Le mouvement ouvrier en Palestine et en Israël

L’aile « socialiste » du sionisme au début du XXe siècle

À la fin du 19e siècle, l’antisémitisme sévit dans les démocraties bourgeoises (comme le montre l’affaire Dreyfus de 1894 en France) et plus encore dans l’Empire russe qui comprend la Lituanie, l’Estonie, la Lettonie, la Finlande, l’Ukraine, la Biélorussie et une bonne partie de la Pologne. En effet, il est encouragé par l’État despotique.

Rien ne saurait venir à bout du mécontentement populaire ; il faut tâcher de le détourner du gouvernement vers quelqu’un d’autre. C’est ainsi qu’on attise, par exemple, la haine contre les Juifs. (Lénine, « La guerre de Chine », septembre 1900, Œuvres, Progrès, t. 4, p. 391)

La police politique Okhrana commande même en 1902 un des faux les plus célèbres de l’histoire, le Protocole des sages de Sion. Celui-ci alimente depuis le complotisme antisémite : Mon combat de Hitler, la Charte du Hamas soutenu par l’Iran, le clergé salafiste formé et financé par l’Arabie saoudite… ont en commun de propager cette falsification.

Le racisme est résolument combattu par l’Internationale ouvrière (1890-1914) et l’autodéfense des travailleurs juifs est encouragée par le mouvement ouvrier de l’empire tsariste : SDKP lancé par Julian Marchlewski, Rosa Luxemburg et Leo Jogiches en 1893 ; Bund fondé par Arkadi Kremer en 1897 ; POSDR reconstruit par Gueorgui Plekhanov, Lénine et Julius Martov en 1903… Par contre, le nationalisme bourgeois juif (sionisme) puise dans l’antisémitisme la justification de son projet, coloniser la Palestine qui est alors une province de l’Empire ottoman.

Le sionisme n’a été que l’une des réponses possibles, longtemps très minoritaire, à la « question juive ». Durant la fin du XIXe siècle et avant la première guerre mondiale, la grande majorité des juifs d’Europe centrale et de Russie « vote avec ses pieds », en émigrant massivement à l’ouest, et notamment aux États-Unis… D’autres, nombreux, font le pari de l’intégration. À partir de 1880, et malgré l’antisémitisme, le nombre de mariages mixtes chez les juifs allemands ne cesse d’augmenter : entre 1901 et 1929, la proportion passe de 16,9 à 59 %. En France aussi, cette « assimilation » s’accélère. La participation active des juifs aux mouvements révolutionnaires transnationaux, notamment socialistes et communistes, qui prônent la fraternité universelle, peut être considérée comme une autre de leurs répliques aux discriminations dont ils sont l’objet. (Alain Gresh, « Antisionisme, antisémitisme et idéologie coloniale », 21 février 2019, site Orient XXI)

Le mouvement sioniste international est alors divisé en trois courants. Le centre des sionistes généraux (Herzl puis Weismann) dirige, démarche les gouvernements (y compris celui de l’Allemagne après 1933) et finance la colonisation de la Palestine ; l’aile droite est cristallisée dans le Betar et le Parti révisionniste fondé par Jabotinski, résolument contre-révolutionnaire ; l’aile gauche est incarnée par la Hachomer Hatzaïr (Jeune Garde) et le parti Poale Zion (Travailleurs de Sion) inspiré par Borochov. Elle émerge en opposition au Bund (Union générale des travailleurs juifs) de Lituanie, de Pologne et de Russie qui récuse le sionisme.

Il s’agit d’un sionisme socialisant puisque la réalisation sioniste est première… La lutte de classe résulte d’un développement normal des structures économiques d’une société juive établie en Palestine. (René Galissot, « Le socialisme dans le monde arabe », dans Jacques Droz, Histoire générale du socialisme, PUF, t. 3, 1977, p. 557-559)

Le socialisme sioniste se divise sur la question de la révolution russe : l’aile favorable est nommée Linke Poale Zion ; la majorité hostile garde le nom de Poale Zion et prend en Palestine le nom de Ahdut HaAvoda (Unité travailliste), dirigé par David Ben Gourion. Il rivalise sur place avec Hapoël Hatzaïr (Jeune travailleur), plus actif dans les coopératives agricoles (kibboutz).

Un syndicat qui exclut les ouvriers arabes

Les sionistes « socialistes » (Linke Poale Zion, Ahdut HaAvoda, Hapoël Hatzaïr…) établissent à partir de 1909 des villages collectivistes en Palestine.

Quand les premiers sionistes socialistes s’installèrent en Palestine, ils découvrirent que les précédents colons employaient de la main-d’œuvre arabe. Comment, demandèrent-ils, est-il possible de faire des Juifs des paysans et des ouvriers si les propriétaires fonciers et les capitalistes préfèrent embaucher des Arabes ? Pour répondre, ils lancèrent le mouvement des kibboutzim et, plus tard, l’Histadrout. (Arie Bober, The Other Israel, Anchor Books, 1972, p. 66)

Ils fondent en 1920 la centrale syndicale Histadrout (Fédération générale des travailleurs de la Terre d’Israël) qui gère en fait l’économie et l’infrastructure de la colonisation juive, contre les travailleurs arabes.

Le mot d’ordre « conquérir la terre » est couplé dès le départ avec celui de « conquérir le travail ». Malgré quelques résistances patronales, l’Histadrout imposera finalement le « travail juif » dans les entreprises « juives », créant des groupes paramilitaires pour protéger ce principe. Il s’y ajoute l’obligation aux colons d’acheter « juif ». Parallèlement, l’Histadrout met sur pied une série d’institutions : caisse maladie, mutuelles, coopératives de logement, réseau scolaire, coopératives d’achat et de vente en gros, réseaux bancaires et d’assurances, création d’entreprises. (René Galissot, « Le syndicalisme dans les pays dominés d’Afrique du Nord », dans Jean Sagnes, Histoire du syndicalisme dans le monde, Privat, 1994, p. 279)

La bureaucratie syndicale sioniste exclut les syndicalistes juifs partisans de l’unité des travailleurs.

Il y a une opposition qui s’emploie à faire prévaloir un syndicalisme de classe, arabo-juif. Mais son antisionisme lui vaudra d’être exclue en 1924. (René Galissot, p. 279))

Après la fondation d’Israël, l’Histadrout devient le premier employeur d’Israël. Elle soutient financièrement et électoralement le Mapaï (Parti des travailleurs), ce qui lui permet de gagner les élections et de diriger le pays.

C’est un État dans l’État, l’épine dorsale de la société et de l’économie israélienne. Qui contrôle la Histadrout contrôle le pays. Ce n’est pas un hasard si le premier ministre nommé fut Ben Gourion, un des fondateurs de le centrale et son ancien secrétaire général. L’aile droite du sionisme n’avait qu’un potentiel réduit, faute de disposer d’une organisation aussi influente. (Arie Bober, The Other Israel, Anchor Books, 1972, p. 67)

Le poids de la centrale syndicale intégrée à l’État bourgeois décline dans les années 1980-1990, avec la privatisation brutale du capitalisme israélien menée par le Likoud. En 2007, une scission de la Histadrout crée Koach la Ovdim (Pouvoir des travailleurs), une confédération syndicale qui reste de taille réduite.

Un État colonial fondé par un parti « ouvrier »

L’empire ottoman fait le mauvais choix pendant la 1re guerre mondiale car il rentre dans la guerre aux côtés de l’Empire autrichien et de l’Empire allemand. En 1920, le mouvement socialiste sioniste crée la Haganah, une milice armée chargée d’écraser la résistance arabe. La colonisation sioniste bénéficie à partir de 1922 de la protection de l’impérialisme anglais à qui la SDN (aujourd’hui ONU) confie la Palestine.

Les Britanniques commencèrent à s’appuyer sur les sionistes qui leur fournissaient une ressource unique sur laquelle ils n’avaient jamais pu compter dans une quelconque de leurs autres colonies : une force locale qui faisait cause commune avec le colonialisme britannique et qui était extrêmement mobilisée contre la population indigène. (Ralph Schoenman, L’Histoire cachée du sionisme, 1988, Selio, p. 41)

En 1930, Ahdut HaAvoda et Hapoël Hatzaïr fusionnent dans un parti ouvrier bourgeois, le Mapaï (Parti des travailleurs, accepté dans l’Internationale « ouvrière et socialiste »).

À l’origine, le Mapaï était un parti social-démocrate qui se prononçait pour une transition graduelle et pacifique au socialisme. À la fin des années 1940, il abandonna cette prétention pour ne pas irriter les États-Unis dont Israël dépend indirectement et directement pour sa survie. (Arie Bober, The Other Israel, Anchor Books, 1972, p. 64)

Après la 2e guerre mondiale, le Mapaï, à la tête du mouvement de colonisation, expulse en masse les Arabes de la Palestine, fonde Israël, mène plusieurs guerres contre les États voisins, dont une avec les armées impérialistes britannique et française pour tenter d’empêcher la nationalisation du canal de Suez par l’Égypte.

Israël est un « fait colonial » : comme l’Australie ou les États-Unis, le pays est né d’une conquête, de l’expropriation des autochtones. En revanche il n’est pas, contrairement à l’Afrique du Sud de l’apartheid, une « société coloniale », une société qui a besoin des « indigènes » pour survivre. (Alain Gresh, « Antisionisme, antisémitisme et idéologie coloniale », 21 février 2019, site Orient XXI)

De 1949 à 1977, le Mapaï-HaAvoda forme tous les gouvernements, souvent en alliance avec des partis bourgeois, y compris cléricaux. Dès 1949, c’est déjà le choix de Ben Gourion contre une alliance avec le Mapam, jugé trop lié à l’URSS. En 1954, une fraction scissionne en reprenant le nom de Ahdut HaAvoda. Le Mapaï soutient l’intervention des États-Unis au Vietnam.

Après la victoire de 1967 contre les États arabes voisins, les gouvernements travaillistes poursuivent la colonisation à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem. Le succès du projet sioniste se retourne contre le parti ouvrier bourgeois dont l’électorat s’effrite. Le Mapaï se réunifie en 1968 avec l’Akhdut HaAvoda version II pour former le HaAvoda (Parti travailliste israélien, membre de l’Internationale « socialiste »), sans parvenir à enrayer son déclin électoral. En 1977, le HaAvoda perd pour la première fois le pouvoir au profit du Likoud.

Le stalinisme prosterne le Parti communiste palestinien devant l’islamisme

La révolution russe aboutit en 1917 à l’utilisation de l’antisémitisme par la réaction tsariste et le proto-fascisme qui assimilent le bolchevisme à un complot juif et massacrent les Juifs durant la guerre civile. Le thème du « judéo-bolchevisme » sera repris par les nazis. Pour sa part, le pouvoir des soviets victorieux lutte de manière explicite contre tout racisme.

Le Conseil des commissaires du peuple déclare que le mouvement antisémite et les pogromes antijuifs sont un danger mortel pour la cause de la révolution ouvrière et paysanne ; il appelle le peuple travailleur de la Russie socialiste à combattre ce fléau par tous les moyens. (Lénine, « Décret sur la lutte contre l’antisémitisme et les pogroms », 25 juillet 1918, publié par Jean-Jacques Marie, Cahiers du mouvement ouvrier, 28 janvier 2020, ce texte ne figure dans aucune des éditions staliniennes des Oeuvres de Lénine)

L’écho de la révolution russe permet de proclamer en 1919 la nouvelle internationale pour laquelle s’étaient prononcés Lénine dès 1914 et Luxembourg en 1915. Dans ce cadre, apparait en 1920 un Parti communiste de Palestine. Fondé par des militants juifs de Linke Poale Zion rejetant le sionisme, il s’efforce de réunir travailleurs juifs et arabes sur une base internationaliste. Il fusionne en 1923 avec le Parti communiste palestinien, issu aussi, mais plus tard, de Linke Poale Zion.

De 1924 à 1928, l’Internationale communiste, à la suite du Parti communiste russe, passe sous le contrôle de la bureaucratie privilégiée qui usurpe le pouvoir en URSS. Leur but n’est plus de conduire la révolution mondiale mais de chercher des alliés à l’URSS. De 1924 à 1935, c’est le temps du « front uni anti-impérialiste » de la soumission des partis communistes à la bourgeoisie nationale dans les pays dominés. Cette ligne aboutit à la catastrophe en Chine en 1927. L’Opposition de gauche de l’IC s’oppose à l’opportunisme de la direction de l’IC (Boukharine, Staline) et lui oppose la stratégie de la révolution permanente, qui répond à la période de déclin du capitalisme, l’impérialisme. Trotsky écrit à cette fin L’Internationale communiste après Lénine (1928) et La Révolution permanente (1928).

Les partis stalinisés du Proche-Orient sont subordonnés au nationalisme arabe. Ainsi, en Palestine, le PCP est aligné sur l’islamisme incarné par le Mufti de Jérusalem qui veut expulser tous les Juifs de Palestine, y compris ceux qui y résidaient depuis des siècles, et se ralliera plus tard à Hitler.

Lorsqu’éclatent les émeutes arabes anti-juives du 22 août 1929, avec les premiers massacres de Juifs, le secrétariat du PCP interprète ces violences comme le résultat du leader intégriste et ultra-nationaliste le grand mufti de Jérusalem Hadj Amine al-Hussaini… Les communistes sont bouleversés par le massacre d’ouvriers et de Juifs pauvres parfaitement innocents… La position de la Comintern est très nette : pour elle, la communauté juive en Palestine est une avant-garde de l’impérialisme britannique… (Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste, Fayard, 1997, p. 510)

À partir de 1929, l’IC renie la tactique du front unique ouvrier et adopte la ligne du « social-fascisme » qui divise les rangs ouvriers. Le parti fasciste et antisémite prend le pouvoir en 1933 en Allemagne et, après avoir interdit le mouvement ouvrier, entame la persécution des Juifs allemands. Si tous les journaux ouvriers sont immédiatement interdits, la presse sioniste est tolérée par le « 3e Reich » jusqu’en 1937.

La capitulation du Maki et du Mapam devant le sionisme

En 1935, l’URSS cherche à s’allier aux États d’Europe occidentale pour se protéger du « 3e Reich ». Le 7e congrès de l’Internationale communiste, sous l’impulsion de Staline et de Dimitrov, officialise le tournant vers le « front populaire », c’est-à-dire de l’unité avec les partis bourgeois « antifascistes » dans les pays impérialistes. Dans les pays dominés, les partis « communistes » défendent les impérialismes « démocratiques » contre les impérialismes fascistes, alors que rien n’est moins démocratique que les colonisateurs britanniques, français, belge ou néerlandais.

La politique anti-impérialiste fit place à la politique inaugurée par le Front populaire qui consistait désormais à rechercher l’adhésion des démocraties occidentales, au détriment de la lutte des peuples coloniaux… (Nathan Weinstock, Le Mouvement révolutionnaire arabe, Maspero, 1970, p. 77)

Au Proche-Orient, les partis « communistes » ont désormais pour tâche de limiter l’influence et l’expansion de l’Italie et de l’Allemagne. Or, la collusion entre l’occupation britannique et la colonisation sioniste suscite en 1936 un soulèvement arabe en Palestine qui, à cause de la trahison stalinienne, passe sous le contrôle des islamistes avant de prendre fin en 1939.

En URSS, les fondateurs du Parti communiste de Palestine sont exterminés par Staline. En France, les staliniens du PCF sont en première ligne pour bloquer la révolution en juin 1936. En Espagne, les staliniens du PCE et de du PSUC mettent sur pied, avec le PSOE et la CNT, le Frente Popular qui refuse l’indépendance aux Marocains et participent à l’écrasement de la révolution en 1937.

À partir de 1937, les organisations fascistes se développent aux États-Unis. Le SWP (section américaine de la 4e Internationale) se mobilise pour empêcher en 1938 le rassemblement des fascistes de la SLA à Minneapolis et celui en 1939 de la GAB à New-York. Le parti stalinien CPUSA et le parti social-démocrate SP refusent le front unique ouvrier. Les organisations juives, y compris les socialistes proclamés des Linke Poale Zion et de la Hachomer Hatzaïr, se refusent également à mobiliser. À New York, le SWP dirige une contre-manifestation de plus 20 00 manifestants, dont de nombreux Noirs et Juifs, sans compter plus d’un militant de base du CPUS. Elle se heurte à la police qui protège les nazis jusqu’en 1940, quand le gouvernement américain entre en guerre au nom de la démocratie.

Les défaites successives de la classe ouvrière en Hongrie, en Italie, en Chine, en Allemagne, en Autriche, en Espagne ouvrent la voie à une nouvelle guerre mondiale.

Le nombre de pays qui expulsent les Juifs croît sans cesse. Le nombre de pays susceptibles de les accueillir diminue. On peut sans peine imaginer ce qui attend les Juifs dès le déclenchement de la guerre mondiale à venir. (Léon Trotsky, « La bourgeoisie juive et la lutte révolutionnaire », 22 décembre 1938, Œuvres, ILT, t. 19, p. 272)

Au cours de la 2e guerre mondiale, Hitler décide l’extermination des Juifs et des Tziganes d’Europe. En 1943, les Juifs du ghetto de Varsovie, sans aide des Alliés, s’insurgent et affrontent la police et l’armée allemande. La même année, en France, le Parti ouvrier internationaliste et le GRP, un groupe gauchiste, publient ensemble un journal destiné aux travailleurs allemandes sous l’uniforme, Abeiter und Soldat, qui reçoit l’aide du secrétariat européen de la 4e Internationale. Celui-ci leur envoie Martin Monath, un militant allemand, ancien de la Hachomer Hatzaïr, gagné au communisme en 1939 par le dirigeant du Parti communiste révolutionnaire (section belge) Abraham Léon, ancien lui-aussi de la Hachomer Hatzaïr et auteur de La Conception matérialiste de la question juive.

Après la guerre, le sionisme, qui était minoritaire dans la diaspora juive, est hégémonique. L’URSS approuve en 1947 la partition de la Palestine. Le Parti communiste palestinien devient le Maki (Parti communiste d’Israël), tandis qu’une partie de ses militants rejoint le Parti communiste syrien. Le Maki défend la résolution de l’ONU de 1947 et accepte le partage de la Palestine entre un État juif et un État arabe. Mais, dans les années 1950-1960, la bureaucratie de l’URSS essaie de jouer les nationalistes arabes contre l’impérialisme américain et s’affiche antisioniste. Le tournant fait exploser le Mapam : l’aile droite scissionne en 1954 pour fonder l’Akhdut HaAvoda ; l’aile gauche rejoint en 1955 le Maki (Parti communiste israélien).

Le Mapam (Parti des travailleurs unis), créé en 1948 au moment de la Nakba, est alors un parti centriste incapable de rompre avec le stalinisme et même sa propre bourgeoisie (celle d’Israël mais aussi la grande bourgeoisie juive d’Amérique du Nord et d’Europe de l’Ouest qui finance le sionisme). Aux élections de 1949, il obtient 15 % des voix, derrière le Mapaï. Dans les deux décennies qui suivent, le Mapaï et le Mapam font volontiers visiter des kibboutz aux militants du mouvement ouvrier d’autres pays. Même si le Mapam parle de socialisme et publie Lénine en hébreu moderne, il se range dès 1947, comme le Maki, derrière l’ONU et le leurre de « deux États ».

À chaque fois que le Mapam fut forcé de choisir entre sionisme et socialisme, entre sionisme et internationalisme (et le problème s’est souvent posé en Palestine), il a opté pour le sionisme. (Arie Bober, The Other Israel, Anchor Books, 1972, p. 64)

Par exemple, le Mapam, qui participe au gouvernement en 1956, soutient la guerre de la Grande-Bretagne, de la France et d’Israël contre la nationalisation du canal de Suez. Le Mapam s’oppose, comme le Mapai, au retour des Arabes expulsés de Palestine. En 1971, il participe au gouvernement qui brise les grèves des travailleurs. En 1992, le Mapam se convertit en Meretz (Énergie, membre de l’Internationale « socialiste » comme le Parti travailliste).

Le parti stalinien est écartelé entre la bourgeoisie israélienne et la bureaucratie de l’URSS. En 1965, la faction de Moshe Sneh, la plus capitularde devant le nationalisme juif, conserve le nom de Maki. Celle de Tawfik Toubi et Meir Vilner, qui s’adapte au nationalisme arabe, crée le Rakah soutenu par le Kremlin. En 1973, le Maki disparait en fusionnant avec le Mouvement Bleu-Rouge afin de former le Moked (Focus). Le Rakah rejoint l’alliance Hadash (Nouveau) en 1977. Une partie du Moked disparait dans le Hadash, une autre se fond dans le Sheli (Paix pour Israël). En 1989, le Rakah reprend l’appellation abandonnée Maki mais n’apparaît que sous le nom de Hadash.

La LCR – 4e Internationale

En Palestine, la seule organisation qui défende dans les années 1930 l’internationalisme prolétarien et, par conséquent, récuse totalement le sionisme, est la Brit Kommunistim Nahapchanim (Ligue communiste révolutionnaire, section palestinienne de la 4e Internationale).

Lutte pour la création d’un État palestinien qui respecte les droits nationaux des Juifs y vivant, intégration politique des travailleurs juifs de la région, réalisation de ces deux tâches dans le cadre d’un Proche-Orient arabe socialiste. (Michel Warschawski, Zur Entwicklung des Trotskismus in Palestine, 1983, p. 3)

La Brit (LCR) résulte de la fusion de trois groupes : des immigrés venus d’Allemagne (où ils étaient membres du KPD-O de Brandler et Thalheimer), des Juifs palestiniens du Linke Poale Zion, des militants des kibboutz. Contrairement aux travaillistes qui sont les agents de la bourgeoisie juive (et des puissances impérialistes occidentales) au sein des travailleurs juifs, et aussi aux staliniens qui bénéficient de l’aide politique et matérielle de la bureaucratie qui contrôle l’URSS et l’Europe de l’est, les bolcheviks-léninistes n’ont que leur programme.

L’avant-garde révolutionnaire juive et l’arabe doivent se tendre la main en Palestine pour exiger ensemble le droit pour la colonie juive d’avoir un statut propre en Palestine…, l’expulsion de l’impérialisme britannique…, l’arrêt d’un commun accord de l’immigration sioniste. (« L’éternelle crise palestinienne », Quatrième Internationale n° 22, septembre 1945)

Beaucoup de militants quittent le nouvel État (les émigrés allemands Jakob Moneta et Rudolf Segall, le Juif palestinien Ygael Gluckstein…), si bien que le groupe disparait vers 1948. La 4e Internationale conserve à ce moment-là une position internationaliste, donc antisioniste.

La répudiation du sionisme est la condition sine qua non pour une fusion des luttes des ouvriers juifs avec les luttes émancipatrices, socialistes et nationales, des travailleurs arabes. Elle déclare qu’il est profondément réactionnaire de demander une immigration juive en Palestine… La question des rapports entre Juifs et Arabes ne peut être convenablement décidée qu’après l’expulsion de l’impérialisme, par une assemblée constituante librement unie avec pleins droits pour les Juifs comme minorité nationale. (« La lutte des peuples coloniaux et la révolution mondiale », avril 1948, Les Congrès de la 4e Internationale, La Brèche, t. 3, p. 262)

Matzpen et la Ligue ouvrière

Par contre, le groupe français pro-stalinien VO fondé en dehors de la 4e Internationale par Hardy (aujourd’hui LO) capitule, lui, devant le colonialisme sioniste.

Nous ne considérons pas que la disparition de l’État d’Israël soit nécessaire ou souhaitable. Nous pensons même que son existence pourrait être bénéfique à toute la population arabe et juive du Moyen-Orient. (Lutte de classe, juillet 1967)

En 1962, un groupe de militants (Oded Pilavsky, Akiva Orr, Moshe Machover, Haim Hanegbi…) exclus du parti stalinien Maki fondent l’Organisation socialiste israélienne qui publie Matzpen (Boussole). L’OSI est politiquement renforcée par la fusion avec un groupe de militants arabes du Maki (Jabra Nicola, Daoud Turki…) dont certains venaient de la Brit trotskyste. Elle comporte une vingtaine de militants. Matzpen est la seule organisation ouvrière qui affirme dans les années 1960 la nécessité de détruire l’État colonial et prône un État judéo-arabe. Matzpen constitue un pas en avant, mais reste très confus.

Nous avions quitté le Parti Communiste, nous étions contre une idéologie monolithique… D’abord, antisioniste. Pas non-sioniste, mais anti. Deuxièmement, anticapitaliste. Dans le cadre de ces limites, vous pouvez être ce que vous voulez. Vous voulez être trotskyste ? Ok. Vous voulez être anarchiste ? Ok. Vous voulez être maoïste ? Ok. (Akiva Orr, 2003, cité par Benjamin Ferron, « La transnationalisation de Matzpen », Pôle Sud n° 30, 1er semestre 2009)

La Brit (Ligue communiste révolutionnaire) pouvait s’appuyer sur la 4e Internationale guidée par Trotsky. Par contre, Matzpen nait dans un contexte différent, la disparition de tout centre international marxiste. En effet, les dirigeants de la 4e Internationale (Pablo, Mandel, Frank…), faute de trouver la voie des masses, ont révisé le programme en 1949-1951 en capitulant devant Tito puis Mao, en préconisant la réforme du stalinisme et en adoptant le front uni anti-impérialiste (ce qui entraîne son éclatement en 1952-1953). Les principales fractions qui en sont issues (pablisme, morénisme, grantisme, lambertisme, healysme…) s’adaptent toutes au nationalisme bourgeois panarabe.

Matzpen s’oriente vers les universités d’Israël mais aussi vers celles d’Europe et d’Amérique. Le groupe est soumis à partir de 1967 à une grande pression de la société coloniale et à la répression permanente de l’État sioniste, d’autant qu’il noue des liens avec le mouvement national palestinien, en particulier le FPLP. Une bonne partie de ses animateurs s’installe en Grande-Bretagne, en France ou aux États-Unis.

Les militants de Matzpen investissent en effet des arènes de discussion, puis des forums médiatiques, en Europe dès les années 60 : Akiva Orr, Moshé Machover et Sylvia Klinberg quittent Israël pour Londres, tandis qu’Elie Lobel, depuis Paris, et Khalil Touma et Mario Offenburg, depuis Berlin, assurent la diffusion des idées de l’organisation et des rencontres entre militants israéliens et les représentants de l’OLP. (Benjamin Ferron, « La transnationalisation de Matzpen », Pôle Sud n° 30, 1er semestre 2009)

En 1970, l’aile maoïste quitte Matzpen et fonde l’Alliance communiste révolutionnaire. La même année, la direction de Matzpen exclut une fraction (Menahem Karmi…) liée à la « 4e internationale » (CIQI) de Healy et Lambert. Elle constitue le groupe Avant-Garde, qui se tourne vers la classe ouvrière et rejoint le CORQI après la scission de 1971 du CIQI. Le CORQI, officiellement fédéraliste, est en fait contrôlé étroitement par l’OCI française (Lambert, Just, de Massot…). Il emploie toujours le mot d’ordre d’Assemblée constituante.

La première condition pour réaliser l’unité des peuples du Proche-Orient – juifs et arabes – est que soit clairement condamnée la guerre de rapines fomentée par le gouvernement Meir-Dayan [gouvernement israélien de l’époque, NdR], tandis qu’il doit être clair qu’une paix juste exige le retrait immédiat et inconditionnel des territoires occupées par les armées israéliennes [territoires conquis lors de la guerre de 1967]. À partir de ces positions de principe, il est possible de dégager les éléments positifs d’une solution… C’est en premier lieu dans la Constituante palestinienne, opposée au mot d’ordre réactionnaire de la « nation arabe » que les peuples juifs et arabes (réfugiés ou non) détermineront eux-mêmes comment et sous quel régime politique ils pourront régler les questions qui, aujourd’hui, les opposent parce que les classes dominantes juives et arabes ont intérêt à ce que les peuples soient divisés contre eux-mêmes… la Constituante palestinienne s’inscrira comme un objectif transitoire pour l’expropriation des expropriateurs juifs et arabes. (Pierre Lambert, « Guerre et lutte de classes au Proche-Orient », La Vérité n° 548, juin 1970)

Une « paix juste » serait possible si l’armée israélienne revenait aux frontières de 1948, ce qui avalise la partition de la Palestine par l’ONU. Les deux peuples semblent mis à égalité, comme si les Arabes ne subissaient pas une oppression nationale violente et durable. À l’époque impérialiste, selon l’OCI, une simple solution démocratique bourgeoise (baptisée frauduleusement « transitoire ») résoudrait par miracle deux questions nationales d’un seul coup. Chez Lambert, la révolution socialiste (« l’expropriation ») est conditionnée par la réalisation de l’Assemblée constituante. La révolution prolétarienne n’est pas le moyen de résoudre les tâches démocratiques, mais devient un horizon lointain, comme pour tous les réformistes.

Bien sûr, un slogan démocratique, si les masses le pensent réalisable, peut avoir une énorme importance pour les mobiliser et débuter la révolution. Sous la domination ottomane puis l’occupation britannique, un mot d’ordre d’assemblée nationale (des habitants juifs et arabes) avait un sens. Mais il est rendu caduc par la Nakba, par l’instauration par la violence d’un État colonial juif en 1948. Il n’y a plus d’égalité possible. Dès lors, le démantèlement d’Israël devient une revendication démocratique que seule la classe ouvrière peut résoudre. Si elle est capable de la mener à bien, elle ne s’arrêtera évidemment pas là. Elle expropriera immédiatement le grand capital et ouvrira la perspective de la fédération socialiste du Proche-Orient, de la fédération socialiste de la Méditerranée.

En 1972, une fraction de Matzpen (Jabra Nicola, Arieh Bober, Michel Warschawski…), liée à la « 4e internationale » de Mandel, Hansen et Moreno (SUQI), scissionne pour fonder Matzpen marxiste qui se renomme en 1975 Ligue communiste révolutionnaire. Le noyau fondateur (Moshe Machover, Akiva Orr, Haim Hanegbi…) se convertit en 1977 en Organisation socialiste en Israël.

La section israélienne du CORQI ose mettre en cause la prétendue « imminence de la révolution » de l’OCI qui couvre d’un verbiage catastrophiste un opportunisme congénital.

Pour l’OCI, le front unique remplace la politique révolutionnaire… Elle tend à être à la remorque des directions traîtres. (Avant-Garde, « Commentaire sur la préconférence de juillet 1972 », La Correspondance internationale n° 6, octobre 1972)

En 1972, le groupe Avant-Garde se renomme Ligue ouvrière. En 1975, le CORQI l’expulse, officiellement parce qu’elle refuse la perspective d’un État palestinien binational et le mot d’ordre d’Assemblée constituante. C’est le moment où le courant lambertiste s’oriente vers la sociale-démocratie en Europe. Cela n’empêche pas un opportunisme envers le nationalisme bourgeois palestinien qui converge avec celui de la pseudo-quatrième internationale de Healy-Banda et celle de Mandel-Hansen-Moreno, alors autrement nombreuse et étendue.

Si le Fatah s’inscrit politiquement dans le cadre du nationalisme arabe, son activité, qui se veut indépendante des États et gouvernements arabes, le situe au cœur de la révolution palestinienne. (Jacques Meyrand, « Le Liban après la guerre civile », La Vérité n° 572, juin 1976, note)

La direction de l’OCI française qui a la mainmise sur le CORQI entreprend de détruire la Ligue ouvrière, comme elle l’a fait en 1973 avec la LRSH hongroise en accusant son dirigeant Michel Varga d’être à la fois agent du KGB et de la CIA. Lambert et ses adjoints calomnient la LO comme « sioniste », alors qu’elle est l’aile la plus prolétarienne du courageux courant antisioniste.

La question est de mettre fin à l’occupation sioniste de la Palestine par l’accomplissement des tâches de la révolution démocratique, c’est-à-dire l’expulsion de l’impérialisme et l’abrogation de sa partition en Palestine et donc de l’existence de l’État d’Israël, incluant le retour des réfugiés palestiniens expulsés… par la création d’une Palestine démocratique et unifiée. Seule la classe ouvrière est capable de mener jusqu’à son aboutissement la libération nationale du peuple palestinien : la Palestine démocratique et unifiée ne pourrait être rien d’autre qu’une Palestine soviétique. (LO, Six années d’existence du CORQI, août 1978)

Lambert et de Massot fomentent au sein de la LO une fraction (Yigal Schwartz) qui scissionne en 1977. Cette clique forme le Groupe communiste de Palestine qui rejoint en 1979… le SUQI (Mandel, Bensaïd, Barnes) et fusionne par conséquent avec la LCR israélienne.

Avec le reflux de la révolution mondiale et la montée de la réaction en Israël, ce qui reste de Matzpen se liquide : l’OSI s’engloutit en 1984 dans la Liste progressiste pour la paix, la LCR pabliste disparait la même année dans le Centre d’information alternative.

22 mai 2020