La rupture
Le rapport de la Maison Blanche du 18 décembre 2017 définissant la nouvelle vision stratégique sur la sécurité nationale des États-Unis met les pieds dans le plat. Il place les États-Unis dans une posture offensive : « La Chine et la Russie défient la puissance, l’influence et les intérêts de l’Amérique et essayent de saper la sécurité et la prospérité de l’Amérique ». Présentant ce rapport, Trump en a défendu les quatre grands axes : protéger le territoire, promouvoir la prospérité américaine, préserver « la paix par la force » et faire progresser l’influence américaine. Trump l’avait maintes fois déclaré dans sa campagne présidentielle et réaffirmé depuis, il veut rendre sa grandeur à l’Amérique.
Les politiques précédentes des États-Unis reposaient peu ou prou sur la continuité de la prise en charge par le principal impérialisme des contradictions de l’ordre mondial, à la fois première puissance économique et gendarme du monde. Mais ces politiques, qui n’excluaient pour les États-Unis ni la guerre ni les mesures protectionnistes quand elles lui étaient utiles, gardaient cependant au centre la conclusion d’accords internationaux censés donner aux entreprises américaines des facilités toujours plus grandes sur le marché mondial.
Cependant, les menées impérialistes guerrières des États-Unis, plus ou moins secondés par d’autres impérialismes, n’ont pas donné les résultats escomptés, rajoutant désordre et instabilité comme en Irak là où les États-Unis voulaient un nouvel ordre à leur convenance, quand elles ne se sont pas transformées en bourbier comme en Afghanistan. À cela s’ajoute le coût énorme du financement de la présence militaire américaine dans le monde pour prix de ses engagements internationaux. Echaudé, Obama achevait son deuxième mandat sur une orientation nettement moins interventionniste, se gardant d’intervenir massivement en Syrie et essayant de retirer les troupes d’Afghanistan. Sur le terrain économique, l’ALENA régissant les relations économiques entre les États-Unis, le Canada et le Mexique n’a pas empêché la poursuite des déficits de la balance commerciale américaine avec ces pays. L’Accord de Partenariat transpacifique laborieusement négocié par Obama avec onze autres pays pour supprimer les barrières douanières, tenant la Chine à l’écart, était bien loin de contenir l’inexorable avancée de l’impérialisme chinois. L’impérialisme russe, de son côté, pourtant beaucoup moins puissant, profitant des hésitations américaines, lui a damé le pion en Syrie, sur les cadavres de dizaines de milliers de civils causés par les bombardements des avions russes alliés au dictateur Bachar El Assad.
La bourgeoisie américaine est usée comme l’est l’impérialisme américain lui-même. Elle est prise dans de multiples contradictions qui sont les contradictions générées par l’impérialisme lui-même. Trump, le chef de son gouvernement, mélange d’affairiste et de populiste réactionnaire à l’intelligence limitée, n’est sans doute pas le stratège le plus éblouissant, il incarne au contraire la brutalité du capitalisme sans retenue, mais il fera l’affaire pour la classe dominante. Trump renégocie pied à pied tous les termes du traité de l’ALENA et retire les États-Unis de l’Accord de Partenariat transpacifique. Plutôt que d’agir selon un plan minutieusement élaboré, l’État bourgeois américain est avant tout poussé, cahin-caha, par cette nécessité qu’il ne peut laisser faire cette lente érosion sans réagir. Contrairement à ce que prétendent nombre de commentateurs politiques, il y a donc une cohérence de fond dans la politique de Trump, au-delà de ses foucades, rodomontades et autres vulgarités. Cette ligne de force, c’est celle de la bourgeoisie américaine qui cherche une autre voie pour retrouver une puissance incontestée et imposer le talon de fer, non seulement aux pays dominés, mais aussi aux autres bourgeoisies, alliés compris. D’où la rupture dans la manière avec laquelle Trump positionne les États-Unis face au reste du monde.
L’impérialisme américain prépare la guerre
Trump a décidé de liquider l’accord conclu avec l’Iran, la Russie, la Chine et les trois principales bourgeoisies européennes visant à l’empêcher d’accéder à l’arme atomique en échange de la levée des sanctions économiques. Le prétexte invoqué sur la poursuite par l’Iran des essais balistiques, au demeurant permis par l’accord, est évidemment fallacieux. Que le rétablissement des sanctions gêne le commerce des bourgeoisies européennes qui commençaient à reprendre pied en Iran est tout bénéfice pour l’impérialisme américain, mais ce n’est qu’une conséquence indirecte. La vraie raison est à chercher en Syrie, où l’impérialisme russe allié au régime iranien contrôle la situation au détriment de l’impérialisme américain et de ses alliés, Arabie Saoudite en tête.
C’est pourquoi l’impérialisme américain se redispose méthodiquement. D’abord, Trump a entrepris de renforcer ses liens avec Israël. La reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l’État sioniste est un encouragement manifeste à l’aggravation de la politique de colonisation. Pendant des années, cette colonisation a avancé tout en s’abritant derrière la fiction de négociations pour la mise en place de deux États, le processus d’Oslo, qui n’était qu’un leurre auquel tous les impérialismes, toutes les bourgeoisies, y compris palestinienne, et avec eux les directions du mouvement ouvrier, ont fait mine de croire. Jérusalem étant revendiquée comme capitale par les deux parties, cette fiction avait besoin de la fausse neutralité affichée sur cette question par les États-Unis. Aujourd’hui, Trump prend acte des avancées de l’État sioniste dans sa politique d’annexion de territoires palestiniens, consacre l’état de fait et encourage Israël à aller beaucoup plus loin. C’est fort de ce soutien que la répression à coup de fusils s’abat sur des manifestants palestiniens pacifiques de la bande de Gaza. En échange, le gouvernement américain compte bien le moment venu sur l’engagement militaire d’Israël contre l’Iran. Ensuite les liens, notamment militaires, avec l’Arabie Saoudite, sont renforcés. Trump s’est récemment mis en scène avec le prince héritier d’Arabie Saoudite en exhibant la panoplie des armes vendues et en égrenant les milliards engrangés. L’Arabie Saoudite est en concurrence avec l’Iran pour jouer les premiers rôles au Moyen-Orient, qui l’a évincée de ses entreprises en Syrie. La guerre au Yémen voisin n’est que l’affrontement par procuration entre ces deux puissances régionales.
Enfin Trump resserre son administration. Il s’est débarrassé sans façons le 13 mars de son chef de la diplomatie, Tillerson (PDG de 2006 à 2016 de la multinationale pétrolière Exxon Mobil) qui avait le tort de penser que l’accord avec l’Iran restait viable, pour le remplacer par l’ex-directeur de la CIA, Pompeo, choisi pour sa fermeté belliqueuse. À la tête de la CIA, Trump place Haspel, l’ancienne responsable d’un centre de torture en Thaïlande. À la Russie, qui renforce ses positions en Syrie, Trump a décidé d’envoyer un message d’avertissement. Il ne faut pas chercher ailleurs le sens du renvoi des diplomates russes aussi bien des États-Unis qu’en Europe suite à l’empoisonnement à Londres d’un ancien agent double russe. L’isolement diplomatique de la Russie prépare un renforcement des sanctions économiques à son encontre. Reste la Turquie que la politique de son dictateur Erdoğan a partiellement éloignée des États-Unis, qui cherche aussi à renforcer sa place de puissance régionale. Contrairement à ce que croient les naïfs, les États-Unis laisseront l’armée turque poursuivre son offensive contre les Kurdes de Syrie, en retirant au besoin leurs forces spéciales qui les avaient épaulées dans la lutte contre l’EI, pour s’assurer du soutien turc et solidifier ses appuis contre l’Iran.
Ces pas vers la guerre s’accompagnent d’un renforcement considérable des dépenses d’armement des États-Unis. Le budget militaire américain pour 2018 frôle les 700 milliards de dollars, il dépasse de 15 % celui d’Obama. Loin des chicaneries et des manoeuvres d’obstruction, c’est le Congrès lui-même qui a renchéri de plus de 26 milliards le budget réclamé par la Maison Blanche ! L’impérialisme américain tient à conserver à distance l’impérialisme chinois qui poursuit également de son coté le renforcement de ses armées et mène une politique agressive en mer de Chine. Deuxième puissance militaire mondiale en termes de budget avec 150 milliards d’euros annuels, la Chine, bien que loin derrière les États-Unis, inquiète. « Si les États-Unis ne suivent pas le rythme, le PACOM [Commandement militaire du Pacifique] aura du mal à concurrencer l’Armée populaire de libération [Armée chinoise] dans les futurs conflits », a en effet prévenu l’amiral Harris, lors d’une audition devant la commission des Forces armées de la Chambre des représentants, le 14 février. « Je pense qu’il est important de faire des prévisions pour la guerre et de préparer des ressources lorsque nous essayons de prévenir un conflit… J’espère que nous n’arriverons pas au stade du conflit mais nous devons être prêts face à une telle éventualité ». Sans être encore la guerre, toute la politique de l’impérialisme américain se prépare à la guerre.
Les menaces d’anéantir la Corée du Nord vont dans le même sens, et même si une entrevue doit avoir lieu entre Trump et Kim Jong-un, l’impérialisme américain n’en continuera pas moins à manœuvrer de toutes les manières pour contenir l’impérialisme chinois qui se tient derrière la Corée du Nord.
Apparences et réalité de la politique économique
Avec sa réforme fiscale, Trump a soigné la bourgeoisie américaine. Le taux de l’impôt fédéral sur les bénéfices des entreprises passe de 35 % à 21 %, les impôts sur les successions sont très réduits, voire supprimés pour les plus grandes fortunes, l’imposition des plus hauts revenus baisse également. Au total une réduction de 1 500 milliards de dollars sur 10 ans. Le rapatriement des bénéfices des entreprises faits à l’étranger n’est plus sujet qu’à un impôt réduit de 15,5 %. Au passage, ces mesures devraient permettre à la famille Trump d’économiser 11 millions de dollars par an d’après le magazine Forbes.
Évidemment, tous ces cadeaux aux capitalistes vont aggraver le déficit budgétaire, mais Trump et ses partisans promettent de tailler dans les dépenses, à commencer par les programmes sociaux : « Franchement, ce sont les droits aux soins de santé qui sont les grands moteurs de notre endettement » a déclaré le président de la Chambre des représentants, Paul Ryan.
Cependant, Trump doit continuer à s’adresser à la partie populaire de son électorat, en lui faisant croire que les mesures protectionnistes vont permettre de maintenir et développer les emplois dans les secteurs menacés par la concurrence internationale. C’est donc en grande pompe que Trump entouré d’ouvriers sidérurgistes signe l’imposition de droits de douane de 25 % sur l’acier et 10 % sur l’aluminium importés. Il a pour cela le soutien du syndicat AFL-CIO, dont le chef s’est félicité « d’un premier grand pas en avant ». « Vous devrez reconstruire vos industries », a déclaré Trump à l’attention des patrons. Depuis plusieurs années, la production d’acier et d’aluminium baisse aux États-Unis et plusieurs aciéries ont fermé. Mais contrairement à ce que Trump prétend, il est peu vraisemblable que les capitalistes américains réinvestissent lourdement pour relancer ce type de production, même à l’abri des tarifs douaniers. La bourgeoisie américaine n’a pas suivi Trump dans cette affaire.
D’ailleurs, si Trump a tweeté « Les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner », rapidement le Canada, le Brésil, la Corée du Sud, le Mexique, l’Allemagne etc. ont été exemptés de ces taxes. Reste pourtant mise au ban la Chine qui est en surproduction, mais dont les exportations directes d’acier aux États-Unis sont marginales. Mais c’est encore la Chine que Trump vient d’accuser de piller les technologies par le biais des co-entreprises. Au-delà des taxes sur l’acier et l’aluminium chinois, Trump entend taxer pour 60 milliards d’importations chinoises, allant des chaussures à l’électronique en passant par le textile, promettant de réduire le déficit commercial avec la Chine de 375 milliards de dollars à 100 milliards.
Une fois débarrassée des scories, reste donc l’essentiel : pas à pas, les États-Unis s’avancent vers la guerre commerciale avec la Chine.
3 avril 2018