Université de Strasbourg : combattre pour la laïcité et l’indépendance syndicale

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Un curé président d’une université publique ?

La loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État ne s’applique pas en Alsace-Moselle ; les trois départements sont régis par un régime concordataire hérité de l’Empire allemand, auquel ils avaient été rattachés entre 1871 et 1918. Ainsi les ministres des cultes catholique, protestant et israélite y sont payés par l’État (et les imams musulmans sont en lice pour réclamer le bénéfice de ce privilège), la religion est enseignée à l’école, etc. Quand ils étaient au gouvernement, le PS et le PCF n’ont jamais remis en cause ce statut d’exception clérical.

À l’Université de Strasbourg, on étudie la religion, non pas comme un fait historique et sociologique, mais bien selon les lignes de découpage entre les dogmes des différentes confessions. Ainsi il y a une Faculté de théologie catholique et une autre de théologie protestante, dont l’une des missions d’exception est la formation de ministres des cultes catholique et protestant, mais également un master en Islamologie, destiné à la formation des imams de France ; ce dernier fut mis en place sous la pression du gouvernement après un rapport rédigé par un universitaire strasbourgeois et la visite à Strasbourg en mars 2015 de Manuel Valls, accompagné de Bernard Cazeneuve et Najat Vallaud-Belkacem.

Michel Deneken, prêtre du diocèse de Strasbourg et professeur à l’Université de Strasbourg, y a gravi les échelons du pouvoir. Ancien doyen de la Faculté de théologie catholique, il fut nommé Vice-Président de l’Université en janvier 2009, puis 1er Vice-Président en 2013. Le 14 septembre 2016, le Président de l’Université était nommé à la Direction générale de la recherche et de l’innovation au ministère, ainsi Michel Deneken devient Président par intérim.

Les conseils de l’Université (CA, CR, CFVU) seront renouvelés lors d’élections en novembre prochain, et le curé Deneken est candidat à la Présidence, mis en avant par la liste « L’université, pour réussir » (http://www.luniversitepourreussir.eu/) continuatrice de l’actuelle majorité, avec le soutien public de toute une brochette de pontes de l’Université.

Sa nouvelle responsabilité ne l’a pas empêché de participer à des manifestations religieuses publiques. Ainsi Les Dernières Nouvelles d’Alsace rapportent le 26 septembre que Michel Deneken, présenté par le journal comme « le Président de l’Université de Strasbourg par intérim et ancien doyen de la faculté de théologie catholique », s’est exprimé sur « la bénédiction des enfants avec leurs cartables, à la chapelle Saint-Michel de Saint-Jean-Saverne ».

Débat « scientifique » avec le Dalaï-Lama

Entretemps, l’Université avait invité « Sa Sainteté » Tenzin Gyatso, la 14e réincarnation de Bouddha, à « une discussion scientifique en compagnie d’universitaires de stature internationale à l’Université de Strasbourg » le 16 septembre, sur le thème des neurosciences et de la méditation (L’Actu n°127, 9 septembre 2016, http://lactu.unistra.fr/index.php?id=25242#c114252). Ce matin-là :

L’homme à la robe pourpre et or arrive, précédé de plusieurs gardes du corps et de moines portant le même habit. Un silence spontané se fait. La salle se lève d’un même mouvement. Le respect est palpable… Il poursuit sa route jusqu’à l’estrade où l’attendent un confortable fauteuil et ses interlocuteurs, dans un silence seulement interrompu par les crépitements des flashs d’appareils photo… Une fois passés les discours de bienvenue de Jean Sibilia, doyen de la Faculté de médecine, et de Jean-Gérard Bloch, docteur en médecine, et les salutations de rigueur de Michel Deneken, qui se réjouit de débuter sa présidence par intérim de l’Unistra « sous de tels auspices », la première table-ronde peut débuter. (L’Actu n° 128, 23 septembre 2016, http://lactu.unistra.fr/index.php?id=25372#c114677).

S’ensuit une série de présentations et conciliabules avec divers chercheurs de renom et directeurs de labos. Le journal de l’Université rapporte :

Plus que réagir à la présentation de données scientifiques, le Dalaï-Lama rebondit en s’appuyant sur son immense savoir empirique, livresque et philosophique. Multiplicité des niveaux de conscience, importance de la méditation analytique, nécessité de se concentrer sur les valeurs internes plutôt que matérielles, de lier état physique et état mental (« je médite en faisant du vélo : c’est un bon tandem », glisse-t-il avec malice) : tels sont ses enseignements, tirés d’heures d’étude de la tradition bouddhiste et de pratique méditative. « Vous avez vos technologies, nous nos traditions ancestrales. Mais nous sommes tous les mêmes êtres humains, avec un corps et un esprit », avance-t-il encore, approuvant de manière sous-jacente tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, contribue à améliorer la condition humaine.

Ainsi l’étude de grimoires dogmatiques écrits par des illuminés, la pratique de la théocratie et de la misogynie, agrémentées de plaisantes méditations, sont mises sur le même pied que l’apprentissage de la méthode scientifique, la recherche en laboratoire, la confrontation des résultats et la critique par les pairs. Tout cela pour « améliorer la condition humaine » ! Voilà où mène la soi-disant « laïcité ouverte » des ministres Valls, Cazeneuve et Vallaud-Belkacem et de l’équipe présidentielle à leur service.

La FSU à l’assaut des conseils et de la présidence

Toutes ces entorses à la laïcité ne provoquent même pas l’opposition unie des syndicats. Seul FO s’est exprimé publiquement sur l’accueil du Dalaï-Lama et le rôle du président par intérim bénisseur de cartables. Quelques militants CGT se sont aussi manifestés en intersyndicale, mais sans prise de position publique de leur section. Pour le reste, c’est l’indifférence générale.

Pourtant, auparavant la majorité des syndicats faisait preuve d’un minimum de vigilance. En 2009, lors de l’intronisation de l’équipe présidentielle comprenant le vice-président Deneken, un enseignant-chercheur avait, au nom de plusieurs syndicats, demandé de l’équipe présidentielle « un engagement fort devant le Congrès pour que ces principes de laïcité soient respectés tout au long de leurs mandats ». Requête plutôt illusoire : quand un prêtre se mêle de pouvoir, ses « engagements » en faveur de la laïcité n’engagent que ceux qui y croient. En 2012, l’intersyndicale avait émis des réserves publiques sur le repêchage par l’IDEX de l’Université d’un projet LABEX « Religion et société » recalé par l’ANR, qui proposait d’étudier la problématique de la formation des ministres des cultes, de l’expression religieuse sur le lieu de travail ainsi que les conflits possibles avec la législation française, et plus loin la création d’un Institut national de l’islam destiné à devenir un pendant des deux Facultés de théologie de l’Université de Strasbourg.

Comment en est-on arrivé là ? Outre l’influence réactionnaire du syndicalisme clientéliste (SNPTES) ou d’accompagnement des contre-réformes (UNSA, CFDT), influent chez les BIATSS, il faut également souligner la politique opportuniste de certains syndicats enseignants, en particulier le plus puissant d’entre eux, le SNESUP-FSU. Celui-ci subordonne l’activité syndicale à une stratégie de réforme de la gouvernance de l’Université. Par exemple, quand la Faculté de Droit impose aux doctorants missionnés d’enseignement des quotas de surveillance d’examens supérieurs à ceux des enseignants permanents, tandis que les syndicats CGT et FO ainsi que l’organisation de doctorants Dicensus envisagent une délégation chez le Doyen, la FSU propose une commission mixte présidence-syndicats pour élaborer les bonnes règles à appliquer en la matière, et invite les syndicats à y participer. La FSU a impulsé depuis de nombreuses années des listes intersyndicales aux élections aux conseils de l’Université, et ne parvenant pas à obtenir la majorité (et surtout la présidence), elle a à chaque élection élargi la coalition, incluant la CFDT et de nombreux « candidats d’ouverture », et émoussé la plate-forme. Elle a remplacé l’intersyndicale par des réunions de la coalition, où il ne faut surtout pas effrayer les « élus d’ouverture » avec les sujets qui fâchent, comme le syndicalisme et la défense des personnels. C’est exactement la politique du gouvernement de Front populaire de 1936 à 1940 qui, pour ne pas s’aliéner l’allié bourgeois Radical, a détricoté toutes les conquêtes arrachées par les travailleurs au moyen de la grève générale, et pavé la voie au maréchal Pétain.

Aujourd’hui s’est constitué contre la liste de Deneken une liste « Alternative 2017 » (http://alternative2017.eu/), soutenue par des militants du SNESUP-FSU qui n’affichent même plus leur appartenance syndicale, dont le programme se distingue à peine de celui de l’autre et ne soulève pas l’épineuse question de la laïcité.

Les conseils de l’université n’ont aucune souveraineté, ils sont des courroies de transmission de la politique du gouvernement, ils doivent imposer l’austérité aux personnels et aux étudiants. Les syndicats d’origine ouvrière n’ont rien à y faire. Certains ont remarqué que quand un militant syndical devient président d’université, la principale conséquence est l’effondrement de sa section syndicale. Au contraire, les syndicats doivent retrouver leur véritable vocation, de défendre les travailleurs et les étudiants contre le gouvernement, le CNESER, les présidents d’universités et leurs conseils d’université aux ordres. Et la défense intransigeante de la laïcité fait partie de ce combat.

19 octobre 2016, correspondant