En France, des journalistes ont été convoqués par la DGSI, ou font l’objet d’une enquête du procureur, pour avoir enquêté sur l’utilisation des armes françaises dans la guerre au Yémen ou sur l’affaire Benalla. Voilà la liberté de la presse selon Trump, May et Macron : livrez-vous à tous les petits potins que vous voulez, mais ne touchez pas aux intérêts supérieurs de l’État, en particulier au secret autour des guerres impérialistes.
Assange fonda Wikileaks en 2006, dans le but de révéler les secrets honteux des divers États bourgeois, et effectivement il tint parole, exposant la corruption et le cynisme tant des gouvernements impérialistes que de ceux du Proche-Orient. Ces révélations firent les choux gras de plusieurs journaux, comme Le Monde, Der Spiegel, El País, The New York Times et The Guardian. Hollywood en fit même un film. En 2010, un analyste de l’armée américaine, Bradley Manning (qui en 2013 a changé de sexe et se prénomme désormais Chelsea), transmit à Wikileaks des dizaines de milliers de documents militaires ou diplomatiques secrets sur les guerres en Afghanistan et en Irak, en particulier une vidéo montrant le massacre délibéré de civils à Bagdad en 2007. Manning fut trahi par un hacker infiltré, puis emprisonné et condamné en 2013 à 35 ans de prison [voir Révolution communiste n° 3].
La contre-offensive de la bourgeoisie
Alors que Wikileaks avait été encensé et même primé au nom de la liberté de la presse, après les révélations des secrets militaires et crimes de guerre des États-Unis, en particulier de noms de leurs agents, les grands médias qui avaient profité de ses documents se retournèrent contre Assange : il ne serait pas un vrai journaliste, mais un irresponsable, un mégalomane, etc. Le Guardian l’accusa même (sous couvert de responsables américains) d’avoir « du sang sur les mains ». Pour le journalisme bourgeois, la recherche de la vérité s’arrête là où commencent les intérêts fondamentaux de l’impérialisme.
Les gouvernements impérialistes profitèrent de ce climat pour serrer leur étau sur lui. En mai 2010, les États-Unis lancèrent contre lui une procédure devant un « grand jury ». En août, Assange faisait des conférences en Suède. Deux femmes vinrent se plaindre à la police de rapports sexuels non protégés, demandant qu’Assange se livre à un test de dépistage ; la police enregistra ces plaintes comme « agression sexuelle » et « viol ». Assange retarda son départ et répondit aux questions des autorités, affirmant que les relations étaient consensuelles. Finalement la procureure Eva Finné jugea opportun de clore l’affaire et Assange put quitter la Suède et se rendre au Royaume-Uni. Mais une autre procureure fut nommée, Marianne Ny, déterminée à persécuter Assange. Alors qu’il ne faisait l’objet que d’une enquête et n’était pas formellement inculpé, elle lança en novembre 2010 une demande d’extradition, soi-disant pour qu’il réponde aux enquêteurs en Suède. Assange fut arrêté à Londres, mis en détention préventive, puis mis en liberté conditionnelle.
Redoutant qu’une extradition vers la Suède ne soit que le prélude à une extradition vers les États-Unis, où il risquait la détention à perpétuité, Assange proposa de répondre aux enquêteurs suédois sur le sol du Royaume-Uni, ce qui lui fut refusé. Il demanda aux deux pays de garantir qu’il ne serait pas extradé vers les États-Unis, garantie qui lui fut aussi déniée. Après des recours d’Assange contre son extradition vers la Suède, en mai 2012 la Cour suprême du Royaume-Uni se prononça pour son extradition.
Il semble que dans cette affaire, les appareils judiciaires des deux pays se soient encouragés mutuellement, pour que les procureurs suédois ne laissent pas tomber les poursuites et ne viennent pas interroger Assange au Royaume-Uni, et pour que les britanniques prononcent l’extradition… mais des méls importants sur ce dossier ont été effacés en mars 2014 par des fonctionnaires britanniques à l’occasion de la prise de retraite d’un avocat des services du procureur. De son côté, la procureure suédoise Marianne Ny reconnut le 19 mai 2017 avoir effacé le mél d’un agent du FBI concernant Assange… Autrement dit, d’éminents juristes chargé de rendre la justice suppriment des preuves.
Craignant de finir sa vie dans une geôle américaine, voire d’être exécuté, Assange se rendit le 19 juin 2012 à l’ambassade de l’Équateur pour demander l’asile politique. Celui-ci lui fut accordé le 16 août, et cinq ans plus tard la citoyenneté équatorienne lui fut octroyée. Ce pays était alors dirigé par le gouvernement de front populaire de Rafael Correa, qui cherchait à se démarquer des États-Unis. Notons qu’en 2016, une commission de l’ONU dénonça la détention arbitraire d’Assange par les autorités britannique et suédoise, ainsi que la violation de ses droits, et se prononça pour qu’il puisse sortir librement de l’ambassade.
Des grands médias hypocrites
Pour la presse bourgeoise, Assange s’était réfugié pour échapper à l’enquête suédoise pour viol. En 2016 Wikileaks publia les documents du Comité national démocrate sur la campagne présidentielle aux États-Unis, montrant les liens d’Hillary Clinton avec le grand capital et les pétromonarchies du Golfe, ainsi que les magouilles pour empêcher Bernie Sanders d’obtenir l’investiture du Parti démocrate. Pour la presse soi-disant « libérale », Assange n’était plus seulement un irresponsable et un violeur en cavale, il devenait un agent de la Russie et le faiseur de roi de Trump. La palme de l’infamie revient au Guardian de Londres, qui lança diverses calomnies, sans jamais publier de démenti quand leur fausseté était prouvée ; ainsi il prétendit qu’Assange avait reçu à l’ambassade équatorienne la visite de Paul Manafort, lobbyiste en charge de la campagne de Trump, alors que celle-ci n’apparaît nulle part dans les registres des allées et venues dans l’ambassade.
Du côté suédois, l’enquête pour « agression sexuelle » fut prescrite en 2015, restait celle pour « viol ». En novembre 2016, une procureure suédoise interrogea Assange à l’ambassade équatorienne, sans qu’il pût bénéficier de la présence de son avocat suédois. Finalement en 2017, les autorités suédoises, désespérant de mettre la main sur Assange, laissèrent tomber l’enquête. Aux États-Unis, Barack Obama en fin de mandat commua la peine de Chelsea Manning, qui put sortir de prison. D’ailleurs l’équipe de juristes du président pensait qu’on ne pouvait pas inculper Assange pour la divulgation de secrets militaires, parce que dans ce cas il faudrait aussi inculper les grands journaux américains. Ainsi, en 1971, le New York Times avait publié les fameux Pentagon Papers, documents secrets du Département de la Défense détaillant l’implication politique et militaire des États-Unis au Vietnam de 1945 au 1967. De plus, le lanceur d’alerte de l’époque, Daniel Ellsberg, avait finalement été acquitté.
Entretemps, Lenin Moreno, ancien vice-président équatorien de 2007 à 2013, fut élu président du pays en 2017, avec le soutien de son prédécesseur Rafael Correa. Il montra bien tôt son vrai visage de larbin de l’impérialisme américain. Empêtré dans un scandale de corruption et désireux de renégocier la dette de son pays, il s’appliqua à offrir sur un plateau Assange à Trump. Après diverses tracasseries, notamment l’interdiction d’accéder à Internet, Assange fit l’objet de d’accusations de comportement insupportable et d’hygiène déplorable. Moreno, dans une interview à la BBC, a parlé d’excréments sur les murs et a aussi accusé Assange d’avoir installé du matériel informatique pour espionner les personnels de l’ambassade. Le nouveau président, larbin de Trump, alla jusqu’à alléguer un complot d’Assange contre son gouvernement avec l’ancien président Correa et le président vénézuélien Maduro, accusation fidèlement répercutée par le très servile Guardian. Finalement, il retira à Assange sa citoyenneté équatorienne et révoqua son asile politique, puis, fait inédit dans l’histoire diplomatique, il autorisa le 11 avril la police britannique à venir l’appréhender dans l’ambassade à Londres.
Assange et Manning embastillés
Assange a immédiatement été conduit à la prison de catégorie A (haute sécurité, à régime restrictif) de Belmarsh. Le 1er mai, il fut condamné pour non-respect des conditions de sa liberté conditionnelle à la peine maximale, soit 50 semaines de prison.
Pour Trump, qui considère les journalistes comme des « ennemis du peuple », tous les moyens sont bons pour obtenir l’extradition d’Assange. Celui-ci fut accusé d’avoir conspiré avec Manning pour pirater les ordinateurs de l’armée. À cet effet, Chelsea Manning fut convoquée en mars devant un « grand jury ». Elle refusa de témoigner contre Assange, affirmant qu’elle avait tout dit lors de son procès en 2013. Elle fut emprisonnée pour deux mois, dont 28 jours passés en isolement administratif. À peine libérée, elle fut à nouveau convoquée et, refusant toujours de témoigner contre Assange, elle fut condamnée à rester en prison pendant toute la durée du « grand jury » (18 mois), et à payer une amende de 500 $ par jour après le premier mois, puis 1000 $ par jour après le deuxième mois tant qu’elle ne plie pas. Le 23 mai, le Département de la justice des États-Unis introduisit contre Assange 17 nouveaux chefs d’accusation en vertu de l’antidémocratique Espionage Act, une législation d’exception de 1917 qui a été utilisée alors pour emprisonner les révolutionnaires du mouvement ouvrier (IWW, Socialist Party) puis a été maintenue pour persécuter les opposants à l’impérialisme américain et à ses guerres.
De son côté, la justice suédoise a rouvert le 13 mai son enquête pour viol à l’encontre d’Assange. Anticipant cette démarche, dès le 12 avril Stella Creasy, députée de la droite du Parti travailliste (opposée à Corbyn) fit signer par 70 députés une lettre adressée au Home Secretary (ministre de l’intérieur) du gouvernement une lettre déplorant que les autorités suédoises n’aient pas été informées préalablement de la décision équatorienne de livrer Assange, et demandant d’accorder la priorité à une éventuelle demande d’extradition suédoise plutôt qu’à celle des États-Unis (comme si cette dernière était légitime), et ce avant la prescription en 2020. Diane Abbott, ministre de l’intérieur du « gouvernement fantôme » de l’opposition travailliste, s’était prononcée comme Corbyn contre l’extradition d’Assange vers les États-Unis, aussi Creasy lui envoya la même lettre. La « ministre fantôme » s’empressa d’y répondre, témoignant de sa pleine confiance envers l’État suédois et sa justice. Corbyn également se prononça aussi pour qu’Assange aille en Suède répondre des accusations portées contre lui. On voit comment le féminisme bourgeois peut facilement servir les intérêts de l’impérialisme.
Dans les cas d’Assange et Manning se trouve en jeu la liberté de la presse, le droit pour les journalistes de publier les secrets honteux des États et des gouvernements, leurs mensonges et leurs crimes de guerre. L’acharnement des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Suède contre Assange procède de l’accord entre les bourgeoisies impérialistes pour soumettre l’information aux intérêts supérieurs de l’État. On voit la même chose en France quand la DGSI ou les services du procureur font pression sur les journalistes pour qu’ils révèlent leurs sources dans leurs enquêtes sur l’affaire Benalla ou sur les armes françaises vendues à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, qui sont utilisées dans la guerre au Yémen.
Alors que quand des djihadistes prennent un journaliste en otage, tous les grands médias (en particulier la télévision) répètent jour après jour : « on ne l’oublie pas », la plupart de ceux-ci se montrent indifférents au sort d’Assange et certains, comme le New York Times, vont jusqu’à approuver son arrestation. En effet, les grands médias appartiennent à des groupes capitalistes. Leurs patrons peuvent donc contrôler la ligne éditoriale et, si nécessaire, museler les journalistes qui d’ailleurs se montrent souvent timorés quand il s’agit de s’attaquer aux sommets de l’État.
Le mouvement ouvrier doit prendre la défense de Julian Assange et Chelsea Manning, exiger leur libération inconditionnelle. Il doit exiger la liberté totale de la presse, le droit de publier tous les secrets des États, quels que soient les moyens par lesquels ils ont été obtenus.
Seule la plus grande liberté de parole, de presse et de réunion peut créer les conditions favorables au développement du mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière. (Trotsky, La Liberté de la presse et la classe ouvrière, 21 août 1938)