourrez ».

Sous la peur, le climat de terreur et la lourde pression sur l’opposition, de nouvelles élections ont eu lieu. Lors de ces élections du 1er novembre, l’AKP a retrouvé les voix qu’il avait perdu et a obtenu la majorité à lui seul, sans avoir besoin de former une coalition, mais n’a pu atteindre les 400 députés nécessaires pour passer au système présidentiel. Après les élections, les attentats suicides de l’État islamique ont continué dans de nombreuses métropoles de Turquie. Un climat de peur dans lequel les gens craignaient de sortir dans la rue, de se mêler à la foule a été instauré. Dans ce climat de peur, la chasse aux sorcières contre l’ensemble de l’opposition sociale et le peuple kurde a continué. Dans les villes kurdes, les jeunes ont commencé une résistance dans les centres-villes et ont parfois pris le contrôle de façon passagère dans certaines zones. Le régime d’Erdoğan a transformé les villes kurdes en villes proche-orientales occupées. Erdoğan appliquait de facto le régime présidentiel dans un climat de guerre.

Dans les conditions d’un régime présidentiel de fait, l’AKP est entré dans un processus de restauration interne. Avec la déclaration du pélican dans les réseaux sociaux, Davutoğlu a été contraint de démissionner à la fois de son poste de premier ministre et de la présidence de l’AKP. La recherche d’un « premier ministre avec un profil bas » a débuté pour le poste de premier ministre et de président de l’AKP. Cela signifiait qu’il fallait trouver une figure fantoche qui ne ferait rien de sa propre initiative et qui obéirait au doigt et à l’œil aux ordres d’Erdoğan. C’est Binali Yıldırım qui fut nommé à ce poste. Le fait que la résistance dans les villes kurdes ait été vaincue par Erdoğan a renforcé de façon notable le pouvoir. Erdoğan avait désormais le soutien de la base nationaliste et il avait brisé la colonne vertébrale de l’opposition sociale, il avait un appui beaucoup plus solide.

Le régime d’Erdoğan qui se préparait à porter le coup décisif contre la confrérie de Fethullah Gülen dans sa lutte pour le pouvoir, voulait ainsi renforcer sa dictature et la garantir par la Constitution sous le nom de régime présidentiel. Il avait mené d’importantes opérations de purge visant la Confrérie au sein de la bureaucratie mais n’avait pas encore pu écarter son influence dans l’armée. Pour cela, le « Haut conseil militaire » qui devait avoir lieu durant l’été était d’une importance cruciale. Cette réunion devait consacrer l’exclusion de l’armée des commandants gülenistes. Et c’est précisément cela qui a provoqué la tentative de putsch du 15 juillet. Il s’agissait d’une action désespérée des gülenistes qui se voyaient écartés de toutes leurs positions alors qu’Erdoğan construisait pas à pas sa dictature. L’une des raisons qui explique l’échec de la tentative de coup d’État est que la réunion du Haut conseil militaire a eu lieu à une date plus tôt que prévu, empêchant ainsi les préparatifs des gülenistes, qui n’ont pas pu obtenir le soutien des officiers kémalistes ; et la raison la plus importante est qu’il n’y avait pas de base sociale qui aurait pu légitimer le putsch. L’échec de la tentative de putsch ne s’explique pas par la résistance populaire mise en avant par le pouvoir et la presse bourgeoise. L’appel à sortir dans les rues lancé à minuit par Erdoğan a été entendu par les militants islamistes et ceux de l’AKP ainsi que les forces de police.

Erdoğan a utilisé l’échec de la tentative de putsch à son avantage. Il a décrit cette tentative comme « un cadeau d’Allah » et s’est déclaré « commandant en chef ». Il avait préparé les bandes islamistes fascistes armées par le pouvoir et entremêlées avec la police pour les maintenir en tant que force paramilitaire prête à réagir contre toute opposition qui pourrait se développer contre sa personne. Très peu de temps après la tentative de coup d’État, l’état d’urgence fut décrété, le droit et la démocratie bourgeois ont été suspendus et le terrain fut préparé pour une dictature bonapartiste de type parti-État qui était régie par des décrets-lois, qui mettaient le parlement dans une position dysfonctionnelle, rassemblant tout l’appareil d’État autour de la personne du président. Dans ce climat politique, les coprésidents du mouvement politique kurde, ses députés, maires et membres de parti ont été placé en détention. Les journalistes, intellectuels, étudiants d’opposition et les militants de l’ensemble des fractions de la gauche socialiste ont été en permanence placés en garde à vue ou en détention, et la répression est devenue partie intégrante habituelle de leur vie quotidienne. Erdoğan, qui appliquait depuis longtemps un régime présidentiel de fait, a convoqué un référendum le 16 avril 2017 pour lui donner un statut juridique. Durant la campagne du référendum, Erdoğan, bien qu’il ait utilisé tous les moyens de l’État et qu’il ait déclaré le front du « non » comme étant terroriste et qu’il ait exercé une grande pression, a été contraint de bourrer les urnes afin d’obtenir le résultat qu’il voulait. Le référendum du 16 avril est entré dans l’histoire de la république comme étant le plus douteux. Pour enfin obtenir le régime présidentiel que visait Erdoğan, il lui restait à remporter les élections de 2019. Erdoğan qui savait bien qu’avec l’état de crise politique renouvelée en permanence et les signes avant-coureurs de l’effondrement économique qui approchait, il ne pouvait conserver son pouvoir qu’avec un régime répressif, interdisait les grèves et réprimait dans le contexte de l’état d’urgence les luttes de l’ensemble des travailleurs. Il insistait aussi pour maintenir vivantes les politiques de guerre qui se nourrissaient de l’hostilité contre les Kurdes aussi bien à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur. Avec la vague chauvine qu’il créait en se fondant sur le racisme antikurde, il tentait de légitimer son pouvoir et de mettre sous le tapis la crise économique qui s’aggravait.

Peu avant les élections de 2019, Erdoğan a entrepris d’occuper la ville d’Afrin en Syrie. Avec cette invasion, il allait à la fois détruire les acquis du peuple kurde en Syrie, et en même temps participer aux élections présidentielles de 2019 en tant que héros national. Pourtant, Afrin que l’on disait prenable en trois jours a résisté pendant des mois. Même si Erdoğan a pu prendre Afrine, même s’il a pu se créer un espace en Syrie, il n’a pu obtenir l’image de héros national qu’il visait à l’intérieur du pays. En dehors de la base de militants déjà acquis à sa cause, il n’a pu éveiller l’image de héros national chez personne. L’aggravation accélérée de la crise économique a placé la victoire d’Afrin en arrière-plan.

Comme Erdoğan ne voulait pas participer aux élections de 2019 dans un contexte de crise économique, il a convoqué d’urgence des élections anticipées. Alors qu’il qualifiait depuis des années les élections anticipées comme totalement dépassées depuis des années, il a été obligé de les convoquer comme s’il tentait de sauver ses bien d’un incendie. Alors qu’il défendait depuis des années que les coalitions tireraient le pays vers passé, pour les élections présidentielles il a été obligé de construire un système fondé sur des alliances, en fait une coalition qui ne portait pas ce nom. Erdoğan a atteint son but de régime présidentiel qu’il convoitait depuis de nombreuses années avec les élections du 24 juin. Il a réussi à bâtir une dictature qui réunissait tout le pouvoir en un seul homme, à savoir lui-même. Mais il a perdu beaucoup de forces pour atteindre ce but et le nouveau régime qu’il a construit n’a pu ouvrir une nouvelle page pour le capitalisme turc. Bien au contraire, il tente de maintenir son pouvoir pourrissant avec des méthodes pourrissantes.

Erdoğan a pu atteindre son but de régime présidentiel, mais il doit faire face à l’une des plus graves crises économiques de l’histoire de Turquie. Son seul programme face à cette crise consiste en des politiques néo-libérales de serrage de ceinture dignes du FMI sans que le FMI ne les ordonne. Il n’a pas d’autre alternative que d’employer la répression et la terreur d’État afin de réprimer l’opposition des travailleurs faisant face à la crise et empêcher une quelconque opposition de prendre pied. Cette situation porte en elle des explosions sociales et des vagues de révolte. Erdoğan a été le vainqueur définitif de la lutte qu’il a engagée contre son ancien allié, à savoir la confrérie güleniste. Même s’il a pu utiliser à son avantage la tentative ratée de putsch du 15 juillet, l’armée qui jouissait d’une légitimité et d’une respectabilité sérieuses au sein de la population est devenue l’une des institutions les moins fiables aux yeux de la société. Erdoğan a transformé le système judiciaire en bouclier de sa dictature, mais la contradiction que cela a créé se traduit par la perte totale de confiance dans le droit et le système judiciaire aux yeux des masses. Même si Erdoğan a remporté toutes les élections auxquelles il a participé, les tromperies et les suspicions qui ont accompagné chaque élection renforcent l’idée chez les masses selon laquelle il est impossible de le renverser par un scrutin. Même si aujourd’hui dans l’esprit des masses le reflet de cette réalité est le désespoir et le pacifisme, il porte en lui le potentiel de créer son contraire.

Nous pouvons concrétiser ainsi ce potentiel, les masses peuvent, pour renverser la dictature d’Erdoğan, chercher la voie de mobilisations radicales en dehors des voix parlementaires. C’est d’ailleurs l’une des plus grandes craintes d’Erdoğan et c’est pour cela qu’il rappelle sans cesse Gezi et qu’il répète que si cela devait se reproduire, la répression serait sanglante. Il a atteint son but de régime présidentiel, mais il n’a pu le faire sans le soutien du MHP [parti nationaliste]. Dans le nouveau régime, sa dépendance envers le MHP augmente, ce dernier demande plus de pouvoir alors que l’AKP ne souhaite pas être autant bras dessus bras dessous avec ce parti. Cela porte le potentiel de graves crises politiques. Erdoğan a totalement brûlé les ponts avec le peuple kurde et il a bouché le chemin d’un éventuel retour en arrière. Il fait de grands efforts pour empêcher le peuple kurde d’exister sur le plan légal et politique, il tente de consolider sa base au moyen de l’hostilité envers les Kurdes et se crée ainsi une légitimité politique. Cette situation engendre des contradictions qui peuvent avoir des résultats qui iront contre Erdoğan. La tradition de lutte et de résistance du peuple kurde qu’il essaye d’isoler de la vie politique et à qui il tente de reprendre tous ses acquis est élevée. Et cela porte le potentiel de pratiques radicales qui pourraient ébranler le pouvoir de l’État. Même les économistes bourgeois acceptent que la crise économique s’aggravera durant de longues années. Il est précisément temps de s’opposer à la crise de la dictature d’Erdoğan qui s’est transformée en cadavre pourrissant avec un programme révolutionnaire prolétarien, de discuter de la construction du parti communiste révolutionnaire.

Le principal élément qui maintient le régime d’Erdoğan est la crise de la direction révolutionnaire. Nous sommes dans un processus où avec la pandémie, la crise atteint des sommets, la perte de valeur de la livre turque face aux devises étrangères atteints des niveaux jamais vus, le chômage de masse, la pauvreté et la faim se répandent à grande vitesse, tous les appareils d’État se décomposent, et où les politiques guerrières s’aggravent de jour en jour à la fois à l’étranger qu’à l’intérieur du pays. Que ce soit pour les masses travailleuses ou pour l’opposition sociale, cette question se pose de façon très répandue : Erdoğan va-t-il s’en aller ? Quand va-t-il s’en aller ? Comment va-t-il s’en aller ? Précisons d’abord que s’il parvient à maintenir son pouvoir, ce n’est pas parce qu’Erdoğan est très puissant, bien au contraire, il est dans une perte de puissance constante. Alors qu’il passait confortablement les 50 %, Erdoğan est devenu complètement dépendant du MHP avec le régime présidentiel. Malgré cela, il lui devient très difficile d’atteindre désormais les 50 %. Chaque jour qui passe, il perd sa capacité à créer de l’approbation sociale, et le seul argument qu’il utilise pour créer cette approbation consiste en des propagandes nationalistes qu’il utilise dans des contextes de guerre. Cependant, ces arguments nationalistes ne produisent plus l’effet d’antan chez les masses travailleuses qui sont aux prises avec la pauvreté et le chômage. Ce qui fait vivre le régime d’Erdoğan, c’est l’opposition bourgeoise qui lui insuffle la vie à chaque situation difficile et l’opposition sociale qui n’existe que dans son ombre.

La question de savoir comment partira Erdoğan prend forme dans deux équations qui se complètent. La première équation est celle qui affirme qu’il partira à la première élection. Quant à la seconde, elle est celle qui affirme qu’il n’organisera pas l’élection qui conduira à son départ. La première orientation est celle mise en avant en permanence par l’opposition bourgeoise. Même s’il relève d’un excès d’optimisme, il vise à pacifier les masses et les maintient dans le cadre de l’ordre établi. C’est l’orientation qui vise à éloigner les masses de l’organisation et d’une lutte de fait légitime. C’est l’incarnation de la vision qui maudit la rue à chaque opportunité, qui dit en somme votez pour nous lors des élections et ne vous mêlez pas du reste.

La seconde orientation, quant à elle, engendre le pessimisme et le désespoir. C’est la vision qui dit que quoi que nous fassions, ils parviendront à se maintenir d’une manière ou d’une autre, donc il nous reste à accepter notre destin. À la base de cette vision se trouve une vision dont l’horizon ne parvient pas à imaginer un changement en dehors des méthodes réformistes et parlementaristes. Cette dernière se trouve dans une majorité écrasante de l’opposition sociale et de la gauche socialiste. D’un côté, des analyses de fascisme sont effectuées après chaque répression autoritaire de l’État, et de l’autre les élections sont présentées comme la solution pour faire reculer le fascisme. D’un côté, l’argument selon lequel le droit a été liquidé est exprimé à voix haute, de l’autre, avec la pression des réseaux sociaux, des campagnes de luttes judiciaires sont organisées.

Le capitalisme de Turquie vit l’une des plus graves crises économiques de son histoire, mais la méthode de lutte face à cela ne parvient pas à dépasser la perspective syndicaliste bureaucratique. Quant au contexte des guerres, la tendance à se situer sur le même terrain que son État pour lui donner des conseils amicaux ou lancer des appels libéraux pacifistes, sans s’opposer à son État bourgeois est manifeste. Des appels de front unique contre le régime d’Erdoğan sont lancés en permanence, mais ces appels se fourvoient dans une union avec l’opposition bourgeoise et les débris fascistes dans le but affiché de restaurer la démocratie parlementaire bourgeoise. Le capitalisme de Turquie est dans une crise économique et politique difficile à compenser. Et précisément à ce moment, la gauche socialiste, au lieu de mettre en avant son propre programme pour que les masses rompent avec l’ordre établi, dépense toute son énergie pour qu’elles changent de camp tout en restant dans le cadre du système. Dans ces conditions, l’ensemble de l’opposition aide Erdoğan à maintenir son pouvoir.

Le renversement du régime d’Erdoğan est avant tout une question de révolution. Il est impossible qu’il s’en aille face à un programme politique démocratique bourgeois et un militantisme qui s’organiserait autour de cet axe. Le régime d’Erdoğan et la classe qui l’a engendré ne peuvent être renversés que par la lutte militante des travailleurs et des opprimés dont les vies ont été transformées en enfer par ce régime. Et la voie pour cela se noue dans la construction du parti révolutionnaire.