Mai 68 (1) : La grève générale est venue de loin

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En France, l’année 1968 a vu dix millions de travailleurs contester l’exploitation capitaliste et bousculer les bureaucraties (PCF, SFIO, CGT, de FO, de la CFTC-CFDT…) qui les tenaient depuis plus de 20 ans dans les limites des élections et des grèves tournantes ou d’une journée.

Un demi-siècle après, le soulèvement de la jeunesse et la grève générale suscitent toujours dans ce pays la peur et la haine de la bourgeoisie, ce qu’expriment sans fard ses politiciens (Le Pen, Sarkozy…) pour qui Mai 68 fut une attaque contre l’ordre établi et contre la France. Les intellectuels de la classe dominante, plus sophistiqués mais pas moins réactionnaires (Gilles Lipovetski, Luc Ferry, Alain Renaut, Pierre Manent, Bérénice Levet, Jean-Claude Michéa…), l’accusent d’être une simple farce qui a retardé le discrédit du marxisme, engendré l’individualisme, accru l’oppression des femmes, préparé le terrorisme, etc. Pour atténuer et discréditer l’événement historique, tout ce monde reçoit le renfort de quelques acteurs de l’époque (Pascal Bruckner, Bernard-Henri Lévy, André Glucksman, Daniel Cohn-Bendit, Henri Weber, Romain Goupil…) revenus du « gauchisme » de leur jeunesse et ralliés au capitalisme.

 Tant la révolte de la jeunesse ouvrière et étudiante que la grève générale françaises s’inscrivent dans les mutations des sociétés capitalistes, l’usure du bonapartisme du général De Gaulle et la montée révolutionnaire internationale des années 1960-1970.

Le mouvement ouvrier

Avec la croissance économique soutenue, les effectifs de la classe ouvrière (qui ne se réduit pas aux ouvriers manuels de l’industrie) augmentent considérablement en France, en Allemagne, en Italie… L’industrie est alors concentrée dans les pays avancés (Amérique du Nord, Japon, Europe de l’Ouest, Europe centrale, URSS). En 1968, l’industrie emploie 7,8 millions de travailleurs (François Caron, Histoire économique de la France, 1981, p. 286). La classe ouvrière rajeunit sous l’effet du bond démographique d’après-guerre.

Le mouvement syndical, déjà divisé, se fracture davantage. En 1944, apparaît un syndicalisme de l’encadrement séparé, la CGC. En 1946, les anarchistes quittent la CGT pour fonder la CNT. En 1947, quand éclate la « guerre froide » les bureaucrates liés à la SFIO scissionnent de la CGT, contrôlée étroitement par les staliniens du PCF, pour fonder FO. La fédération enseignante de la CGT maintient l’unité en adoptant une autonomie temporaire. En 1964, une majorité de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) se transforme en CFDT, mais une minorité garde le sigle CFTC.

Le PS-SFIO est affaibli par son association prolongée aux gouvernements bourgeois de la 4e République, incluant les guerres coloniales. À la fin de la 2e Guerre mondiale, le stalinisme atteint l’apogée de son influence dans le monde [voir Révolution communiste n° 15]. En France, le Parti « communiste » (PCF) obtient aux élections le quart des voix à lui seul de 1945 à 1956. Cela conduit la direction de la 4e Internationale à s’adapter au stalinisme et à renier son programme, ce qu’avalise le congrès de 1951. La 4e Internationale explose en 1951-1953. En 1968, les principaux débris opportunistes issus de la destruction de la section française sont, d’une part, le PCI pabliste lié au SUQI (qui n’apparait pas car il est dans le PCF) et la JCR ; d’autre part, l’OCI lambertiste liée au CIQI (elle n’apparait guère) et la FER [voir Cahier révolution communiste n° 9]. Un groupe purement national, les hardystes de VO (dont aucun fondateur n’a jamais appartenu à la 4e Internationale) leur dispute depuis 1956 la référence au trotskysme.

L’unanimité du « mouvement communiste mondial » laisse la place à des fractures avec la rupture de la bureaucratie de l’URSS avec celle de la Yougoslavie en 1948, puis avec celle de la Chine en 1962. Les travailleurs se soulèvent contre le règne de la bureaucratie usurpatrice, privilégiée et conservatrice, en Allemagne de l’Est en 1953 [voir Révolution communiste n° 2], en Pologne et en Hongrie en 1956 [voir Révolution communiste n° 20]. Or, en 1967, la Pologne et la Tchécoslovaquie sont secouées par des mouvements antibureaucratiques.

Le coup d’État de De Gaulle, en 1958, fait refluer la classe ouvrière. Mais le régime demeure relativement démocratique car il est forcé de s’appuyer sur les partis « réformistes » et les centrales syndicales contre le putsch militaire et l’OAS.

Dès 1961, la combativité remonte (2 600 000 journées de grève en 1961 et 1 901 000 en 1962). À Merlebach, après la mort de 8 mineurs le 1er août 1961, leurs collègues brûlent toutes les voitures qui stationnaient auprès du bâtiment administratif (Alain Rustenholz, France ouvrière, 2008, p. 167). Le 8 février 1962, lors d’une manifestation en réponse à un attentat de l’OAS, la police du préfet Papon se livre au massacre du métro Charonne. Le 13, des centaines de milliers de manifestants accompagnent les victimes au Père Lachaise : ils attestent de la recherche par la classe ouvrière d’engager le combat contre le régime.

En 1963, les mineurs de charbon (une source d’énergie importante à l’époque) se mettent en grève pour le rattrapage des 11,5 % d’écart que leurs salaires accusent avec la moyenne des salaires de l’industrie. La grève dure 5 semaines, malgré le recours par le gouvernement De Gaulle-Pompidou à la réquisition. Mais les directions syndicales laissent les mineurs isolés et refusent d’appeler à la grève générale. Le gouvernement recense 5 990 000 journées de grève pour l’année 1963. Les résultats sont maigres (6,5 % alors que l’inflation, pour 63, sera de 10 %) et c’est par centaines que les mineurs déchireront leurs cartes syndicales. Durant les années suivantes, les différentes bureaucraties syndicales feront tout pour disperser une combativité ouvrière en progression : 2,5 millions de jours de grève en 1966, 4,5 millions en 1967. Elles multiplient les journées d’action, les grèves tournantes pour empêcher toute jonction, tout risque révolutionnaire.

Le taux de profit baisse à l’échelle mondiale. Le chômage est limité mais il commence à augmenter : en décembre 1967, on recense 248 110 demandes d’emploi contre 176 643 un an avant, en décembre 1966. Des grèves se multiplient en 1967 contre les cadences et les 3×8, pour la « parité » des salaires, les pauses et les congés, pour la défense de l’emploi, l’extension des droits syndicaux, contre le caporalisme et la maîtrise, etc. Un mois d’arrêts de travail chez Dassault à Bordeaux en janvier 1967, un conflit de 14 000 grévistes aux usines Rhodiaceta (Besançon puis Lyon) en février, un autre chez Berliet à Lyon, occupation du carreau des mines par 15 000 mineurs lorrains pendant tout le mois d’avril et 2 mois de grève aux chantiers navals de Saint-Nazaire. À l’automne 1967, débordant la CGT, les débrayages et les affrontements avec les CRS se multiplient : 8 000 ouvriers au Mans et à Mulhouse, 500 ouvriers de la Rhodiaceta à Lyon, etc.

L’année 1968 commence avec une grève très dure à la Saviem de Caen, où 1 000 des 4 800 salariés ont moins de 25 ans et, malgré un CAP, sont souvent OS ou manœuvres. Au matin du 23 janvier, 3 000 grévistes occupent l’usine et le 26, c’est une émeute qui oppose 7 000 manifestants à la police au centre de Caen. Bilan : 200 blessés et 5 jeunes condamnés à des peines de prison ferme. Le 30 janvier, Caen compte 15 000 grévistes solidaires. Tout l’Ouest bouge début 1968, les grèves dures font tache d’huile, les occupations se multiplient : Fougères, Quimper, Redon, Honfleur, Nantes, La Rochelle, Boulogne, Cherbourg, etc.

Durant les quelques mois qui précèdent Mai, ce sont des jeunes qui se montrent les plus combatifs dans les grèves ouvrières et les affrontements de rue qui les ponctuent à Besançon, Mulhouse, Le Mans, Redon ou Caen ». (Ludivine Bantigny, « Une jeunesse rédemptrice », Histoire@politique n° 4, janvier-avril 2008)

La SFIO connaît une scission en 1958 qui devient le PSU en 1960. Le PCF compte 420 000 membres en 1964 et le PS-SFIO 85 000. Le PCF, s’il reste hégémonique, voit grossir sur sa gauche des organisations qui contestent son adaptation à l’ordre bourgeois : Organisation communiste internationaliste (OCI, 1965), Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR, 1966), Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCML, 1966), Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF, 1967)… La direction du PCF emploie systématiquement à leur égard la calomnie et la violence.

La guerre du Vietnam

L’impérialisme américain diffuse à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières le mythe qu’il défend la démocratie. En fait, il n’est pas différent des autres, ce que montrent ses immixtions répétées dans les pays dominés en Indonésie (1958), à Cuba (1961), au Brésil (1964), au Congo (1964), au Guatemala (1967) ainsi que les bombardements aveugles ou les exactions au sol de ses troupes en Corée (appuyées par l’armée française, 1950-53), au Guatemala (1960), à Panama (1964), en Dominique (1965)…

L’impérialisme américain a soutenu financièrement et militairement l’impérialisme français confronté en Indochine au mouvement national dirigé par les staliniens du PCV. Quand l’armée française est battue en 1954 [voir Révolution communiste n° 7], la présidence, l’état-major et les services secrets américains prennent le relais, soutenant le régime du sud, procédant secrètement à des opérations de renseignement et de sabotage. La dictature sud-vietnamienne, malgré les armements et les conseillers américains, échoue à vaincre la résistance du Front national de libération du Sud Viêt Nam (FNL) appuyé par l’armée du Nord (où le capital avait été exproprié) et aussi par la Chine et l’URSS. Sous le prétexte d’un incident dans le golfe du Tonkin, dont on saura plus tard qu’il est entièrement leur oeuvre, les États-Unis (dont le président est Lyndon Johnson, du Parti démocrate) débarquent des troupes à Danang en 1965. La même année, sous leur impulsion, l’armée indonésienne et les islamistes assassinent 500 000 militants et sympathisants du Parti communiste [voir Révolution communiste n° 16].

Malgré sa colossale supériorité technique, l’armée américaine échoue au Viêt-Nam du Sud, ce qui pousse le gouvernement, à augmenter l’effectif des troupes d’occupation et à recourir pour cela à la conscription. Peu à peu, une opposition à la guerre s’affirme aux États-Unis : « au cours de 1967, la proportion d’Américains soutenant la guerre s’est affaiblie » (Gabriel Kolko, A Century of War, 1994, p. 429). Elle se nourrit de la hausse des impôts et du nombre grandissant de victimes américaines, s’appuie sur les quartiers noirs dont la population paie un tribut disproportionné à la guerre et sur les campus universitaires, dont les étudiants blancs redoutent la fin du sursis. Johnson fait bombarder le Nord à partir de février 1967. Une marche sur le Pentagone, le 21 octobre 1967, rassemble plus de 100 000 personnes.

En 1961, en Allemagne, le parti socialiste SPD expulse la Sozialistischer Deutscher Studentenbund, (SDS, Union socialiste des étudiants allemands) qu’il juge trop radicale. La SDS manifeste contre la visite du shah d’Iran (le 2 juin 1967) et pour la victoire du FLN, ce que se refusent à faire les dirigeants pacifistes aux États-Unis (y compris ceux du SWP « trotskyste »). Les 17 et 18 février 1968, elle organise des « journées internationales de solidarité avec la révolution vietnamienne » qui réunissent 20 000 personnes.

En France, la JCR met en place en 1966, avec l’aide de l’UNEF, le Comité Vietnam national, présidé par le mathématicien Laurent Schwartz. Le 25 mai 1966, le CVN organise les « Six heures de la Mutualité », avec Sartre, Jankélévitch et plusieurs milliers de personnes. En mars 1968, le CVN manifeste devant l’American Express à Paris, menant à l’arrestation d’un militant. En 1967, l’UJCML divise sciemment le mouvement de soutien en lançant ses comités Vietnam de base qui diffuse le Courrier du Vietnam, l’organe en français (et en « langue de bois ») du gouvernement nord-vietnamien dans la rue et aux portes des entreprises.

Au Japon, la Zengakuren (Fédération japonaise des associations d’autogestion étudiantes) échappe au contrôle du PCJ. L’armée américaine avait utilisé l’arme atomique contre le Japon, avait occupé le pays jusqu’en 1952 et disposait de bases militaires d’où il faisait décoller les B-52 qui bombardaient la population vietnamienne. La Zengakuren, casquée et armée de lances de bambou, affronte les forces de police, lors de véritables batailles rangées en octobre 1967. En janvier 1968, des manifestations ont lieu devant la base américaine de Sasebo pour empêcher l’escale du porte-avions Enterprise.

En janvier 1968, le gouvernement nord-vietnamien et le FNL lancent une opération au Sud-Vietnam. Bien qu’elle soit un échec militaire, l’offensive du Têt montre que l’armée sud-vietnamienne et celle de l’impérialisme le plus puissant ne contrôlent pas le territoire et sont rejetées par une partie importante de la population.

La « révolution culturelle » chinoise

La Chine de l’époque se prétend « socialiste ». Depuis 1965, sa bureaucratie, avec l’aide de celle de l’Albanie, rivalise avec celle de l’URSS appuyée par les bureaucraties au pouvoir en Europe de l’Est et à Cuba, dans le « mouvement communiste mondial », c’est-à-dire l’appareil stalinien international. Sans grand espoir dans le prolétariat des pays avancés, le PCC utilise une rhétorique d’autant plus radicale que, à cette étape, la bureaucratie chinoise reste menacée par l’impérialisme américain.

La lutte révolutionnaire anti-impérialiste des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine frappe et mine sérieusement les bases de la domination de l’impérialisme, du colonialisme et du néocolonialisme, elle est une force puissante dans la défense de la paix mondiale de notre temps. C’est pourquoi, dans un certain sens, l’ensemble de la cause révolutionnaire du prolétariat international dépend en définitive de l’issue de la lutte révolutionnaire menée par les peuples de ces régions, qui constituent l’écrasante majorité de la population mondiale. (PCC, Lettre en 25 points, 14 juin 1963, pt 8)

En 1966, Mao Zedong, qui a été écarté du pouvoir après l’échec du « Grand bond en avant », décide d’évincer ses rivaux et en particulier Liu Shaoqi, en s’appuyant sur la police politique contrôlée par Kang Sheng et sur l’armée dirigée par Lin Biao. Pour cela, il fait appel à la jeunesse lors de ce qu’il baptise pompeusement la « Grande révolution culturelle prolétarienne chinoise ». La prétendue GRCPC est étrangère au prolétariat et elle est inculte.

Le 5 août 1966, Mao lance à l’université de Pékin le mot d’ordre : « Feu sur le quartier général ! ». Une partie des étudiants et lycéens baptisés « gardes rouges » déborde le cadre assigné et s’en prend à tous les bureaucrates. Le marxisme est réduit à un recueil de citations du « grand timonier » auquel est livré un culte quasi-religieux ; la GRCPC se révèle un désastre du point de vue de la formation et de la culture scientifique et artistique ; quant aux travailleurs, ils y font irruption contre la volonté de ses initiateurs. Les ouvriers profitent de la disparition du PCC et de l’affaiblissement de l’appareil d’État pour se mêler des affaires publiques, comme y invitent les slogans démagogiques de la fraction Mao. Travailleurs et jeunes posent en fait le problème de la liquidation de la bureaucratie stalinienne toute entière, les mêmes problèmes que le mouvement révolutionnaire d’Allemagne de l’Est en 1953, la révolution hongroise des conseils et le mouvement révolutionnaire de Pologne en 1956 ont posés, ceux du renversement de la bureaucratie privilégiée et du pouvoir des travailleurs. À chaque fois, les dirigeants chinois, Mao inclus, sont du côté de la contre-révolution bureaucratique menée par les dirigeants russes.

La fraction maoïste de la bureaucratie est dans une situation difficile. Il lui faut casser la mobilisation des masses, reconstruire l’appareil de l’État, sauver la bureaucratie usurpatrice. La répression de Mao Zedong est brutale. En 1967, il fait appel à l’armée et à la police secrète pour écraser de manière sanglante les forces non ralliées et les gardes rouges, dont certains s’orientent vers une véritable révolution anti-bureaucratique. Zhou Enlai joue un rôle important dans la mise sur pied tout au long des années 1967-1968 des pseudo-« comités révolutionnaires » pour remettre sur pied le PCC. Pour finir, ce dernier envoie à partir de 1968 les lycéens et les étudiants survivants se faire « rééduquer »… à la campagne, pas dans les usines (voir Roland Lew, La Chine populaire, 1999, p. 56-57).

La contre-révolution maoïste de 1967 n’est guère connue avant la parution des livres de Livio Maitan (Partito, esercito e masse nella crisi cinese, 1969) et de Simon Leys (Les Habits neufs du président Mao, 1973). En 1968, parmi l’intelligentsia pro-stalinienne internationale (Jean-Paul Sartre, Louis Althusser, Alain Badiou, Philippe Sollers, Maria Antonietta Macciocchi, Edgar Snow, William Hitton, Jean-Claude Milner, Joris Ivens, Jean-Luc Godard, Paul Sweezy, Samir Amin, Alain Lipietz, Charles Bettelheim, etc.), dans la fraction stalinienne du mouvement ouvrier (représentée en France par le CMLF, le PCML, et l’UJCML), chez les étudiants en révolte du monde entier, le prestige du maoïsme à la phraséologie révolutionnaire est à son comble.

La Révolution culturelle en Chine a permis d’aller plus loin dans la reconnaissance du révisionnisme moderne de l’URSS… Mao Tsé-toung, enrichit ce que Lénine avait pressenti après Octobre et ce que Staline avait souligné en 1952. (Patrick Kessel, Le Mouvement « maoïste » en France, 1972, t. 1, p. 18)

En pratique, les courtisans de Mao et les nostalgiques de Staline oscillent entre division forcenée des rangs ouvriers (reprise de la « 3e période » de l’Internationale communiste stalinisée, 1928-1934) et la recherche d’un bloc avec la bourgeoisie « démocratique », « antifasciste » ou « anti-impérialiste » (une politique héritée des « fronts populaires », 1935-1938).

Le mouvement étudiant

Dans les années 1950 aux États-Unis, dans les années 1960 dans les autres pays avancés et certains pays dominés, les enfants de la classe ouvrière et de la paysannerie accèdent à l’enseignement secondaire, ceux de la petite-bourgeoisie urbaine à l’enseignement supérieur. D’une part, c’est une concession aux aspirations de ces classes sociales ; d’autre part, le capital a besoin d’une main d’oeuvre mieux formée, d’ouvriers qualifiée, de techniciens, d’ingénieurs, de publicistes, de comptables, de chercheurs, d’avocats, etc.

En France, en 1959, la scolarité obligatoire passe à 16 ans. En 1963, l’État crée le « collège unique » (CES), en 1966 les « instituts universitaires de technologie » (IUT). Le nombre de bacheliers passe de 50 000 en 1959 à 132 000 en 1967. Le nombre d’étudiants progresse, même si on y trouve encore peu de fils d’ouvriers ou de paysans, passant de 200 000 en 1958 à 500 000 en 1968 (Jean-Pierre Le Goff, Mai 1968, 1998, p. 43). Mais cette masse d’étudiants est mal orientée du point de vue du capital et numériquement supérieure à ses besoins. Le pouvoir commence à envisager plus de sélection à l’entrée de la faculté, l’orientation forcée.

Bref, l’université n’est plus seulement le lieu de reproduction de la classe dominante. De fils de bonne famille appelés à succéder à leur papa, le milieu est devenu hétérogène. Une partie des étudiants est reliée aux classes subalternes par son origine et son avenir. En 1963, plusieurs milliers d’étudiants parisiens manifestent en soutien à la grève des mineurs (Daniel Bensaïd & Henri Weber, Mai 1968, 1968, p. 35). Leur masse et leur concentration leur confèrent un rôle inédit. Une des caractéristiques de la jeunesse est qu’elle ressent davantage les injustices et les rejette. En outre, si elle évolue effectivement en lien avec les diverses classes sociales, ses rythmes sont différents, plus rapides, elle est plus prompte à s’embraser comme à refluer.

Le mouvement étudiant mondial naissant tend à échapper au contrôle des hiérarchies religieuses et des partis traditionnels (nationalistes bourgeois ou « réformistes »). Les appareils des organisations jeunes sont éphémères et plus faibles que ceux du mouvement ouvrier et ne bénéficient pas des mêmes privilèges. En France, la jeunesse est moins contrôlée par la bureaucratie stalinienne qui encadre la classe ouvrière par le bais du PCF, de la CGT, de dizaines d’associations.

La guerre d’Algérie a profondément touché le mouvement étudiant français. De 1954 à 1962, dans le mouvement ouvrier, le combat contre le colonialisme et contre le fascisme va échapper en partie aux partis sociaux-impérialistes. Alors que le PS-SFIO est compromis dans la guerre coloniale et la torture de masse et que le PCF se prononce pour la paix en Algérie, mais refuse l’indépendance jusqu’en 1957, une poignée d’étudiants du PSU et de l’UEC crée le Front universitaire antifasciste (FUA), dirigé par Alain Krivine et Bernard Kouchner, qui soutient le FLN et affronte les fascistes. L’UNEF, jusqu’alors plutôt corporatiste, se radicalise et se lie à la classe ouvrière dans ses actions, manifestations, meetings, blocages de trains d’appelés, et même aide au mouvement national algérien.

La direction Waldeck Rochet du PCF exclut de l’Union des étudiants communistes (UEC) deux oppositions internes en janvier et en novembre 1966. La première donne naissance à la JCR (qui s’affiche castriste) avec Alain Krivine, Daniel Bensaïd, Henri Weber, Alain Michaloux, Jeannette Habel… La seconde fonde l’UJCML (qui s’affirme maoïste) avec Robert Linhart, Olivier Rolin, Benny Lévy, Roland Castro, Serge July, Jean-Pierre Le Dantec…

Le groupe purement français hardyste VO recrute des lycéens et des étudiants, mais refuse d’intervenir à l’université, contrairement à ce que faisait le Parti bolchevik.

La JCR et l’UJCML ne mènent pas d’activité syndicale chez les étudiants. L’UJCML estime qu’il s’agit de petits-bourgeois et qu’il faut « servir le peuple ». La JCR soutient que les étudiants doivent servir de substitut politique au parti ouvrier révolutionnaire, d’où la mise en place du « Mouvement du 22 mars » voué à la « provocation-répression » en mars 1968 avec des PSU et des anarchistes.

L’UNEF conserve, malgré l’attitude de la JCR et de l’UJCML, un caractère de front unique avec 30 000 adhérents en 1967. Y interviennent les ESU liés au PSU, l’UEC liée au PCF, le Comité de liaison des étudiants révolutionnaires (CLER) lié à l’OCI lambertiste… En 1967, les ESU prennent la direction du syndicat étudiant à l’UEC. Le CLER se transforme en FER en avril 1968.

La jeunesse ouvrière a pris la tête de grèves sauvages et de manifestations dures, la jeunesse étudiante est en effervescence. Pourtant, le 15 mars 1968, le rédacteur en chef du Monde titre son éditorial : « Quand la France s’ennuie ».