Bolsonaro face à la pandémie de la Covid
Fin février 2020, au début de la pandémie au Brésil, le président Jair Bolsonaro qualifiait le coronavirus « de simple grippette ». Contaminé lui-même le 7 juillet 2020, il avait attribué sa guérison à l’hydroxychloroquine, encourageant les Brésiliens à en prendre au petit déjeuner. Soudard homophobe et machiste, il lançait le 10 novembre 2020 : « Aujourd’hui, il n’y en a que pour la pandémie, il faut en finir avec ça… Il faut arrêter d’être un pays de maricas [poules mouillées, tapettes] ». Le 17 décembre, le jour même où la Cour suprême rendait la vaccination contre le Covid obligatoire, mais non forcée, dans le pays, il moquait le vaccin Pfizer.
Pour Bolsonaro, quoi qu’il se passe, l’activité économique ne doit pas s’arrêter. Périodiquement, il enjoint à la population de cesser de se plaindre. « Arrêtez de geindre, ça suffit avec ces histoires… vous allez pleurer jusqu’à quand ? », a-t-il encore lancé le 5 mars 2021. Mais les chiffres de la contamination et de la mortalité dues au Covid au Brésil sont effrayants et l’épidémie est hors de contrôle. Après une première vague déjà terrible, un variant particulièrement contagieux et plus mortel s’est développé à partir de la région de Manaus. Au 14 mai 2021, selon le centre de recherche de l’Université américaine John Hopkins, 430 417 morts ont été recensés, mais ce chiffre est sous doute largement sous-évalué. Le taux de mortalité atteint presque 6 % des cas à Rio de Janeiro. Le taux d’incidence de la contamination dépasse les 16 000 cas pour 100 000 habitants dans la région de Manaus, il est systématiquement de plusieurs milliers de cas pour 100 000 habitants dans toutes les grandes villes.
Le 15 mars Bolsonaro annonce soudainement qu’il faut accélérer la campagne de vaccination et dit vouloir changer de cap. Il nomme un cardiologue comme quatrième ministre de la Santé, le précédent, un général sans aucune compétence médicale, avait lui-même remplacé un ministre démissionnaire après moins d’un mois d’exercice ! Des commandes supplémentaires de vaccins sont lancées.
La bourgeoisie décide d’encadrer Bolsonaro
Qu’est-ce donc qui l’a fait changer d’avis ? Une soudaine prise de conscience des réalités scientifiques ? Certainement pas, Bolsonaro revendique un obscurantisme crasse dans la ligne des évangélistes, pour qui le virus est un fléau de Dieu et le salut dans la prière. Une mobilisation des organisations ouvrières ? Pas plus, les directions des organisations ouvrières, arguant des mesures sanitaires, n’ont appelé à aucune mobilisation sérieuse. La raison de ce revirement trouve sa source dans l’effroi de fractions importantes de la bourgeoisie, qui n’acceptent plus sa gestion calamiteuse de la pandémie.
Le PIB a chuté entre 4 % et 5 % en 2020 selon les estimations. Les investissements sont en berne, l’inflation dépasse les 6 %, le réal se déprécie fortement face au dollar. La majorité des secteurs de la bourgeoisie a donc entrepris de mettre Bolsonaro sous tutelle, ou du moins de lui rogner les ailes.
En mars, au plus fort de la recrudescence de la pandémie, Bolsonaro s’était en effet publiquement demandé sur Facebook s’il ne fallait pas envoyer l’armée pour empêcher certains maires et certains gouverneurs de mettre en place dans leurs villes ou leurs États des mesures de confinement auxquelles il était et reste farouchement opposé. Mais le 25 mars, le président de la chambre des députés, pourtant allié de Bolsonaro, avertissait qu’il fallait « une réorientation complète de la politique de lutte contre la pandémie, sans quoi les parlementaires pourraient avoir recours à des remèdes politiques amers ». Ce qui signifie en clair relancer une procédure de destitution.
Bolsonaro, c’est la réaction à l’oeuvre
Pourtant, quand il est élu le 28 octobre 2018, Bolsonaro semble avoir les coudées franches. Il défend un programme ouvertement fasciste : « préparer une purge comme le Brésil n’en a jamais connu, accélérer le grand nettoyage du pays des rouges marginaux ».
Pourtant, l’armée se taille la part du lion dans son gouvernement, avec un tiers de ministres qui en sont issus, plus encore que sous la dictature militaire. Quelques 6 000 militaires ont été nommés à la tête de différents organismes gouvernementaux, agences fédérales ou entreprises publiques depuis 2018.
Pourtant, Bolsonaro a largement étendu le droit à détenir ou porter une arme, au profit des milices qu’il contrôle, composées de policiers ou militaires à la retraite, révoqués ou toujours en activité, qui terrorisent les opposants, les pauvres des favelas et sont mêlés au trafic de drogue. Pourtant Bolsonaro a permis aux policiers et militaires d’invoquer sans limite la légitime défense pour couvrir les meurtres qu’ils commettent périodiquement dans les favelas, sous prétexte de lutter contre le trafic de drogue. Le récent carnage causant 29 morts dans une favela de Rio le 6 mai dernier illustre la brutalité des forces de l’ordre. Alors qu’il est de notoriété publique que les policiers encaissent ouvertement dans les quartiers des « redevances » de la part des trafiquants, sans dédaigner de donner parfois une leçon à ceux qui refusent de payer ou ne paient pas assez, ni de se mêler à la lutte entre les gangs pour le contrôle d’un quartier.
Pourtant, Bolsonaro n’a pas lésiné pour donner à la bourgeoisie brésilienne toutes les facilités. En défendant le maintien de l’ouverture de toutes les activités économiques malgré la pandémie, Bolsonaro a non seulement répondu au souhait du patronat, mais aussi de fractions de la petite-bourgeoisie urbaine. Il a ouvert l’Amazonie et les terres des peuples autochtones à une exploitation forestière, minière et agricole forcenée. Il a privatisé à tour de bras tout ce qui pouvait être source de profit, en poursuivant les privatisations entamées sous Temer en 2016, comme la vente des filiales de Petrobras, d’une part de la poste et jusqu’à celle des dispensaires ! Au début avril 2021, le gouvernement en annonce une nouvelle avec la braderie d’entreprises publiques avec une décote allant jusqu’à 60 % de leur valeur :
Le plus grand ensemble de concessions logistiques jamais offert au Brésil : 38 aéroports, 5 ports, 3 lignes de chemins de fer et 11 autoroutes… Au total, ce sont 129 actifs que nous allons proposer au privé cette année dans l’énergie, les transports, les espaces naturels, les mines, l’assainissement, l’eau, en plus d’Eletrobras et des postes brésiliennes. (Le Monde, 9 avril 2021)
Sans qu’il parvienne à installer le fascisme
Bolsonaro n’a pas réussi à constituer un régime fasciste, malgré ses tentatives, nombreuses, d’en appeler à ses partisans ou à l’armée. Son parti, le PSL, qui n’avait obtenu que 52 députés sur les 513 et 4 sénateurs sur les 81 aux élections de 2018 connait des crises récurrentes. Il peine à rassembler des foules derrière Bolsonaro.
Or, la capacité de mobilisation et d’entrainement de la « petite-bourgeoisie enragée » (Trotsky) est indispensable au succès d’une entreprise fasciste. Et l’incurie de Bolsonaro face aux ravages de la pandémie a sapé le crédit dont il bénéficiait au moment de son élection fin 2018. Ainsi le 26 mai 2019, Bolsonaro président appelle ses partisans à manifester pour contrer la mobilisation impressionnante des enseignants et étudiants qui s’opposent à l’amputation du budget des universités. Des rassemblements réactionnaires ont bien lieu dans 126 villes, mais quasiment aucun ne s’en prend aux étudiants.
L’armée, quant à elle, qui sait pourtant parfaitement ce qu’un coup d’État veut dire, reste sur une réserve prudente. Déjà en mai 2020, il avait demandé à l’armée de fermer le parlement et de destituer les juges de la Cour suprême. Pourquoi ? Bolsonaro avait appelé la population à descendre dans la rue le 15 mars 2020 pour rejoindre une manifestation fasciste contre le Congrès. Certains secteurs de la bourgeoisie avaient condamné cette initiative aventureuse et quelques magistrats leur avaient emboité le pas. Les généraux avaient alors refusé de le suivre. Pour Bolsonaro, ce fut un camouflet.
Pas le dernier qu’il va essuyer de la part de l’état-major. Ainsi, le 29 mars 2021, Bolsonaro contraint à la démission le général Azevedo e Silva, ministre de la Défense, pour avoir mis en doute sa politique sanitaire. Il le remplace illico par un autre général plus docile. Mais le 30 mars, les chefs des forces armées de terre, de l’air et de la marine démissionnent collectivement en solidarité avec le général évincé. Cela ressemble au refus du chef du Pentagone de suivre Trump quand celui-ci avait proposé le 2 juin 2020 d’utiliser l’armée fédérale contre les manifestations après l’assassinat de George Floyd. Au Brésil, pas plus qu’aux États-Unis, la classe dominante n’estime aujourd’hui nécessaire de basculer dans le fascisme et le coup d’État militaire.
Bolsonaro n’est pas parvenu à s’imposer au-dessus des diverses fractions de la bourgeoisie, à tout contrôler, il a dû assez rapidement composer pour répondre aux intérêts parfois contradictoires des uns et des autres. Il doit donc de plus en plus donner des gages aux multiples partis bourgeois qui occupent la grande majorité du parlement et vivent des prébendes de l’État, dont les députés nouent des alliances selon les intérêts matériels et idéologiques de diverses couches de la bourgeoisie, comme l’agro-business ou bien les évangélistes.
Bolsonaro avait bénéficié de la complicité du juge Moro, instigateur de l’opération « lava jato » [lavage express] qui, sous couvert de lutter contre la corruption qui est endémique dans la classe politique brésilienne, avait orienté la procédure pour destituer la présidente Dilma Roussef, du Partido dos Trabalhadores (PT) en 2016, inculper, condamner Lula (PT) en 2017 et l’emprisonner en 2018. Moro avait donc été nommé par Bolsonaro ministre de la justice en remerciements des services rendus. Mais le 9 juin 2019, le site d’information The Intercept publie le contenu de messages entre Moro et le procureur alors en charge de la procédure contre Lula, démontrant la machination judiciaire. Bolsonaro soutient alors mordicus son ministre.
Cette lune de miel n’a pas duré. Moro démissionne le 24 avril 2020, ses investigations le conduisant à marcher sur les plates-bandes des petits et grands trafics du clan Bolsonaro, contre lequel il choisit dès lors de se poser en recours. Le 28 avril 2020, une enquête est ouverte par le Tribunal suprême fédéral sur les accusations d’ingérence dans les affaires judiciaires lancées par Moro contre Bolsonaro. La procédure de destitution qui s’en suit s’est depuis enrichie de 65 autres plaintes, dont certaines visent sa gestion de la pandémie. Sa recevabilité dépend au bout du compte de l’accord du président de la Chambre des députés. Bolsonaro a donc été contraint de multiplier les tractations pour parvenir à faire élire à ce poste le 1er février 2021 un soutien, issu d’un des partis dits du « Centrão », les mêmes partis qui participaient au gouvernement de Roussef avant de voter sa destitution… C’est ce président de la Chambre des députés, élu pour bloquer les procédures de destitution qui, le 25 mars, menace Bolsonaro de les relancer ! Tout ceci ne ressemble décidément pas à un régime fasciste, plutôt à un régime en pleine décomposition.
Les organisations ouvrières lui laissent pourtant le champ libre
Cette érosion du pouvoir de Bolsonaro ne doit rien à l’offensive des organisations ouvrières. Pourtant les travailleurs salariés, ceux du secteur informel, les paysans sans terre, les populations autochtones sont les premières victimes de la pandémie, non seulement en termes de mortalité, mais aussi en termes économiques. Les mesures de distanciation restent souvent théoriques du fait des conditions de logement, de transport et de travail ; les masques, quand il y en a, sont souvent en simple tissu. Le chômage officiel dépasse 14 % et le taux d’emploi, plus significatif du fait de l’importance de l’économie informelle, n’est plus que de 49 % ! Tous les prix des produits de base augmentent, les salaires, quand il y en a, sont gelés. 35 millions de Brésiliens vivent dans l’extrême pauvreté, un chiffre en augmentation de 45 % par rapport à 2019, avec l’équivalent de moins de 38 dollars par mois ! Le salaire minimum en 2020 n’est que de 1 039 réaux, soit à peine plus de 166 euros.
Une grande partie de la jeunesse, n’ayant pas d’accès fiable à internet, a été privée de tout enseignement pendant les longs mois de fermetures des écoles. Le reste des aides du programme Bolsa Familia a été supprimé, l’aide d’urgence censée les remplacer aussi. Au printemps 2019, le gouvernement a également décidé du gel de 30 % du budget des universités. Et le gouvernement met désormais en avant le déficit budgétaire et la situation économique difficile pour concentrer les aides sur les sociétés capitalistes.
Pourtant, les coups contre la classe ouvrière n’ont pas manqué. En 2019, le droit à la retraite a été profondément amputé, la durée de cotisations pour une retraite à taux plein augmentant de 5 ans, la base de calcul diminuant les pensions. Avec la crise économique, les licenciements se multiplient chez Renault, Volkswagen, Embraer… Non seulement la poste a été privatisée, mais c’est aussi le cas de très nombreuses agences fédérales ou municipales qui assuraient jusqu’à présent de multiples services publics.
Mais les directions actuelles des organisations ouvrières ont choisi délibérément de ne pas mener de contre-offensive générale contre Bolsonaro. Et même pas d’offensive du tout ! Les bureaucraties syndicales accompagnent les plans de licenciements prétendant obtenir le moindre mal. Elles laissent les grèves isolées, comme celle des postiers durant presqu’un mois fin aout et septembre 2020, pour au bout du compte amener à la défaite et appeler à la reprise. Le dernier exemple de cette capitulation en rase campagne date du 1er mai dernier : les organisations ouvrières n’ont pas appelé à manifester, mais à des rassemblements virtuels sur internet au prétexte de pandémie, alors même que Bolsonaro avait demandé à ses partisans de descendre dans la rue, pour réclamer une intervention militaire en faveur des renforcements de ses pouvoirs. Les réactionnaires n’étaient que quelques milliers dans chaque grande ville, mais le résultat n’en demeure pas moins que Bolsonaro, dont l’étoile a pâli et qui pourrait être mis en difficulté par une puissante mobilisation ouvrière, peut au contraire se féliciter :
Avant, au 1er mai, il y avait des drapeaux rouges comme si on était un pays socialiste. Je suis content de voir des drapeaux verts et jaunes dans tout le pays, avec des gens qui travaillent vraiment. (AFP, 2 mai 2021)
La bourgeoisie cherche une autre solution
Si le président n’est pas menacé par les directions des organisations ouvrières et peut encore afficher, bravache, ce genre de rodomontades, son dispositif prend l’eau et se fissure. La bourgeoisie brésilienne s’oriente donc progressivement vers une autre solution. Elle ne le fait pas comme un bloc homogène, mais à tâtons, empiriquement, d’autant qu’après s’être ralliée à Bolsonaro en 2018, elle ne dispose pas pour le moment, dans les multiples partis qui représentent directement telle ou telle de ses fractions, d’une carte de rechange suffisamment crédible.
Les élections municipales de novembre 2020 ont consacré un renforcement de ces partis, très nombreux, au détriment des candidats soutenus par Bolsonaro, et une baisse importante des voix et des sièges pour les partis ouvriers. L’ancien juge Moro qui prétendait jouer le chevalier blanc est lui-même largement discrédité désormais, après les révélations sur ses propres magouilles.
Pour l’heure, la ligne de conduite prédominante de la bourgeoisie brésilienne est de tirer le maximum qu’elle puisse obtenir de Bolsonaro tout en le serrant de près, sous la menace de la destitution s’il s’avisait à renâcler. Mais elle n’a pas besoin de brusquer les choses. Elle le tient et le fera durer si possible jusqu’à la prochaine élection présidentielle de 2022. Elle sait que l’état-major de l’armée a choisi de ne pas s’aventurer plus avant. L’offensive qu’elle avait menée avec succès pour se débarrasser de Roussef, lui substituer sans élection son ancien allié et vice-président Temer, puis éliminer Lula de la compétition présidentielle en l’emprisonnant, appartient désormais au passé.
Le PT pourrait bien la resservir
Le PT avait, sous Lula puis Roussef, poursuivi une politique de front populaire, d’alliance avec des partis bourgeois (PMDB, PTB, PP..). Si la croissance économique durant une phase d’expansion mondiale avait permis sous Lula une redistribution limitée des revenus avec quelques mesures pour les plus pauvres, sans remettre en cause le capitalisme, sous Roussef, c’est la récession qui prévaut et, comme il n’est pas question de s’attaquer à la bourgeoisie, les mesures sociales fondent comme neige au soleil. Roussef multiplie alors les avances et les concessions à la bourgeoisie, censées lui assurer son soutien. Au contraire, la bourgeoisie s’en est nourrie tout en préparant son coup d’État à froid pour destituer Roussef et attaquer Lula, profitant du discrédit du PT occasionné par la politique qu’il avait poursuivie. Ainsi le PT, respectueux de l’État bourgeois, du capitalisme, avait-il pavé la route à la réaction en encourageant et en s’alliant avec ceux qui allaient le chasser le moment venu.
Un principe élémentaire de la stratégie marxiste est que l’alliance du prolétariat avec les petites gens des villes et des campagnes doit se réaliser uniquement dans la lutte irréductible contre la représentation parlementaire traditionnelle de la petite-bourgeoisie. Pour gagner le paysan à l’ouvrier, il faut le détacher du politicien qui l’asservit au capital financier. Contrairement à cela, le front populaire, complot de la bureaucratie ouvrière avec les pires exploiteurs politiques des classes moyennes, est tout simplement capable de tuer la foi des masses dans les méthodes révolutionnaires et de les jeter dans les bras de la contrerévolution fasciste. (Trotsky, La France à un tournant, 28 mars 1936)
Le PT a-t-il tiré les leçons de cet échec ? Lula est sorti de prison le 8 novembre 2019. Début mars 2021, un juge a estimé que le tribunal qui avait condamné Lula n’était pas compétent. La Cour suprême a confirmé ce jugement le 15 avril dernier, redonnant ipso facto à Lula ses droits politiques et donc le droit à se présenter aux élections, tout en gardant sous le coude le jugement sur le fond. Lui que Bolsonaro souhaitait voir « pourrir en prison » est donc réintroduit dans le jeu électoral par les juges, ce qui montre bien les limites de son pouvoir politique. Le PT menait certes campagne pour la libération de Lula et le recouvrement de ses droits politiques, mais ce résultat est avant tout le produit du divorce croissant d’une bonne partie de la bourgeoisie brésilienne avec Bolsonaro. Lors d’une entrevue, à la question « Allez-vous faire alliance avec les autres partis de gauche, voire le centre et la droite ? », Lula répond :
Je suis quelqu’un de cohérent ! Le PT, aux élections présidentielles, fait toujours au minimum 30 % des voix au premier tour. Mais la majorité, c’est 50 %, plus une voix ! Donc évidemment, si le PT veut gagner, il doit s’allier. Je rappelle que j’ai gagné 2002, j’avais choisi comme vice-président José Alencar. Un chef d’entreprise travailleur, honnête, issu d’un parti de centre-droit, qui fut le meilleur vice-président que cette planète ait connu ! Le PT a donc, dans le passé, su nouer des alliances, et il le fera dans l’avenir. Mais ici, je réaffirme quelque chose : j’ai toujours gouverné pour tous les Brésiliens. J’ai gouverné même pour les banquiers et les chefs d’entreprise. Mais ma priorité, ce sera toujours les plus pauvres… (Le Monde, 20 mars 2021)
L’armée bourgeoise, choyée par Lula et le PT
Ce que Lula ne dit pas, c’est qu’il a également gouverné en renforçant la justice qui s’est retournée contre lui, la police et l’armée d’où est sorti Bolsonaro. C’est sous sa présidence que l’état-major bénéficie d’un effort budgétaire important pour rénover son matériel aérien et naval notamment, afin d’affirmer son statut de première armée de l’Amérique latine. En 2008, Lula dote l’armée d’une « stratégie nationale de défense », dans laquelle il assure que la lutte pour la souveraineté relève de considérations non seulement militaires, mais également économiques, sociales et géopolitiques : « Le Brésil ne sera pas indépendant si une partie du peuple ne dispose pas des moyens d’apprendre, de travailler et de produire ». Voilà pour le décor, mais l’armée de l’État bourgeois reste l’armée de l’État bourgeois. En 2010, les dépenses militaires se montent ainsi à 27,1 milliards de dollars (un montant supérieur au budget ultérieur de 2019 du réactionnaire Tremer).
Le Monde du 20 mai 2021 révèle qu’un certain général Heleno, fasciste convaincu dès l’école militaire, aujourd’hui éminence grise de Bolsonaro dans son gouvernement, doit en grande partie sa carrière aux promotions accordées par Lula. Il est en effet promu général en 2004 et Lula, qui obtient que le Brésil commande la mission des Nations unies à Haïti, y envoie cet homme à poigne. Celui-ci s’illustre le 6 juillet 2005 en lançant une opération militaire dans un quartier pauvre de Port-au-Prince faisant 70 morts, dont des femmes et des enfants, un massacre selon les ONG. Le vaillant général, loin d’être inquiété pour ce fait d’armes, est nommé ensuite par Lula commandant militaire pour toute l’Amazonie en 2007. Toutefois, en 2008, il est mis sur la touche par le gouvernement pour avoir critiqué sa politique en Amazonie, mais dans un poste où il peut tranquillement continuer d’entretenir ses relations avec l’ensemble de l’état-major qui lui serviront ensuite à propulser Bolsonaro au pouvoir. Cela rappelle la nomination de Pinochet comme chef d’état-major par Allende lui-même le 23 aout 1973, persuadé de sa loyauté. Le respect de l’État bourgeois, de son armée, de sa police amène toujours la classe ouvrière à la défaite.
L’indépendance de classe au centre d’une politique révolutionnaire
Voilà qui n’est guère effrayant pour la bourgeoisie et pourrait constituer, faute de mieux, une carte jouable pour remplacer Bolsonaro. Le PT n’a pas changé d’un iota sa ligne de front populaire, et il en va de même pour le Partido Socialismo e Liberdade (PSOL), une organisation qui se présente comme plus « à gauche », qui joue en réalité au Brésil le même rôle que joue Podemos en Espagne, celui de soutien critique et de flanc-garde du front populaire, qui empêche les travailleurs conscients qui cherchent une issue révolutionnaire de rompre avec cette orientation. La meilleure preuve en est apportée par le candidat du PSOL aux dernières municipales de Sao Polo de novembre 2020. Arrivé en deuxième position à l’issue de premier tour, devançant de loin le candidat du PT, il s’empresse de constituer un large front pour le deuxième tour, incluant des partis bourgeois et jusqu’à des évangélistes qui avaient participé à la destitution de Roussef ! Le calcul électoral n’a même pas payé puisque la coalition du PSOL est sèchement battue au deuxième tour par le candidat du PSDB, un autre parti bourgeois, avec 30 % d’abstention.
En effet, contrairement à ce que dit Lula, pour défendre « les plus pauvres, les travailleurs, les habitants des périphéries », pour « en finir avec les inégalités, dans un pays marqué par 350 ans d’esclavage », il n’y a pas d’autre voie, au Brésil comme ailleurs, que de s’organiser sur un axe clair : indépendance de la classe ouvrière, unité de tous les exploités et opprimés autour de la classe ouvrière, et certainement pas prôner des alliances avec la bourgeoisie, y compris sous le prétexte d’un pragmatisme électoral consistant à additionner les voix de camps opposés. Car cette arithmétique électorale ne peut avoir qu’un sens : gérer loyalement l’État bourgeois. L’indispensable lutte de la classe ouvrière, des paysans travailleurs, de la jeunesse étudiante, des habitants des bidonvilles, des Amérindiens, des conscrits, etc. implique d’abord l’indépendance de classe. Cette question est décisive pour tout militant, groupe ou organisation se réclamant de la révolution socialiste. Le programme d’une organisation révolutionnaire au Brésil doit s’articuler sur les mots d’ordre suivants :
Unité des organisations de travailleurs CUT, CTB, CSP-Conlutas, PT, PSOL, PCdoB, PSTU, PCB, PCO… pour réaliser immédiatement le front unique ouvrier !
- Les milices, les policiers, les militaires, hors des favelas ! Création et centralisation de comités d’autodéfense dans les entreprises, les quartiers, les favelas, à la campagne, dans les écoles, dans les universités, les régiments… !
- Des vaccins et des masques gratuits pour tous ! Expropriation des cliniques privées et des groupes pharmaceutiques !
- Des contrats pour tous les salariés ! Interdiction des licenciements, réintégration immédiate des travailleurs licenciés dans leurs entreprises, baisse du temps de travail ! Indexation des salaires sur le cout de la vie !
- Annulation des attaques contre les retraites, la sécurité sociale, les fonctionnaires ! Rétablissement immédiate de toutes les aides sociales ! Droit à la contraception et à l’avortement libres et gratuits !
- Annulation de toutes les privatisations ! Les entreprises de l’agrobusiness et des mines hors de l’Amazonie ! Restitution des terres aux peuples autochtones ! Expropriation des latifundias !
- Gratuité des études, nationalisation sans indemnité des écoles et universités privées, laïcité absolue de l’enseignement !
- Logement décent pour tous, interdiction de toute expulsion des familles travailleuses, gel de tous les loyers au plus bas niveau des 20 dernières années, municipalisation de tous les terrains urbains, expropriation sans indemnité de tous les logements entre les mains de grands propriétaires !
- Expropriation des grandes entreprises capitalistes (brésiliennes et étrangères) !
- Pour toutes les revendications ouvrières, préparation de la grève générale ! Formation partout de comités, centralisation sur la base de délégués élus !
- À bas Bolsonaro et son gouvernement !
- Pour un gouvernement ouvrier et paysan issu de la mobilisation ! Pour les États-Unis socialistes d’Amérique du Sud, pour la fédération socialiste d’Amérique !
- Une seule centrale syndicale démocratique et de lutte de classe ! Construction d’un parti ouvrier révolutionnaire sur le modèle du Parti bolchevik dans tout le pays !