Les médias français ont longtemps répandu l’idée que le parti clérical au pouvoir était démocratique et qu’il servirait de modèle d’islamisme modéré à tout le Proche-Orient. La répression de la révolte du parc Gezi a dissipé cette illusion.
2002-2013 : l’AKP mate l’armée et s’impose comme la principale force politique de la
bourgeoisie turque
Le Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) de Recep Tayyip Erdogan, issu d’une scission du Parti de la prospérité (Refah Partisi) ouvertement islamiste, est arrivé au pouvoir au début des années 2000 à la suite d’une crise économique majeure dont la bourgeoisie s’est sortie en baissant les salaires, en repoussant l’âge de départ à la retraite et en privatisant en masse sous la supervision du FMI.
Depuis, grâce à la « compétitivité retrouvée », aux aides européennes et à l’union douanière avec l’Union européenne qui a permis à la Turquie de devenir la « petite Chine de l’Europe », le pays a connu une croissance économique significative et une réelle accumulation nationale de capital. C’est désormais la 1re économie du Proche-Orient et la 7e d’Europe.
Durant cette période, l’AKP a remporté avec une confortable avance trois élections législatives successives grâce aux liens étroits avec la nouvelle bourgeoisie anatolienne et avec l’appareil d’État, l’audience auprès de la paysannerie et des travailleurs des petites structures ou de ceux ayant subi l’exode rural. Ainsi, il est parvenu à réduire le poids politique de l’armée qui se posait en gardienne de la nation n’hésitant pas à interdire au besoin des partis politiques qu’elle décrétait dangereux pour « l’unité de la nation » : communistes, kurdes, islamistes. L’influence des négociations d’adhésion à l’Union Européenne et des réformes de libéralisation à cet effet ont aussi joué un rôle dans le retour de l’armée à ses casernes.
L’AKP, en retour, n’a pas mis en cause l’appartenance à l’OTAN, ni les liens de l’armée turque avec l’armée américaine, ni les revendications territoriales héritées du kémalisme.
Les milieux d’affaires istanbuliotes et l’état-major (car l’armée constitue une gigantesque entreprise capitaliste) craignent qu’Erdogan favorise la bourgeoisie anatolienne émergente à son détriment. La petite bourgeoisie occidentalisée des grandes agglomérations suspecte depuis toujours, non sans raison, le gouvernement de l’AKP de vouloir islamiser progressivement la société turque.
Les travailleurs organisés qui ne sont pas sous l’influence de la religion ont, eux, compris depuis longtemps que le gouvernement de l’AKP était du côté de la bourgeoisie et que la lutte interne à la bourgeoisie entre une frange kémaliste et une nouvelle bourgeoisie religieuse émergente ne changeait pas grand-chose à l’affaire. En février 2013, la répression s’est abattue sur les syndicalistes.
Mai 2013 : la révolte populaire du parc Gezi d’Istanbul
L’alliance de ces couches prolétariennes avec la jeunesse qui aspire à plus de liberté, toutes choquées par la brutalité de la répression policière, explique en grande partie l’amplitude de la révolte qui a embrasé la Turquie au début de l’été.
Au départ, suite à la répression brutale le 27 mai d’un rassemblement d’une cinquantaine d’écologistes et de riverains s’opposant à la destruction du parc Gezi, un mouvement de protestation de centaines de milliers de personnes s’est étendu à pratiquement toutes les provinces turques, dans certaines grandes villes les manifestations ont débouché sur de véritables émeutes.
Les revendications allaient de la protection du parc jusqu’à la démission du premier ministre Recep Tayyip Erdogan en passant par l’abrogation des lois cléricales comme la limitation de la vente d’alcool ou l’autorisation de porter le voile islamique dans le secteur public. Au moyen d’une répression féroce qui a fait une dizaine de morts et des milliers de blessés, le gouvernement a pu garder le contrôle de la situation.
Les partis se réclamant du nationalisme turc (CHP), du nationalisme kurde (BDP), du socialisme se sont ralliés. Des confédérations minoritaires, la DISK (Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie) et la KESK (Confédération des syndicats de fonctionnaires), ainsi que la TTB (Union des médecins turcs) et la TBB (Union des avocats turcs) ont appelé à la solidarité avec les manifestants.
Le mouvement s’est étendu à Beşiktaş, Antalya, İzmir, Ankara, Antakya, Edirne, Malatya, Mersin. Plus d’un million ont défilé dans la rue.
Les policiers ont reculé et le parc a été rouvert pour un temps au public. Les barricades ont été mises en place. Le Parc Gezi est devenu un lieu que l’État ne pouvait pas contrôler et qui avait son propre hôpital, sa propre bibliothèque et une cafétéria.
Le 15 juin, la police a évacué brutalement le parc Gezi. Au total, 8 000 personnes ont été blessées. Les journalistes ont été particulièrement visés. Des centaines de personnes ont perdu un oeil à cause des balles en caoutchouc et des grenades lacrymogènes tirées aux visages. Six manifestants ont perdu la vie par matraquages ou tirs à balles réelles.
Erdogan : entre ralentissement économique et volonté de se maintenir au pouvoir
La croissance économique qui repose en partie sur des groupes capitalistes étrangers cherchant à profiter de débouchés et d’une main d’œuvre bon marché (dont Alcatel-Lucent, Carrefour, Danone, L’Oréal, Lafarge, Michelin, PSA, Renault, Saint Gobain, Schneider, Sodexo, Total) montre des premiers signes de ralentissement et l’endettement ne fait que croître dans des proportions inquiétantes. Bref, que la bourgeoisie soit kémaliste ou islamiste, la crise du capitalisme ne fait pas de distinction.
C’est dans ce contexte qu’Erdogan qui ne peut plus se représenter pour des raisons constitutionnelles au poste de premier ministre vise la présidence de la République avec des pouvoirs accrus en 2014. Les récentes ouvertures envers les Kurdes avec par exemple le processus de paix en cours avec la rébellion du PKK, l’autorisation de l’enseignement de la langue kurde dans le privé ou la levée de l’interdiction des lettres W, Q et X qui existent en kurde mais pas en turc sont considérés par certains comme un investissement électoral dans ce but.
A contrario, la dérive autoritaire avec de nombreux emprisonnements de journalistes, la férocité de la répression de la contestation du parc Gezi, les messages envoyés à la base bigote du parti avec la restriction de l’avortement, la limitation de la vente d’alcool, l’autorisation de porter le voile islamique dans le secteur public, les déclarations sur la nécessité d’abolir la mixité dans les résidences universitaires s’expliquent aussi dans ce contexte.
Crise politique au sommet de l’État : Erdogan contre Gülen
Un scandale de corruption de grande ampleur divise désormais l’AKP. Il faut savoir qu’il existe en Turquie une véritable industrie d’établissements privés d’aide à la préparation aux concours de l’université qui profitent de la faiblesse du système d’éducation publique pour devenir incontournables. La confrérie religieuse de l’imam Fethullah Gülen, réfugié depuis 1999 aux États-Unis et qui a longtemps été l’allié de l’AKP, tire une partie considérable de ses revenus de ces établissements appelés des « dershane ».
Or, Erdogan, probablement inquiet de la puissance de cette confrérie, a récemment voulu les fermer, ce qui n’a pas manqué de déclencher une guerre ouverte entre le mouvement de Gülen et les partisans d’Erdogan. Cette guerre ouverte a pris la forme de mises en accusation pour corruption des membres du premier cercle du pouvoir par des procureurs proches du mouvement de Gülen qui s’étaient déjà illustrés lors des procès contre les officiers haut placés de l’armée. En clair, le mouvement de Gülen était parfaitement au courant de ces affaires de corruption et avait à l’évidence des dossiers en réserve.
La réponse du premier ministre Erdogan a été à mille lieux d’une quelconque contrition : bafouant ce qui restait de l’indépendance du système judiciaire, des centaines de procureurs et de cadres de la police nationale suspectés d’être proches de la confrérie ont été mutés d’office et remplacés par des fidèles, à la vue et au su de toute la population. La justification officielle oscille entre la défense contre un complot qui serait ourdi depuis l’étranger entre autres par le « lobby du taux d’intérêt » (en clair, par les « banquiers juifs ») et des jérémiades de plus en plus populistes sur l’honnêteté qui ne serait plus à prouver des membres de l’AKP : Erdogan prétend qu’il renierait son propre fils s’il était mêlé à une affaire de corruption.
Chaque jour apporte son lot de révélations, et dans ce contexte, la livre turque et la bourse s’effondrent. Les milieux bourgeois les plus optimistes misent sur les élections municipales de mars 2014 pour retrouver un peu de stabilité. Quant au prolétariat, il a encore moins à en attendre.
Construire une alternative politique ouvrière
Pour résumer, l’espoir de voir l’AKP améliorer les libertés publiques a fait long feu, la reconnaissance du génocide arménien reste toujours un tabou et aucune ouverture ne se profile à l’horizon sur la question de l’occupation militaire du nord de Chypre. Si la bourgeoisie kémaliste n’avait pas su résoudre ces questions, la bourgeoisie islamiste vient également de montrer ses limites.
Cela démontre bien que seul un gouvernement de la classe ouvrière et de la jeunesse pourra régler la question de la démocratie et celles des droits des minorités. La conclusion de notre article de juin 2011 conserve donc toute sa pertinence :
La question de savoir quelle classe doit gouverner pour organiser la production non pas en fonction des profits mais pour la satisfaction des besoins des masses reste donc entière, et la construction d’un parti ouvrier révolutionnaire, débarrassé des illusions guérilléristes, staliniennes ou nationalistes, plus que jamais d’actualité. (Combattre pour en finir avec le capitalisme n° 23)