La Catalogne révolutionnaire, pour ainsi dire la grande banlieue ouvrière de l’Espagne, a, jusqu’à maintenant, toujours été opprimée par de fortes concentrations de troupes, comme Bonaparte et Thiers opprimèrent Paris et Lyon. C’est pourquoi les Catalans ont réclamé la division de l’Espagne en États fédéraux à administration autonome. Si l’armée disparaît, la principale raison de cette exigence disparaît ; l’autonomie pourra fondamentalement s’obtenir sans la destruction réactionnaire de l’unité nationale. (Friedrich Engels, La République en Espagne, 1er mars 1873)
L’autonomie de la Catalogne de 1979 à 2017, un sous-produit de la révolution prolétarienne
La poussée révolutionnaire mondiale des années 1960-1970 a particulièrement ébranlé la péninsule ibérique, avec un début de révolution prolétarienne au Portugal en 1974-1975 (passage des conscrits au côté du peuple, organes soviétiques, contrôle ouvrier…) et une crise révolutionnaire en Espagne au même moment (grèves, manifestations ouvrières, étudiantes, des nationalités opprimées).
L’ordre a été rétabli, l’État bourgeois consolidé, le capitalisme sauvegardé, les anciens fascistes recyclés grâce aux efforts conjugués de toutes les composantes de la bourgeoisie locale (portugaise, castillane, catalane, basque…), de la bourgeoisie mondiale (au premier chef, des puissances impérialistes de l’Union européenne : Allemagne, France…), des bureaucraties conservatrices usurpant le pouvoir dans les principaux États ouvriers dégénérés (URSS, Chine), des agences de la bourgeoisie au sein de la classe ouvrière (PSP, PSOE, PCP, PCE, bureaucraties syndicales des CCOO et de l’UGT). En Espagne, l’abjection des nationalistes bourgeois (PNV, CiU…), des sociaux-démocrates (PSOE, UGT) et des staliniens (PCE-PSUC, CCOO) est allée jusqu’à accepter la monarchie, conformément au testament de Franco (pacte de la Moncloa d’octobre 1977, Constitution de 1978).
En contrepartie, la classe ouvrière, la jeunesse, les femmes, les minorités nationales arrachèrent les libertés démocratiques et l’autonomie du Pays basque, de la Catalogne, de la Galice. Par conséquent, la bourgeoisie catalane obtint son parlement et son gouvernement en charge de la santé, de l’éducation (qui a permis à la langue catalane autrefois persécutée de s’imposer), des services sociaux, des impôts. Elle disposait également de sa police avec les 21 000 Mossos d’Esquadra (agents d’escadron).
L’oppression était alors bien plus forte pour les immigrés vivant en Catalogne ou dans le reste de l’Espagne qu’envers les Catalans. Pas plus que le gouvernement de Madrid, la généralité de Catalogne n’a autorisé le vote des résidents « étrangers » (non espagnols) qui travaillaient sur le territoire.
Aujourd’hui, le roi et le gouvernement Rajoy du Parti populaire, tous deux héritiers du franquisme, reviennent sur les concessions démocratiques de la fin des années 1970. Ils font occuper la Catalogne par le Cuerpo Nacional de Policía (police nationale) et la Guardia Civil (gendarmerie) qui assurent la continuité étatique avec le régime fasciste.
La crise économique de 2008-2009 affaiblit le mouvement ouvrier postfranquiste
En 2009, face à la crise capitaliste mondiale qui a frappé de plein fouet la classe ouvrière et la jeunesse de l’État espagnol, le mouvement ouvrier « réformiste » (PSOE, PCE-IU, UGT, CCOO) s’est évidemment affirmé incapable de résister aux exigences de la bourgeoisie aux abois et d’ouvrir la voie du socialisme. Le PSOE était alors au gouvernement. En 2010, le gouvernement Zapatero a coupé dans les dépenses sociales et augmenté la précarité du travail. En 2011, il a porté l’âge de la retraite à 67 ans. Le PSOE l’a payé d’une déroute électorale sans précédent en 2011. Les directions CCOO et UGT n’y ont opposé que le simulacre de quelques journées d’action. Elles ont coopéré aux attaques de la bourgeoisie de toute l’Espagne ainsi que des gouvernements nationaux et régionaux, ce qui a affaibli considérablement les deux principales confédérations syndicales.
Le discrédit des organisations traditionnelles de la classe ouvrière a favorisé :
- en 2011, les manifestations massives et occupations de places par la jeunesse à l’appel de petits-bourgeois Indignados (indignés) ;
- en 2014, l’apparition d’un nouveau parti « réformiste », Podemos, dirigé par d’anciens staliniens liés au régime vénézuélien, pour capter politiquement le mouvement des indignés ;
- l’essor relatif de syndicats anarchistes (CGT, CNT) ou régionaux (CSI, LAB, IAC, COS…) ;
- un regain du nationalisme périphérique, en particulier en Catalogne.
Le nationalisme catalan bourgeois et petit-bourgeois uni provisoirement par la revendication d’indépendance
De 1980 à 2003, puis de 2010 à 2015, deux partis bourgeois, CDC et UDC, ont gouverné ensemble la région (Generalitat de Catalunya). Les gouvernements CiU ont autant privatisé et matraqué les travailleurs que les gouvernements PSOE et PP qui alternaient au gouvernement central. Entre 2009 et 2015, les dépenses sociales catalanes auraient diminué de 26,26 %. Le 14 novembre 2012, un jour de grève nationale, Esther Quintana qui participait à une manifestation à Barcelone a perdu un oeil après avoir reçu une balle en caoutchouc tirée par un mosso. À Tarragone, le même jour, un jeune garçon de 13 ans a eu le crâne fendu d’un coup de matraque d’un autre mosso. À cette occasion, le conseiller intérieur de la generalitat (ministre de l’Intérieur de la Catalogne), Felip Puig (CiU), félicita les chefs de la police catalane.
En 2015, les principaux partis politiques bourgeois de la Catalogne : ERC (Gauche républicaine de Catalogne) et CDC ont décidé de se rebâtir une popularité en accusant l’État central des souffrances subies par les masses à cause du capitalisme et en agitant devant l’électorat la perspective d’une indépendance présentée comme l’assurance illusoire de la prospérité. À cette fin, la CDC, l’ERC, DC (scission de l’UDC) et le MES formèrent une nouvelle coalition : Junts pel Sí (JxSí, Unis pour le oui). La CDC, aussi corrompue et aussi poursuivie par la justice que le PP, s’est rebaptisée en 2016 PDeCat (Parti démocrate européen catalan). Le projet commun d’indépendance de la CDC-PDeCat et de l’ERC se basait sur la possibilité -qui s’est révélée peu réaliste- de rejoindre l’Union européenne afin de pas pénaliser le capitalisme de la région la plus prospère et la plus ouverte d’Espagne.
Les partis bourgeois catalans étaient aiguillonnés par le parti nationaliste petit-bourgeois Candidatura d’Unitat Popular (CUP, candidature d’unité populaire) formé en 1986 en opposition tant à l’État central qu’à l’Union européenne. Si son fonctionnement est plus démocratique que celui de Podemos (qui fonctionne comme LFI en France), son programme est très proche. Il n’a rien de radical. La CUP ne veut pas renverser l’État bourgeois mais « en appelle au pacifisme et à la démocratie ». Elle ne veut pas exproprier le capital mais « redistribuer la richesse ». Ce que la CUP appelle « internationalisme » n’est pas l’unité internationale du prolétariat pour la révolution socialiste mondiale, mais de vagues « relations entre les peuples » pour « la gestion de leurs affaires communes », aptes à résoudre « les conflits internationaux ».
Cette organisation petite-bourgeoise a été renforcée ces dernières années par des animateurs de luttes locales et par des militants centristes (En Lucha, Corriente Roja, Lucha Internacionalista…). Ces « trotskystes » sont parfois les mêmes qui avaient rejoint peu de temps auparavant Podemos-Podem, hostile à toute séparation. D’ailleurs, Revolta Global-Esquerra anticapitalista, la version catalane des AC (les correspondants du NPA français), était restée en 2015 à Podem, la version catalane de Podemos. En effet, ces courants opportunistes sont guidés non par le programme communiste, mais attirés irrésistiblement par tout ce qui a du succès à un moment donné.
En novembre 2014, un premier référendum n’avait attiré que 37 % de votants (81 % des exprimés pour l’indépendance). En septembre 2015, les deux formations indépendantistes (JxSí et CUP) totalisèrent 48,53% des suffrages exprimés (nettement moins dans les grandes villes) mais une majorité de sièges au parlement catalan [voir Révolution communiste n° 15]. Le vote des 10 députés CUP permettait aux partis bourgeois qui n’avaient que 62 sièges au parlement catalan (il leur manquait 2 sièges) de former un gouvernement JxSí présidé par Carles Puigdemont (CDC-PDeCat) sur la base d’un programme bourgeois (« pacte de stabilité »). Il était donc clair que l’indépendance comptait plus pour la CUP que la classe ouvrière.
Le même bloc JxSí-CUP a lancé le 6 septembre 2017 un référendum pour l’indépendance qui devait se tenir le 1er octobre [voir Révolution communiste n° 25].
En octobre, le gouvernement espagnoliste et la monarchie franquiste empêchent le peuple catalan de se prononcer
Aussitôt, le Tribunal constitutionnel espagnol a invalidé cette décision. Le gouvernement Rajoy, appuyé par le roi Felipe Juan Pablo de Todos los Santos de Borbón, envoya des milliers de policiers et de gardes civils saisir les bulletins et les urnes pour empêcher la tenue du référendum, un principe démocratique élémentaire. Les syndicats de dockers de Tarragone et de Barcelone se prononcèrent pour empêcher le débarquement des forces de répression. Le PP, Ciudadanos (Citoyens) et le PSOE (PSC en Catalogne) condamnaient le référendum. Le 20 septembre, quatorze membres du gouvernement catalan furent arrêtés.
Le jour prévu, malgré la paralysie du gouvernement JxSí, des milliers de personnes, dont certaines n’étaient pas indépendantistes, se mobilisèrent pour défendre les bureaux de vote. Elle étaient structurées en CDR (comités de défense) animés par les associations nationalistes (ANC, Ònnium) et la CUP. Selon le département de la Santé de Catalogne, 1 066 blessés ont été soignés, dont 38 % pour des contusions multiples, avec 30 fractures crâniennes, 23 fractures osseuses, 5 blessés graves. Avec un taux de participation de 42,4 %, le oui à l’indépendance l’emporta à 90 %. Le grand capital catalan fit pression sur les partis bourgeois pour que l’indépendance ne fût pas appliquée.
Les organisations syndicales CGT, CNT, COS, IAC d’un côté, les CCOO et l’UGT de l’autre, appelèrent à la grève contre la répression le 3 octobre. Elle fut massive mais resta une simple journée d’action. Le 10 octobre 2017, le président de la Généralité Puigdemont annonça l’indépendance sous forme d’une république catalane. Dans le même discours, il la suspendit aussitôt dans l’attente d’un dialogue avec le gouvernement espagnol. Le 27 octobre, 70 députés du parlement de la Catalogne proclamèrent l’indépendance sous forme d’un État bourgeois supplémentaire, la « République catalane ».
Les gouvernements du monde entier ont refusé de la reconnaître, la Commission européenne précisa que la Catalogne ne pourrait pas adhérer à l’UE. Le gouvernement catalan était paralysé, d’autant que le grand capital de Catalogne avait fait nettement marche arrière. Le 21 octobre, le gouvernement impérialiste espagnol utilisa l’article 155 de la Constitution de la monarchie. Il destitua le parlement catalan, le gouvernement et le président, mit la Catalogne sous tutelle, arrêta des ministres. Puigdemont s’enfuit à Bruxelles. En même temps, Rajoy convoca des élections régionales pour le 21 décembre 2017.
Le bloc indépendantiste s’est disloqué. Le 30 octobre, le PDeCat et l’ERC annoncèrent qu’ils participeraient l’un contre l’autre aux élections convoquées par le gouvernement central. Le 12 novembre, la CUP décida aussi de présenter des candidats aux élections de Rajoy.
Le gouvernement espagnol a envoyé la Guardia civil et la police nationale en Catalogne, il a empêché la tenue du référendum, il a dissous le gouvernement catalan, il a jeté en prison des élus. Pour unir la classe ouvrière de tout l’État espagnol et de tout l’État français, il faut imposer l’égalité des peuples, il faut reconnaître le droit aux minorités nationales de quitter ces deux États. Cela ne signifie pas forcément la séparation, pas plus que le droit de divorcer n’oblige tout couple à se séparer.
La classe ouvrière doit rester indépendante de toutes les fractions de la bourgeoisie pour pouvoir tracer une voie à tous les exploités et tous les opprimés, vers le dépérissement des frontières et le socialisme. Pour cela, il lui faut son propre parti, un parti ouvrier révolutionnaire à l’échelle de tout l’État espagnol. Pour le construire, le premier pas est de combattre pour le front unique ouvrier en Catalogne, dans toute l’Espagne et en Europe contre la répression et pour le droit à l’autodétermination :
Droit pour le peuple catalan de décider ! Respect de sa décision, quand elle sera prise, par l’État espagnol, l’État français et l’Union européenne !
Levée de la tutelle du gouvernement de Madrid sur la Catalogne ! Libération de tous les prisonniers indépendantistes basques et catalans, République de toute l’Espagne !
Dehors les forces policières envoyées par le gouvernement nationaliste espagnol ! Licenciement de tous les corps de répression (Mossos inclus) ! Armement des travailleurs !
Gouvernement des travailleurs de Catalogne basé sur les comités d’entreprise, de faculté, de quartier, de ville ! Fédération des républiques ouvrières de la péninsule ibérique ! États-Unis socialistes d’Europe !
3 décembre 2017