Une défaite de l’impérialisme américain, mais pas une victoire pour le prolétariat afghan

Un État hétéroclite

Bien avant que le capitalisme émerge, la zone montagneuse que cet État occupe aujourd’hui est au carrefour entre Chine, Perse, Inde et Russie. Par conséquent, bien que peu dense, elle voit passer régulièrement les commerçants de la « route de la soie » et des armées (Cyrus, Alexandre, Gengis, Babur…). Au 8e siècle, l’islamisation débute au détriment du bouddhisme, sans homogénéiser véritablement les peuples locaux car la diversité des conquérants oppose les sunnites et les chiites. Au 18e siècle, un royaume autonome apparaît sur les décombres de l’empire perse. Au 19e siècle, un État tampon nait de la rivalité entre l’empire russe et la monarchie anglaise. Celle-ci réussit à bloquer celui-là après deux expéditions militaires difficiles, avec le traité de Gandomak. En 1893, l’État britannique signe un accord avec l’émir de l’Afghanistan découpant la région (et les Pachtounes) en deux par la « ligne Durand », séparant l’Afghanistan de l’empire des Indes. En 1919, confronté à la montée révolutionnaire mondiale et au mouvement national en Inde, il retire ses troupes et accorde l’autonomie à Amanullah Khan, le roi d’Afghanistan, par le traité de Rawalpindi.

L’Afghanistan actuel, dont les frontières artificielles datent de ces péripéties, est hétérogène : Pachtounes (40 % de la population), Tadjiks surtout présents au nord et l’ouest, notamment dans la vallée du Panchir (25 %), Hazaras (15 %), Aimaks, Baloutches, Turkmènes, Ouzbeks, Kizilbachs, Kirghizes. Toutes ces ethnies sont partagées avec d’autres États.


Monarchie constitutionnelle contre réaction islamiste

Amanullah Khan, qui tente de moderniser le pays à la façon turque, est renversé par les « maliks » (chefs féodaux) et les « mollahs » (prêtres musulmans) avec à leur tête Habibullah Kalakhani en 1928, qui jouit de la complicité du gouvernement britannique. Celui-ci mise sur leur haine de l’URSS qui a supprimé la propriété privée des terres, émancipé les femmes et réduit l’influence du clergé, qu’il soit chrétien, israélite ou musulman.

Il se passe aujourd’hui en Afghanistan des choses véritablement spectaculaires : la Grande-Bretagne de MacDonald [premier ministre, dirigeant du Parti travailliste] cherche à renverser l’aile nationale-bourgeoise qui s’efforce d’européaniser l’Afghanistan indépendant, et à remettre au pouvoir les éléments les plus sinistres et les plus réactionnaires, imbus des pires préjugés panislamiques, le califat, etc. (Lev Trotsky, Discours à l’Université communiste des travailleurs de l’Orient, 21 avril 1924)

Habibullah instaure un régime clérical dont il se proclame le monarque, ce qui sera une source d’inspiration pour les talibans. La Grande-Bretagne le lâchant vu son hostilité à l’Occident, il est renversé par les héritiers de la dynastie antérieure en 1929. La leçon (les islamistes ont leur propre but et mordent la main qui les a nourris) ne sera pas retenue par les États-Unis.

En 1933, Mohammed Zaher hérite de la couronne. Il reste neutre durant la 2e guerre mondiale. Ensuite, il tente d’homogénéiser le pays par une pachtounisation forcée au détriment des minorités nationales ainsi que par l’hostilité au Pakistan accusé d’opprimer ses propres Pachtounes. Mohammed Zaher profite de la guerre froide pour tenter, avec l’aide simultanée des États-Unis et de l’URSS, de développer le capitalisme dans un pays qui est économiquement et culturellement très arriéré : c’est un des plus pauvres pays du monde, 90 % de la population est illettrée, l’espérance de vie est de 35 ans…

Naissance d’un parti stalinien

Dans les campagnes, très majoritaires, les paysans travailleurs restent sous l’emprise des chefs féodaux, des propriétaires fonciers et du clergé parasite ; les femmes sont totalement soumises aux hommes, spécialement aux hommes riches. Dans les villes, l’appareil d’État se développe plus vite que les entreprises capitalistes. Le tourisme apparaît. Kaboul grossit. Les filles obtiennent le droit d’aller à l’école en 1953. De jeunes officiers sont envoyés en URSS. Le parlementarisme est instauré en 1964. L’URSS et les États-Unis rivalisent pour subventionner la monarchie, édifier des barrages et un réseau électrique.

Des universités sont créées où les étudiants sont polarisés entre deux formes d’anti-impérialisme qui s’opposent violemment, le cléricalisme panislamiste qui défend en fait les exploiteurs traditionnels des paysans (noyauté par les Frères musulmans) et le nationalisme bourgeois à phraséologie socialiste qui les met en cause (influencé par le parti stalinien d’Iran, le Tudeh, et l’URSS).

En 1965, de cette mouvance émerge le Parti démocratique populaire d’Afghanistan (PDPA), une organisation dirigée par Mir Akbar Khyber, Babrak Karmal et Nur Muhammad Taraki qui rassemble des jeunes aux aspirations révolutionnaires et des opportunistes aux appétits carriéristes. Malheureusement, le parti est sous l’influence de l’URSS voisine, qui n’est plus dirigée par des marxistes depuis la fin des années 1920, après la mort de Lénine et l’éviction de Trotsky et de Zinoviev. Sa stratégie officielle est de la « révolution par étapes » et le « front uni anti-impérialiste » : réaliser une révolution démocratique en alliance avec la bourgeoisie nationale, son but pratique de neutraliser l’Afghanistan au compte de l’URSS. Le PDPA gagne quatre sièges de députés aux élections de 1965. La police tire sur ses partisans qui fêtent ce succès et tue trois d’entre eux. Les années suivantes, le PDPA mène un mouvement étudiant et des grèves dans les mines et l’énergie électrique, il commence à s’implanter dans les campagnes.

Le parti stalinien scissionne entre 2 fractions : une aile droite, avec Karmal, qui prétend démocratiser la monarchie et qui publie Parcham (Drapeau) dont la parution est tolérée, une aile gauche, avec Taraki et Hafizullah Amin, qui demande la république et qui publie Khalq (Peuple), un journal rapidement interdit.

Une révolution sociale avortée

À partir de 1969, l’Afghanistan subit plusieurs années de sécheresse et de famine. Les contradictions sociales et politiques s’exacerbent, créant une situation révolutionnaire. La monarchie est renversée par un coup d’État en 1973, date à laquelle Mohammad Daoud Khan, le premier ministre et aussi cousin du roi, prend le pouvoir. Il s’appuie sur le PDPA-Parcham, récompensé par plusieurs postes au gouvernement républicain. Le président Daoud, qui représente la bourgeoisie nationale, tente de jouer à la fois sur le soutien de l’impérialisme américain et de la bureaucratie de l’URSS.

La république bourgeoise se révèle incapable de satisfaire les aspirations des masses laborieuses des villes et des campagnes. Elle interdit les grèves, assassine des révolutionnaires du PDPA-Khalq et évince les ministres du PDP-Pachram. Sous la pression des États-Unis, en 1974, le gouvernement de la bourgeoisie nationale rompt avec l’URSS.

En juillet 1977, le Kremlin ordonne la réunification du PDPA sur une base de 50 % pour chaque fraction au comité central, alors que Khalq compte plus de 80 % de la base (environ 8 000 membres et 42 000 sympathisants). Le 17 avril 1978, le gouvernement fait assassiner Mir Akbar Khyber, un universitaire dirigeant du PDPA-Parcham. Le PDPA organise une manifestation de protestation qui rassemble entre 15 000 et 50 000 personnes. Daoud fait arrêter les dirigeants, dont Taraki et Karmal. Avec l’aide de sa fraction dans l’armée, le PPDA riposte : des avions bombardent le palais présidentiel, des chars entrent dans Kaboul. Les militaires insurgés tuent Daoud et remettent le pouvoir au PDPA. La population de Kaboul manifeste en masse sous le drapeau rouge, mais il n’y a pas de révolution rurale qui conforterait la révolution urbaine qui, elle-même, est limitée par l’absence de soviets et par la nature du PDPA.

La République démocratique d’Afghanistan est instaurée. Le gouvernement Brejnev de l’URSS est pris au dépourvu. Taraki (PDPA-Khalq) devient président du Conseil révolutionnaire, Karmal (PDPA-Parcham) est vice-président, Amin (PDPA-Khalq) est ministre des affaires étrangères. Le gouvernement Taraki-Karmal prend des mesures progressistes : droit de grève et légalisation des syndicats, abolition de l’usure, égalité des hommes et des femmes, interdiction des mariages forcés, limitation de la dot, campagne d’alphabétisation, reconnaissance des langues minoritaires, distribution de la terre… Mais le gouvernement stalinien se révèle incapable de susciter un mouvement paysan, d’autant qu’il laisse les propriétaires et les féodaux maîtres de l’irrigation, ce qui rend caduque toute loi de distribution des terres.

La contre-révolution des moudjahidines

La majorité du clergé oublie opportunément que si le Coran soumet les femmes aux hommes, il condamne aussi l’usure. Les mollahs, souvent propriétaires terriens eux-mêmes, attisent le soulèvement des chefs de villages et des marchands usuriers en décrétant le djihad (la guerre sainte) contre « les athées » et « les communistes ». Certains régiments rejoignent la guérilla. Des services secrets, dont l’ISI du Pakistan, le GIP d’Arabie et la CIA des États-Unis (avec l’approbation de Carter, Parti démocrate), les soutiennent et mobilisent des réseaux islamistes internationaux (dont l’héritier d’une grande famille capitaliste d’Arabie saoudite, Ben Laden). Tous les fondateurs d’Al-Qaida débutent à ce moment-là.

Taraki ne trouve à y opposer que le culte du chef, à la façon de Staline, Mao et Pol, mais sans détenir un appareil totalitaire équivalent. La répression militaire aveugle menée par l’armée gouvernementale, au moyen de bombardements de villages entiers, alimente la contre-révolution monarchiste et islamiste, fournit des troupes aux « moudjahidines ». En juillet 1978, le gouvernement, à cause de son impuissance, se fracture.

Le PDPA-Parcham veut revenir sur certaines réformes et passer un compromis avec la bourgeoisie nationale que représentait Daoud. Le PDPA-Khalq le purge : les chefs de Parcham sont exilés, leurs partisans emprisonnés ou tués. En décembre 1978, Taraki signe avec Brejnev un traité d’amitié. En mars 1979, Taraki demande à Kossyguine l’envoi de troupes qui refuse.

Le PDPA-Khalq lui-même éclate : Taraki, sous l’influence des conseillers russes, démet Amin en septembre 1979. Mais celui-ci mène un putsch victorieux et assassine le « grand chef » en octobre. Dans ces conditions, le soutien populaire dans les villes s’effondre.

L’intervention de l’URSS

En Iran, la révolution qui a commencé en 1978 est écrasée par la contre-révolution islamiste en 1979. Le parti stalinien Tudeh continue néanmoins à soutenir Khomeiny qui dénonce l’impérialisme américain. En décembre 1979, l’URSS, qui craint de voir l’Afghanistan voisin tomber sous la coupe des fascistes cléricaux et de l’impérialisme américain, de voir le djihad contaminer ses propres territoires d’Asie centrale, intervient. Le KGB et les forces spéciales russes liquident Amin et bon nombre de membres du comité central du PDPA-Khalq. Le Kremlin met en place un gouvernement Karmal (PDPA-Parcham) et confie la police politique à Mohammad Najibullah (PDPA-Parcham).

S’alignant sur les puissances impérialistes de l’époque, les partis sociaux-démocrates et travaillistes condamnent l’intervention de l’URSS. Ils sont suivis par tous les maoïstes du monde, plusieurs partis « communistes » vendus à leur propre bourgeoisie depuis 1935 et la plupart des courants issus de la décomposition de la 4e Internationale après la 2e guerre mondiale : cliffistes (SWP britannique…), pablistes-morénistes (dont les héritiers sont, entre autres, le PTS argentin et le PSTU brésilien), lambertistes (aujourd’hui POID et POI français, PT algérien…), grantistes (SP britannique, SA américain…), pablistes-mandéliens (NPA français, PST algérien…), hardystes (LO française), etc.

Lutte ouvrière, 19 janvier 1980

Informations ouvrières, PCI/France, 1er mars 1980

Correo Internacional, LIT-CI, septembre 1985 (c’est l’origine de la scission CCR-RP du NPA)

Comme s’il était possible d’être neutre dans un conflit opposant un gouvernement progressiste soutenu par un État ouvrier, aussi dégénéré était-il, et la réaction féodale et cléricale appuyée par l’impérialisme dominant.

Dans les États et nations arriérés, où prédominent des rapports de caractère féodal ou patriarcal, il faut tout particulièrement avoir présent à l’esprit la nécessité pour les partis communistes d’aider le mouvement de libération démocratique bourgeois […], la nécessité de lutter contre le clergé et les autres éléments réactionnaires et moyenâgeux, la nécessité de lutter contre le panislamisme et autres courants analogues. (Vladimir Lénine, « Ébauche de thèses sur les questions nationale et coloniale pour le 2e congrès de l’Internationale communiste », 5 juin 1920, Œuvres, t. 31, Progrès, p. 150)

Tout en menant une lutte inlassable contre l’oligarchie de Moscou, la 4e Internationale rejette catégoriquement toute politique qui aiderait l’impérialisme contre l’URSS. (Lev Trotsky, La Guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale, mai 1940, GMI, p. 18)

Prendre parti contre les djihadistes et les Etats-Unis ne signifie pas approuver la politique du gouvernement du PDPA et l’URSS, pas plus que la 4e Internationale ne couvrait la bureaucratie de l’URSS et Staline en 1940. Fin 1979, l’oligarchie à la tête de l’URSS craint plus la révolution (qui pourrait s’étendre à son propre prolétariat) que la réaction islamiste. Elle s’efforce seulement de préserver un Afghanistan allié à ses frontières. Si le Kremlin envoie des troupes, issues majoritairement des conscrits de ses républiques d’Asie centrale (Tadjiks, Ouzbeks…), l’effectif maximal (110 000 soldats) est bien inférieur à celui envoyé en 1956 écraser la révolution prolétarienne en Hongrie (environ 200 000).

L’armée de l’URSS s’enlise d’autant plus que les États-Unis, qui avaient été défaits au Vietnam en 1975, arment et financent les moudjahidines à grande échelle, avec l’aide du Pakistan et de l’Arabie saoudite. En 1986, Reagan livre une arme sophistiquée, les missiles anti-aériens Stinger, aux moudjahidines. Un des résultats est que prospèrent, sous l’égide des djihadistes et avec la complicité de la CIA, des cartels de l’opium qui alimentent en héroïne des soldats russes, mais surtout le marché mondial, au moment où l’État américain décrète la guerre à la drogue dans ses frontières et en Amérique latine.

La même année, Brejnev remplace Karmal par Najibullah. En 1987, le nouveau gouvernement PDPA-Parcham change le drapeau pour lui conférer une coloration musulmane, revient sur la collectivisation des terres, construit plus de 100 mosquées, tente de mettre sur pied un clergé sous le contrôle de l’État, réintroduit la religion dans l’enseignement, rappelle des responsables monarchistes et intègre des chefs tribaux, etc.

Sans aucune stratégie communiste internationaliste et donc sans perspective démocratique et laïque sérieuse, la petite classe ouvrière est muselée, incapable de prendre la tête de tous les exploités et opprimés. Le pays est ravagé, avec un million de morts et autant de déplacés. En URSS, des familles des soldats appellent à la fin de la guerre. L’URSS commence elle-même à se déliter. En 1989, Reagan refuse tout compromis sur l’Afghanistan à Gorbatchev qui retire les troupes. Preuve d’un certain soutien social ou plutôt d’un rejet des djihadistes, en particulier dans les villes, la République démocratique afghane tient encore trois ans.

En avril 1992, les chefs de guerre islamistes, coalisés sous la pression de la CIA et de l’ISI pakistanaise, renversent le régime nationaliste laïque, assassinent Najibullah et instaurent l’État islamique d’Afghanistan.

Le premier régime des talibans

Puis ils s’affrontent entre eux, plongeant le pays dans le chaos. Le mouvement des talibans de Mohammed Omar, encore plus fondamentaliste et nettement plus cohérent, appuyé par le Pakistan, réussit à écraser ses rivaux en 1996. Il instaure l’Émirat islamique d’Afghanistan. L’application de la charia séduit les propriétaires des zones rurales et même citadines, lassés de l’anarchie induite par les querelles entre moudjahidines. Seule l’Alliance du Nord de Massoud conserve un territoire au nord-est, dans la vallée du Panchir majoritairement tadjik.

L’État américain, tout comme le futur président Hamid Karzaï qu’il héberge, voit à l’époque dans les talibans la seule force capable de faire régner l’ordre. Le régime islamo-fasciste interdit les organisations ouvrières, tue les militants communistes, persécute les chiites. Le début d’émancipation des femmes est anéanti par les moudjahidines et les talibans. En 1991, on estimait à 230 000 le nombres de filles scolarisées. De 1996 à 2001, les filles sont exclues de l’école, les femmes ne peuvent pas sortir de chez elles sans la présence d’un homme de leur famille, doivent être entièrement voilées. Les homosexuels sont condamnés à mort. Le sport, la musique, le théâtre, le cinéma, la télévision… sont interdits. Les petits voleurs sont amputés. En août 1998, à Mazâr-e Charîf, dans le Nord du pays, des milliers de Hazaras sont massacrés.

L’occupation américaine

En septembre 2001, le réseau djihadiste Al-Qaida, dont l’état-major est abrité par les talibans, organise des attentats exécutés par des Saoudiens sur le territoire des États-Unis. Bush (Parti républicain) saisit l’occasion d’instaurer un régime à sa botte en Afghanistan puis en Irak. Il remet dans le jeu l’ancien roi Mohammad Zaher. Le 7 octobre, les armées américaine et britannique envahissent le pays et écrasent facilement les talibans, vu leur supériorité militaire et l’hostilité d’une partie de la population. L’État américain choisit de mettre au pouvoir Hamid Karzaï, un ancien de la CIA. Il est ratifié en juin 2002 par la Loya Jirga (assemblée constituante) présidée par Mohammad Zaher. L’OTAN crée la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS) qui ajoute 10 000 militaires de 34 pays (dont la France) aux 20 000 américains.

Pourtant, dès 2006, les djihadistes (talibans et Daech) reprennent la guérilla dans les campagnes et des attentats-suicides dans les villes, majoritairement contre les troupes d’occupation et les forces gouvernementales, mais aussi visant délibérément les civils : un match de volley-ball en novembre 2014, un rassemblement hazara en juillet 2016, deux mosquées chiites en octobre 2016, un hôpital en mars 2017, une mosquée chiite en juin 2017, un hôpital en juillet 2017, un quartier chiite en juillet 2017, une mosquée chiite en août 2017, deux mosquées chiites en octobre 2017, un hôtel en janvier 2018, une école et une mosquée chiite en août 2018, un mariage chiite en août 2019, un rassemblement hazara et un temple sikh en mars 2020, une maternité et un marché en mai 2020, un lycée en octobre 2020, une université en 2020, une école de filles et une mosquée soufie en mai 2021… Évidemment, le total des morts et blessés de ces attentats est inférieur au nombre de victimes civiles des liquidations arbitraires par les troupes américaines au sol et des bombardements occidentaux par avion ou par drone, mais ils sont tout autant barbares.

Les talibans encouragent la culture du pavot et le trafic de l’opium, branchés sur le capitalisme criminel mondialisé, sans être gênés que le Coran condamne l’usage de toute drogue. Ils deviennent leur première source de financement et assurent une relative prospérité de l’agriculture.

L’Afghanistan a signalé une augmentation de 37 % des terres consacrées à la culture illicite du pavot à opium en 2020 par rapport à l’année précédente. La superficie cultivée était à l’origine de 85 % de la production mondiale d’opium en 2020. L’Afghanistan devient par ailleurs une importante source de méthamphétamine dans la région. (ONU, Rapport mondial sur les drogues, juin 2021)

De son côté, Karzaï tente de s’appuyer sur les seigneurs de guerre basés sur les tribus, tout aussi arriérés que les talibans mais bien plus corrompus et divisés. L’État afghan est en effet l’un des plus corrompus au monde, il figure à la 172e place sur 180 du classement de l’organisation Transparency International. Outre le détournement des fonds occidentaux, les politiciens et les fonctionnaires se livrent à des activités maffieuses, rivalisant en cela avec les islamistes.

Les talibans retiraient moins d’argent de l’opium que les réseaux gouvernementaux, notamment le clan de l’ancien président Hamid Karzaï, l’un des acteurs du trafic d’opium dans le sud du pays. (Gilles Dorronsoro, France-info, 23 août 2021)

La masse de la population ne veut pas risquer sa vie pour un tel gouvernement.

En 2019, 19 % de la population affichait de la sympathie pour les talibans. Outre la corruption qui règne dans le pays, l’ancien régime de Kaboul, de par son incompétence et son népotisme, s’est aliéné une partie de la population. Autre raison de cette sympathie envers les insurgés : la haine de la présence étrangère en Afghanistan et les victimes civiles pendant les opérations militaires américaines et afghanes. (Ghazal Golshiri, Le Monde, 18 août 2021)

À partir de 2011, Obama (Parti démocrate) désengage progressivement les troupes américaines qui ne compteront plus que 2 500 soldats en 2020 contre 100 000 au plus fort de la guerre. En 2012, Hollande retire le contingent français. En 2014, l’OTAN conserve 12 500 militaires pour « assurer la formation des forces de sécurité afghanes ».

Mais l’armée nationale, à l’image du gouvernement, est faible et minée de l’intérieur, hormis quelques troupes d’élite formées et équipées par les États-Unis. Les talibans en profitent pour reprendre l’offensive. Les États-Unis poussent alors à un recrutement massif qui comptera officiellement 300 000 hommes, beaucoup moins en réalité car les chefs militaires déclarent des bataillons fictifs pour empocher leur financement.

De fait, malgré les milliards de dollars d’aide internationale injectés pour soutenir l’État afghan, l’inégalité se creuse.

Les données calculées par la Banque mondiale montrent que le taux de pauvreté est passé de moins de 37 % en 2007 à 54,5 % en 2020. En d’autres termes, plus d’un Afghan sur deux vit en dessous du seuil de pauvreté. Et ces inégalités sont aussi géographiques. Alors que Kaboul compte 34,3 % de sa population en dessous du seuil de pauvreté en 2020, ce chiffre dépasse 80 % dans certaines provinces. (France-info, 23 août 2021)


Le tournant stratégique de l’impérialisme américain

La décision du gouvernement Biden (Parti démocrate) de retirer ses troupes est dans la droite ligne de ses prédécesseurs, tant Obama que Trump (Parti républicain), c’est-à-dire réaxer les États-Unis autour du pivot Asie-Pacifique, désigner clairement l’impérialisme chinois non seulement comme son concurrent principal mais potentiellement comme son ennemi mortel. Pragmatique, il avait aussi constaté que l’impérialisme américain n’avait plus les moyens de courir tous les lièvres à la fois, et l’Afghanistan était devenu un gouffre financier sans intérêt stratégique fondamental, en tout cas bien moindre que celui de redisposer et concentrer ses forces face à la Chine.

La lassitude américaine est palpable. Deux mille quatre cent un militaires sont morts entre octobre 2001 et octobre 2018, et le coût de la guerre s’élève à 900 milliards de dollars, soit davantage que le plan Marshall. (Le Monde diplomatique, avril 2019)

En décembre 2018, Trump annonce le retrait prochain des troupes américaines et entame des négociations directes avec les talibans, auxquelles le gouvernement afghan est à peine convié. Le sort des femmes, dont se souciait peu la bourgeoisie américaine quand elle apportait son soutien aux moudjahidines, qui l’avait tant ému pour justifie l’invasion, est de nouveau oublié. Le 29 février 2020, Trump signe les accords de Doha, ratifiant la fin de la présence militaire américaine. En échange, les talibans promettent de lutter contre les groupes terroristes sur leur territoire, y compris Al-Qaïda qu’ils ont toujours toléré, et s’engagent à entamer des discussions avec le gouvernement afghan.

Son successeur finalise l’opération en décidant, en accord avec les talibans, de l’évacuation complète pour le 31 août 2021.

J’étais le quatrième président à présider une présence de troupes américaines en Afghanistan, deux républicains, deux démocrates. Je ne voudrais pas passer, et ne passerai pas, cette guerre à un cinquième. (Joe Biden, 14 août 2021)

Mais ce qui n’était prévu par personne, c’est la chute brutale, immédiate, du gouvernement afghan, de son armée, qui s’effondrent comme un château de cartes dès le début du retrait des troupes américaines. Début août 2021, les talibans annoncent une amnistie pour les soldats loyalistes qui se rendent ; la proposition fait mouche dans les rangs peu enclins à mourir pour un gouvernement corrompu et condamné. Les guérillas islamistes récupèrent le matériel et l’armement des troupes gouvernementales en déroute, s’emparent des capitales régionales et se rapprochent de Kaboul. La façade pieuse et anti-impérialiste qu’ils se forgent leur permet de recruter dans d’autres ethnies que les Pachtounes, notamment chez les Tadjiks et les Ouzbeks, même si cela reste une minorité. La chute du régime afghan surprendra par sa rapidité jusqu’aux talibans eux-mêmes, qui se retrouvent maîtres de Kaboul le 15 août. Cela met en difficulté les alliés des États-Unis, Français, Britanniques, Allemands, etc. qui avaient conservé dans la capitale des représentations diplomatiques, militaires ou civiles, assistées de nombreux auxiliaires afghans. L’impérialisme américain, qui s’est aveuglé lui-même sur la solidité de ce qu’il avait construit à coups de milliards, n’en a cure désormais.

Un an de plus, ou cinq ans de plus, de présence militaire américaine n’aurait fait aucune différence si l’armée afghane ne pouvait pas ou ne voulait pas tenir son propre pays. Et une présence américaine sans fin au milieu du conflit civil d’un autre pays n’était pas acceptable pour moi. (Joe Biden, 14 août 2021)

Les impérialismes chinois et russe renforcent leurs positions

L’Afghanistan est une position stratégique entre l’Asie centrale et l’Asie du Sud, dans une région riche en pétrole et en gaz. Son sol est riche en cuivre, cobalt, lithium et autres terres rares, pour un montant estimé à 2 000 milliards de dollars. Pour ces raisons, il fait l’objet des convoitises des impérialismes comme des puissances régionales voisines. Le retrait de l’impérialisme américain, à la fois signe de son affaiblissement relatif et conçu en même temps pour redisposer ses forces contre la Chine, sert au bout du compte l’impérialisme chinois.

La Chine a maintenu des liens avec les différents groupes talibans dans le but de pouvoir étendre son influence dans la région face aux États-Unis et l’Inde. Le 16 août, à l’arrivée au pouvoir des talibans, un porte-parole du gouvernement explique que la Chine « respecte le droit du peuple afghan à décider de son propre destin et de son avenir ». Pékin désirant intégrer l’Afghanistan aux nouvelles routes de la soie, le gouvernement chinois négocie depuis 2019 avec les islamistes, accueillant officiellement leurs délégations. L’impérialisme chinois est déjà présent dans le pays, dans les exploitations minières de cuivre au sud de Kaboul. Tout comme la Russie, Pékin compte jouer de l’influence des talibans pour contenir sa population d’Ouïghours dont certains ont rejoint Daech. Pour les talibans, le secours et la protection de l’impérialisme chinois est une aubaine qu’ils accueillent à bras ouverts.

Ils sont les bienvenus. S’ils investissent, bien sûr, nous assurerons leur sécurité, celle-ci est très importante pour nous […] Quant aux personnes originaires de pays tiers qui veulent utiliser l’Afghanistan comme une base contre d’autres pays, nous nous sommes engagés à ne pas les y autoriser, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, et quel que soit le pays visé, y compris la Chine. (Suhail Shaheen, porte-parole des talibans, South China Morning Post, 7 juillet 2021)

La Russie, soucieuse de desserrer l’étreinte militaire américaine en Asie centrale (au début du 21e siècle, l’armée américaine a des bases au Kirghizistan, en Afghanistan et en Ouzbékistan), entretenait des relations avec différents courants afghans, dont les talibans, relations qui se sont accrues lors de l’intervention russe en Syrie contre Daech, ennemi des talibans. En février 2019, alors que les États-Unis organisent les négociations de Doha, la Russie invite les talibans et d’autres opposants au gouvernement afghan à des réunions à Moscou, misant sur la défaite du gouvernement fantoche d’Ashraf Ghani. L’impérialisme russe table sur les talibans pour l’aider à contenir les velléités de sa propre population musulmane.

Tout se passe comme si M. Poutine anticipait le retrait américain, un affaiblissement de l’armée afghane, des avancées territoriales talibanes et un affaissement, voire un effondrement, du régime actuel. (« Les trois jours qui ont ébranlé le destin de l’Afghanistan », Le Monde diplomatique, avril 2019)

Le gouvernement de Poutine a été l’un des premiers à appeler au dialogue avec les nouveaux dirigeants de Kaboul, Zamir Kaboulov, l’émissaire du Kremlin pour l’Afghanistan, précisant le 17 août : « Ce n’est pas pour rien que depuis sept ans nous avons des contacts avec le mouvement taliban ».

Le Pakistan triomphe tandis que l’Inde recule

Le Pakistan a depuis le début soutenu, voire dirigé, les talibans, souhaitant intégrer l’Afghanistan dans son giron via le prisme de l’islamisme. Comme l’avait voulu l’impérialisme anglais qui a présidé à sa création, le Pakistan est en permanence en guerre ouverte ou larvée avec l’Inde et cherche à gagner une base arrière en Afghanistan. Cela lui permettrait en outre de contenir les volontés réunificatrices de ses Pachtounes et d’étendre sa sphère d’influence. Le régime d’Islamabad a financé, armé, formé et recruté pour les talibans, leur servant de repli et d’abri lors de l’invasion américaine de 2001. Il est de plus intéressé pour mettre un terme rapide au conflit pour limiter ainsi l’afflux de réfugiés qui viennent grossir les rangs des ethnies minoritaires sur son territoire et même pouvoir les renvoyer.

La bourgeoisie indienne avait, quant à elle, misé sur les gouvernements fantoches mis en place par les américains, contre les talibans. Elle avait même investi plus de 3 milliards de dollars dans les infrastructures du pays et espérait ainsi, grâce à ses bonnes relations économiques et politiques avec le régime afghan, prendre le Pakistan en tenailles. New Delhi avait par exemple investi dans le port iranien de Chabahar, avec l’approbation de Trump qui avait pourtant décrété le blocus de l’Iran, pour permettre à l’Afghanistan, un pays enclavé, d’accéder aux routes maritimes de l’océan Indien sans passer par le Pakistan. C’est tout l’inverse qui se réalise avec la prise du pouvoir des talibans, elle est obligée d’abandonner ses investissements, et sa marge de manœuvre est d’autant plus restreinte que la Chine soutient le Pakistan contre elle.

Le retour de la terreur obscurantiste

Les talibans utilisent la terreur, l’obscurantisme et la charia pour le plus grand profit du clergé, des propriétaires terriens, des trafiquants, des quelques capitalistes locaux et des impérialistes qui les soutiennent.

Déjà, le gouvernement taliban enlève, bat et assassine des journalistes, des fonctionnaires et des membres d’ONG, il légalise le trafic d’héroïne (issue du pavot) et de méthamphétamine (une drogue de synthèse) sur lequel il prélève une taxe, il utilise la fuite à l’étranger des Afghans comme moyen de pression. Il expulse les collégiennes et les lycéennes des lieux d’études. Dans leurs avancées, les djihadistes avaient enlevé des filles ou des jeunes femmes pour les marier de force. Le retour en arrière s’annonce considérable.


Le dernier conflit a causé 241 000 morts, dont plus de 71 000 civils et des millions de déplacés. En outre, la sécheresse sévit depuis 2018. La situation économique léguée par le régime antérieur est catastrophique : en 2020, le PIB du pays s’élevait à 19,81 milliards d’euros dont 43 % d’aide internationale. Les États impérialistes qui contribuaient à la survie du régime précédent ont annoncé la suspension de leur aide, s’en servant d’un moyen de pression sur les talibans. Les réserves de la Banque centrale afghane étant détenues aux États-Unis, elles sont désormais inaccessibles. Les envois d’argent de la diaspora afghane qui représentaient 789 millions de dollars en 2020 sont eux aussi gelés, Western Union ayant annoncé le 16 août la suspension des transferts d’argent vers le pays. La situation sanitaire est extrêmement précaire.

Les talibans sont décidés à mater la population des villes, notamment le prolétariat, la jeunesse et les femmes, ainsi que la résistance des minorités ethniques. Au lendemain de la chute du régime, des manifestations de femmes ont éclaté dans les principales villes.

Les revendications démocratiques reposent sur l’action du prolétariat afghan

L’impérialisme n’est pas spécialement blanc, il n’est pas spécifiquement chrétien. L’impérialisme est le capitalisme tardif, pourrissant. Le gouvernement taliban, comme tous les régimes islamistes (Arabie saoudite, Iran, bande de Gaza, ex-État islamique d’Irak et du Levant…), n’est pas réellement anti-impérialiste, car les fondamentalistes cléricaux (de l’Afghanistan aux États-Unis en passant par l’Inde et la Birmanie) ne peuvent pas faire tourner la roue de l’histoire en arrière, même s’ils savent persécuter les minorités religieuses, les femmes, les homosexuels… Les talibans sont les défenseurs de l’exploitation des travailleurs des campagnes et des villes, des agents décisifs des circuits internationaux de drogue, ils seront contraints de mendier la bienveillance de telle ou telle puissance impérialiste pour survivre.

La seule force sociale qui soit réellement anti-impérialiste, car anticapitaliste, est la classe ouvrière, quels que soient le lieu de vie, la nationalité, la couleur de peau, les conceptions (athée, déiste, religieuse), le sexe, l’âge ou l’orientation sexuelle de ses membres. Contre la réaction féodale et cléricale, la classe ouvrière afghane, la population laborieuse des villes et des campagnes, la jeunesse, les femmes, doivent s’organiser de manière clandestine en comités de quartiers, de villages, d’université, en syndicats, au sein d’une organisation véritablement communiste, pour se défendre, y compris en s’armant, et préparer la revanche. Le combat pour toutes les revendications économiques et politiques, au premier rang desquelles les libertés pour les femmes, ne peut dépendre des puissances impérialistes « démocratiques », ni se soumettre à la bourgeoisie « démocratique » dont toute l’histoire a montré qu’elle s’alliait aux pires ennemis, talibans, seigneurs de guerre, gouvernements fantoches et corrompus, pour défendre ses intérêts contre les masses. Ce combat est indissociable de la lutte pour construire un parti ouvrier révolutionnaire, pour un gouvernement ouvrier et paysan en Afghanistan, pour la fédération socialiste des peuples d’Asie centrale.

20 septembre 2021