La crise économique qui se préparait dès 2019, conjuguée aux effets de la crise sanitaire et du confinement, a pris un caractère cataclysmique. L’arrivée imminente de la pandémie n’a pas été anticipée avec un minimum de préparation, ni en termes de moyens, ni en termes d’organisation.
Le gouvernement PSOE-Podemos a fait face à la crise sanitaire par la centralisation militaire du pouvoir (état d’urgence) et l’utilisation de tout l’arsenal répressif hérité des pires gouvernements précédents et de quelques nouvelles armes, comme la ley Mordaza Digital [loi du bâillon numérique]. « L’état de guerre » contre le coronavirus s’accompagne également du matraquage de la « propagande de guerre » qui va avec, quasiment comme dans tous les pays touchés : « Nous avons surmonté cette crise ensemble », « personne ne sera laissé pour compte », « il est temps de se serrer les coudes pour que le gouvernement puisse travailler pour tous », « les travailleurs de la santé sont des héros qui se sacrifient pour nous ».
Mais que se passe-t-il en réalité ?
Le premier ministre Pedro Sánchez et la majorité parlementaire ont justifié l’état d’urgence et la militarisation en invoquant des raisons d’efficacité dans la réponse à la catastrophe sanitaire qui s’annonçait. L’excuse était qu’il fallait rationaliser l’approvisionnement et la distribution des fournitures en fonction des besoins de chaque région à un moment donné, mettre les ressources privées au service du secteur public et un tas de choses souhaitables et encourageantes.
État d’alerte, chronique d’une catastrophe
Cinq semaines après, le résultat de l’intervention est dévastateur : les ressources des soins de santé privés n’ont pas du tout été mises au service des soins de santé publics. Pire encore, des fermetures et des ERTE [chômage partiel] ont été autorisés pour les cliniques privées alors que dans les hôpitaux publics, le triage des patients « les plus susceptibles de survivre » était appliqué au moment d’accéder aux unités de soins intensifs et aux respirateurs. L’approvisionnement en fournitures de santé s’est adapté docilement aux conditions chaotiques du marché national et surtout international : prix exorbitants, fraudes, matériaux défectueux et retards aux conséquences désastreuses pour la santé et la vie des patients et des personnels de santé.
Il n’y a pas eu de planification ni même de collaboration nationale ou internationale pour tenter d’organiser rationnellement les fournitures d’urgence. L’interminable saga criminelle de la pénurie mondiale de masques, de tests et de respirateurs a été la partie émergée de l’iceberg du « chacun pour soi » qui a été la tendance des administrations centrales, régionales et même locales. Et la manifestation de l’incapacité de tous les États à faire usage des pouvoirs extraordinaires que l’état d’alerte leur a donnés pour mettre toutes les entreprises privées nécessaires à produire immédiatement selon les besoins impératifs.
En attendant, l’État espagnol est le champion du monde en matière de contamination du personnel soignant qui, non seulement souffre d’un grave manque de moyens de protection, mais travaille jusqu’à épuisement et supporte le plus grand poids de la situation, sur la base du dévouement.
Après des décennies de privatisation de l’industrie pharmaceutique, des hôpitaux et des services socio-sanitaires de toutes sortes, de réduction d’effectifs, de contrats précaires, de fermeture de services et d’hôpitaux entiers, la santé publique n’a jamais été aussi mal préparée. Le comble du cynisme est que les responsables des privatisations et des coupes budgétaires (qui sont tous ceux qui ont gouverné en Espagne et dans toutes les communautés autonomes) appellent maintenant à applaudir les travailleurs de la santé à qui ils demandent d’accepter « héroïquement » la situation sans se demander quelle en est la cause.
Les pouvoirs que confère de l’état d’alerte n’ont pas non plus servi à exproprier sans indemnisation –sans parler de poursuites pénales contre leurs propriétaires et les gestionnaires- toutes les maisons de retraite privées, qui sont directement responsables de la moitié des décès de la pandémie. Le spectacle terrifiant de personnes vivantes et mortes réunies, parfois abandonnées pendant des jours, avec le nombre réduit de travailleurs qui travaillent malades et sans protection, n’a entraîné qu’une promesse de « contrôler », c’est-à-dire d’examen de la situation tout en respectant la propriété. Et ce malgré le fait que, comme dans la santé, la catastrophe a été annoncée à plusieurs reprises par les organisations ouvrières depuis plus d’une décennie : la cession du secteur (75 % des places) à des fonds vautours et à des multinationales qui ne cherchent que le profit, la scandaleuse insuffisance chronique de personnel, les salaires misérables (smic) et l’insuffisance de moyens matériels de toutes sortes ont été le quotidien d’un service subventionné par l’État et les communautés autonomes dans des proportions qui vont de 50 à 80 %.
Le confinement n’est pas le même pour tous
Le confinement est sans doute nécessaire pour freiner la maladie lorsqu’elle présente une croissance exponentielle capable de faire s’effondrer en quelques semaines les hôpitaux, les unités de soins intensifs et les morgues elles-mêmes. Mais il y a de nombreuses variantes possibles et ce n’est pas la même chose lorsque vous vivez dans une villa de Puerta de Hierro, ou lorsque deux familles avec enfants habitent un petit appartement sans balcon. De toutes les mesures de distance sociale, ce n’est pas seulement la plus drastique, c’est celle qui frappe le plus les classes laborieuses, tant du point de vue de l’espace que de celui de la difficulté de survivre à tant de semaines sans travailler ni gagner de l’argent. Des situations dramatiques de surpopulation dans des conditions physiques et psychologiques malsaines et d’insécurité alimentaire se généralisent, en particulier dans les grandes villes.
L’autoritarisme des instructions du gouvernement n’a prévu aucune adaptation de quelque sorte que ce soit, ni territoriales ni circonstancielles, afin d’alléger – en maintenant les conditions de distance réelle – le supplice inhumain de l’interdiction de quitter son propre domicile même s’il ne respecte pas les conditions minimales d’habitabilité.
La rigueur avec laquelle est appliquée la répression des violations de l’enfermement connaît aussi les classes. Rajoy et Cie peuvent sortir et courir sans conséquences, les nantis de Madrid ou de Barcelone se sont confinés à Marbella ou en Andorre, pendant que la police, la Guardia Civil et l’armée ont leurs hélicoptères qui survolent constamment les quartiers les plus pauvres des grandes villes et étranglent la population laborieuse avec des amendes. En outre, les scènes de violence policière gratuite contre les sans-abris, les minorités ethniques ou les migrants se sont multipliées. Et l’armée patrouille désormais dans les rues et sur les routes de tous les territoires de l’État comme si c’était la chose la plus naturelle.
Sauvetage sans limite des entreprises, expédients pour la population laborieuse
En un seul mois, 4 millions de salariés ont été jetés au chômage temporaire (ERTE) et 800 000 autres ont été licenciés (malgré la promesse du gouvernement d’interdire les licenciements pendant l’état d’urgence). Des centaines de milliers de travailleurs indépendants ou informels ont été laissés sans possibilité de continuer à travailler pendant le confinement.
Il y a beaucoup d’argent public pour les entreprises, surtout les grandes, qui sont financées pour l’arrêt de la production au moyen du chômage partiel à la carte, mais il y a un manque de ressources pour les travailleurs les plus vulnérables. Les travailleurs sans-papiers n’ont pas été légalisés, contrairement au Portugal, même si c’était pour leur permettre d’accéder à l’aide la plus élémentaire et pour éviter que les familles ne sombrent dans la misère et la faim. Les longues files d’attente dans les banques alimentaires sont courantes dans les villes, tandis que la mesure « phare » de Podemos, le revenu minimum vital, qui ne procurerait qu’un revenu de 500 euros par mois (la moitié du salaire minimum) à près d’un million de personnes, et dont les migrants en situation irrégulière seront exclus, est retardée de plusieurs semaines.
L’union « nationale » ou le « pacte de la Moncloa 2 » pour nous faire payer la crise
La gestion de la crise par le gouvernement PSOE-Podemos bénéficie du soutien éhonté des principales organisations syndicales (CCOO, UGT) et des partis traditionnels des bourgeoisies périphériques catalane et basque, comme toujours au moment de vérité, quand il faut sauver leurs entreprises et garantir la stabilité du pouvoir bourgeois sur la société.
Mais la situation n’est pas du tout stabilisée. La longue et profonde crise politique de la monarchie n’a pas été effacée du jour au lendemain. Le coronavirus n’a pas réussi à balayer sous le tapis les contradictions internes de la représentation politique de la bourgeoisie, qui ont conduit à recourir quatre fois aux élections en quatre ans et au « processus » catalan. L’atmosphère politique durant l’état d’urgence reflète cette crise jusqu’à l’hystérie.
Au sein de l’unanimité des partis monarchiques qui rêvent tous de réaliser une union « nationale » (pacte de Moncloa 2) pour parvenir à un gouvernement fort et stable, le tandem PP-Vox [les deux partis issus du franquisme] semble suivre sa propre voie, très dangereuse : dans le meilleur style de populisme fasciste, ils développent une obscure campagne médiatique qui cherche à profiter de l’angoisse sociale pour renverser le gouvernement actuel. Comme ils sont en minorité parlementaire et sociale, l’objectif ne peut être que d’affaiblir au maximum l’adversaire afin soit de devenir le noyau du gouvernement d’union nationale, soit … de jeter les bases d’un coup d’État militaire, que Vox appelle périodiquement de ses vœux.
La situation socio-économique la plus grave depuis l’après-guerre civile
Toutes l’intervention antérieure de l’État capitaliste (à tous les niveaux) visaient à faciliter le profit des entreprises et du secteur privé à tout prix, réduisant au minimum les moyens de répondre de façon organisée aux catastrophes naturelles, y compris celles annoncées à plusieurs reprises par les scientifiques comme la présente pandémie.
L’action du gouvernement espagnol face à la crise sanitaire et économique n’a pas différé de manière significative de celle des autres gouvernements bourgeois de l’espace européen, indépendamment des partis au pouvoir. L’inefficacité et le chaos dans l’élaboration des mesures ne sont qu’une simple anecdote par rapport au fond de la question : la préoccupation centrale, malgré tous les organes composés des meilleurs scientifiques, a été de maintenir les profits du plus grand nombre possible d’entreprises et de services privés, même en sachant qu’ils n’avaient aucune garantie de sécurité pour les travailleurs. Comme en Italie, en France et aux États-Unis, ce sont les travailleurs des grandes entreprises – recourant presque toujours aux grèves sauvages – qui ont forcé l’arrêt des usines, afin d’éviter qu’elles ne deviennent des foyers d’épidémie.
Les mesures économiques centrales sont prises pour faciliter la vie de la classe capitaliste, en respectant sa propriété et en faisant preuve d’une générosité des ressources publiques qui dépasse le sauvetage des banques privées lors de la crise précédente.
Les classes laborieuses sont celles qui souffrent le plus de l’épidémie, des dangers du travail pendant l’épidémie et des misères du confinement. Pourtant, les mesures prises pour atténuer leur situation dramatique sont mesquines et tardent à venir. Le critère, comme le conseille le FMI pour tous les pays, est d’accorder le minimum nécessaire pour éviter une explosion sociale immédiate. Au-delà de ce minimum, face à l’effondrement des services sociaux et de la charité « privée », de nombreuses familles évitent la famine grâce à des réseaux spontanés de soutien mutuel de voisinage.
Le financement de toutes les mesures économiques extraordinaires se fait essentiellement en l’imputant à la Caisse de sécurité sociale, ce qui la conduit irrémédiablement à la faillite, et en multipliant la dette publique. Les énormes prébendes allouées à l’Église catholique, à l’armée, aux organes de répression ou à la monarchie sont religieusement honorées par le gouvernement « progressiste ».
L’Union européenne n’a servi ni à coordonner la lutte sanitaire, ni à apporter un soutien solidaire aux pays les plus touchés. Une fois de plus, elle s’est comportée exclusivement comme un cartel de banquiers qui discutent des conditions des prêts avec le client en faillite.
Afin de transférer le coût de la lutte contre la pandémie et la crise économique historique à la classe ouvrière, le gouvernement fournit à l’État capitaliste de nouveaux instruments de contrôle et de répression sociale basés sur des technologies de pointe, sur le modèle de l’État capitaliste et dictatorial chinois.
Le « Nouveau pacte de la Moncloa » cherche à consolider l’ordre bourgeois avec un gouvernement fort et stable face au danger d’une explosion sociale. Cependant, les contradictions centripètes de la bourgeoisie et de son doute quant à l’aptitude du PSOE et de Podemos à restreindre le mouvement des masses (comme le PCE en était capable dans les années 1970), rendent le pacte extrêmement difficile et constituent le terreau de la sympathie de la petite bourgeoisie pour les solutions militaires de Vox.
L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes
Dans ces conditions, la classe ouvrière n’a rien de bon à attendre de qui que ce soit. Ni du gouvernement PSOE-Podemos, qui a été mis en place pour sauver la monarchie et gérer loyalement les intérêts du capital, ni des dirigeants des organisations ouvrières qui collaborent avec lui (comme avec les précédents). Encore moins des philo-fascistes qui veulent renverser le gouvernement actuel pour ressusciter autant que possible le régime franquiste, et Franco lui-même, s’ils le pouvaient.
Ni en Espagne, ni en Europe, ni nulle part dans le monde, la classe ouvrière ne peut accepter que l’ennemi de classe gère la crise contre elle. Si la pandémie a prouvé quelque chose, c’est que le monde fonctionne parce que nous, les travailleurs, le faisons fonctionner et que les frontières et les intérêts « nationaux » sont de sérieux obstacles à la solution rationnelle de la crise et aux intérêts de la majorité de la société.
Nous devons reprendre la devise de la Première Internationale « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Et, avec tous les moyens dont nous disposons à chaque instant, lutter en toute indépendance contre la classe ennemie et nous auto-organiser pour les revendications les plus essentielles à la survie de tous les jours, mais aussi pour en finir définitivement avec le pouvoir de la classe sociale qui mène l’humanité de catastrophe en catastrophe vers la barbarie. Aujourd’hui, plus que jamais, nous devons commencer à construire un parti ouvrier révolutionnaire et une internationale ouvrière révolutionnaire pour mettre fin au capitalisme et construire une nouvelle société socialiste mondiale.