Les « mobilisations paysannes », un modèle pour le « monde du travail » ?
En février 2014, l’embargo de l’État russe sur les importations de viande de porc européenne conduit à une baisse des prix dans tout le continent. Le 12 juin 2015, patrons des abattoirs, de l’industrie charcutière et des chaînes commerciales s’engagent, sous la pression du gouvernement Hollande-Valls-Le Foll, à augmenter le prix payé aux éleveurs à 1,40 euro le kilo. Du 18 au 24 juillet, à l’appel de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), des producteurs de lait et de viande bloquent l’accès à plusieurs villes et à des sites touristiques. Le 22 juillet, le gouvernement annonce un plan d’urgence de 600 millions d’euros pour l’élevage. Des paysans traquent les produits des agriculteurs allemands ou espagnols dans les hypermarchés et aux péages d’autoroute. Le 3 septembre, la FNSEA organise la montée à Paris de 1 300 tracteurs.
Il n’en faut pas plus pour que LO fasse la leçon à la classe ouvrière.
Les agriculteurs ont fait entendre leur détresse, mais aussi leur détermination et leurs revendications, en utilisant les moyens dont ils disposent. Une leçon à retenir pour le monde du travail. (Lutte ouvrière, 30 juillet)
Quoi qu’il en soit, les travailleurs doivent tirer les leçons de cette mobilisation paysanne : pour commencer à se faire entendre du gouvernement, il faut montrer sa force, dans la rue. (Lutte ouvrière, 3 septembre)
Peu importe qui dirige et pour quoi, l’essentiel est de se mobiliser. « Le but n’est rien, le mouvement est tout », disait déjà Bernstein en 1898. Autrement dit, la classe ouvrière (rebaptisée, dans les termes de l’Église catholique : « le monde du travail ») devrait imiter la petite bourgeoisie des campagnes qui a suivi les consignes xénophobes d’une organisation professionnelle dirigée par le parti de Sarkozy. Tout cela pour faire pression (« se faire entendre »).
En octobre 2013, des petits paysans et des ouvriers avaient déjà servi de force de frappe, à l’appel des nationalistes bretons, de la FNSEA, de la CGPME et de deux syndicats FO de l’abattage, pour faire retirer par le gouvernement PS-EELV-PRG un impôt sur les camions usant les routes à quatre voies. La reculade profite aux capitalistes du transport de tout le pays ; en outre, les petits capitalistes de la région reçoivent des subventions au titre du « pacte d’avenir pour la Bretagne ». Résultats : le 2 novembre 2013, les nervis de la FNSEA agressent les militants de FO à Quimper ; dans les mois qui suivent, les patrons bretons de Gad (transformation du porc) et de Doux (transformation du poulet) licencient leurs ouvriers ; les petits paysans s’enfoncent dans les difficultés.
Qu’est-ce que la FNSEA ?
La FNSEA s’emploie avec une certaine efficacité à détourner la colère des petits éleveurs contre les importations (« la concurrence déloyale »), contre la sécurité sociale (« les charges des exploitants »), contre les règles qui tentent de préserver l’environnement et la santé des consommateurs (« les contraintes de l’administration », « le dogmatisme des écolos »). Pour le principal syndicat agricole, il s’agit de protéger les groupes capitalistes français de l’industrie agroalimentaire, de la distribution et de la banque qui sont leurs principaux mandants.
Un simple aperçu sur le chef d’orchestre des « mobilisations », Beulin, suffit à donner une vraie leçon aux travailleurs salariés… et aux travailleurs paysans.
Costume impeccable, chaussures fines, Breitling au poignet, «petit pied-à-terre» en Tunisie, Xavier Beulin a la rutilance et le train de vie d’un PDG de multinationale. Et pour cause. A 56 ans, celui qui dirige la FNSEA depuis fin 2010 et que d’aucuns qualifient de «véritable ministre de l’Agriculture» tant il obtient tout ce qu’il veut de François Hollande comme de son prédécesseur, est aussi et surtout un redoutable homme d’affaires. Coiffé de multiples casquettes, l’influent syndicaliste tire en toute discrétion les ficelles de l’agro-industrie française… celle-là même qui entraîne la disparition des agriculteurs… Surtout, il est à la tête d’un empire agro-industriel et financier aussi puissant que peu connu du grand public : le géant céréalier Sofiprotéol, récemment rebaptisé Avril pour « symboliser la force du renouveau ». Ce mastodonte pèse 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires, regroupe plus de 150 sociétés et se dit présent dans 22 pays. (Libération, 3 septembre)
Le point final, la démonstration du 3 septembre à Paris, était mise sous le contrôle des gros exploitants et des capitalistes agricoles pour éviter tout débordement de la part des petits éleveurs.
Une grande partie du millier de tracteurs venait des régions plus voisines, en particulier de l’Ile-de-France ou du Nord de la France. Les céréaliers et les betteraviers ont donc fourni une bonne part de l’artillerie lourde. (Le Monde, 4 septembre)
Malgré tout, Beulin a été sifflé par une partie des paysans ce jour-là. La FNSEA n’a rien à voir avec un syndicat de travailleurs salariés, car elle rassemble des petits paysans semi-exploités, des entrepreneurs relativement prospères et de véritables capitalistes comme son président Beulin. Les premiers fournissent le gros des troupes, les seconds les tracteurs, les derniers dirigent la FNSEA en manœuvrant tous les autres.
Les limites de l’agriculture capitalisée
L’agriculture et l’industrie agro-alimentaire françaises sont les plus subventionnées par l’Union européenne. En 2011, le plus gros bénéficiaire de la politique agricole commune (PAC) est le groupe Doux qui empoche 55 millions d’euros à lui tout seul.
L’agriculture contemporaine suit deux axes : soit la qualité, soit la quantité. Seule une minorité peut vivre du premier choix, à condition de satisfaire une demande qui excède l’offre : maraîchers aux abords des grandes agglomérations, viticulture d’AOC… S’y ajoute désormais l’agriculture dite biologique qui mise sur la méfiance grandissante des consommateurs (en partie obscurantiste comme celle qui se répand contre la vaccination) et sur la mode du local (la caricature du protectionnisme national). Les acheteurs de « bio » acceptent de payer un prix plus élevé, tandis que les plus pauvres sont voués à la « malbouffe » et au risque d’obésité. Les exploitants agricoles de cette spécialisation, pour l’instant, échappent partiellement aux capitalistes des fournisseurs de moyens de production agricoles et parviennent souvent à court-circuiter ceux de la distribution (par les AMAP).
L’écrasante majorité des exploitants mise toujours sur la quantité et ne peut faire autrement dans le capitalisme, un mode de production où le produit est une marchandise et où tout producteur de marchandise est soumis à la concurrence. Ils poursuivent dans la voie d’exploitations de plus en plus grandes, de plus en plus capitalisées.
En 2010, la France métropolitaine compte 22 300 exploitations élevant des porcs, deux tiers de moins qu’il y a dix ans. La taille moyenne des ateliers porcins a été multipliée par 2,5 sur la période pour atteindre 620 porcs. Cela traduit avant tout la disparition des très nombreux petits ateliers. (Ministère de l’agriculture, Agreste n° 300, avril 2013)
L’agriculture est globalement de plus en plus efficace, de plus en plus productive, parfois au détriment de la qualité et souvent au préjudice des animaux (élevage hors sol et en batterie), de la santé humaine (inefficacité des antibiotiques par utilisation systématique et préventive dans l’élevage), de l’environnement (multiplication des algues des cours d’eau et des rivages maritimes par l’excès d’engrais artificiels et de lisier, réduction de la nappe phréatique par irrigation du maïs, épuisement des sols, etc.).
Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. (K. Marx, Le Capital, I, ch. 15, 1867, ES poche, p. 360-361)
Beaucoup d’exploitants ne parviennent plus à s’en sortir, malgré leurs efforts qui profitent aux capitalistes de l’industrie agroalimentaire. Formellement, ils ne sont pas salariés, ils restent indépendants. En réalité, ils doivent non seulement se fournir auprès de l’IAA et livrer les quantités dans les délais prévus, mais de plus en plus travailler selon leurs exigences et sous leur contrôle. Par contre, les paysans travailleurs courent toujours le risque en cas de chute des cours.
La crise de l’élevage européen
Comme la production est largement exportée, elle est soumise aux aléas économiques internationaux (la dépression en Grèce) et politiques (l’embargo par la Russie).
Le premier facteur est d’ordre structurel avec la tendance durable à une baisse de la consommation de viandes en France, cette baisse étant accentuée l’été, notamment cette année avec les fortes chaleurs, en dépit d’une consommation accrue de grillades à cette période. Cette évolution ancienne pour la viande bovine affecte désormais également le porc, les représentants de la profession relevant pour la première fois une baisse de la consommation de charcuterie (moins 1.9 % au premier trimestre 2015), qui représente 70 % des débouchés. Les autres facteurs sont propres à 2015 ou accentués cette année :… la perte ou la faiblesse actuelle des débouchés exports traditionnels de la France (Italie et Grèce pour le bœuf, Russie pour le porc) crée une surproduction sur le marché français. Les autres pays européens (Pologne, Irlande et Allemagne pour la viande bovine ; Espagne et Allemagne pour le porc) bénéficient parallèlement d’une meilleure compétitivité prix de leurs produits leur permettant de venir concurrencer les productions françaises sur ces débouchés traditionnels. (F. Amand, Rapport d’étape du médiateur sur les filières bovine et porcine, Ministère de l’agriculture, 22 juillet)
Les dirigeants de la FNSEA demandent à l’État français et à l’Union européenne un soutien aux prix (du porc, du bœuf et du lait), des mesures contre les importations (alors que les petits exploitants souffrent tout autant en Espagne ou en Allemagne), des aides financières (alors qu’ils appartiennent à un parti qui s’affiche libéral et qui restreint les dépenses publiques… quand elles bénéficient aux salariés).
En réponse, le gouvernement Hollande-Valls-Le Foll, si intransigeant envers les travailleurs salariés, s’efforce de soutenir le prix de la viande porcine et bovine, dans les limites des règles de l’UE (ne pas fausser la concurrence). Il a ajouté dans son plan d’urgence des simplifications administratives, des prêts, des délais de remboursement d’emprunts, des reports ou des exemptions d’impôts et de cotisations sociales, de l’argent public…
L’État s’engage avec les banques, au premier rang desquelles le Crédit agricole, dans un « travail de restructuration des dettes bancaires des agriculteurs confrontés à des difficultés de remboursement de leurs emprunts », afin de leur redonner un peu d’air. Est également prévu le report de plusieurs mois des échéances de paiement des cotisations sociales, salariales et patronales ; ainsi que « le report, sur demande, des échéances de paiement des derniers acomptes de l’impôt sur le revenu et sur les sociétés, voire une remise gracieuse, sur demande, des taxes foncières »… Côté mesures structurelles, « il a été demandé à Bpifrance d’octroyer jusqu’à 100 millions d’euros de garanties de prêt pour les entreprises du secteur pour l’investissement et la modernisation ». De même, est prévue « la mobilisation du PIA (plan investissement avenir) pour soutenir l’investissement ». Une aide de 10 millions sera prodiguée aux filières porcines, bovines et produits laitiers pour les aider à faire leur promotion. Des mesures de soutien à l’export sont également prévues… (Le Monde, 23 juillet)
Le 3 septembre, alors que les tracteurs convergent à Paris, le gouvernement annonce qu’il augmente les dépenses publiques de soutien (au total 3 milliards d’euros en 3 ans, financés par les régions, l’État et l’UE), les exemptions de cotisations et d’intérêts (elles passent de 100 millions à 150) et les reports (un an sans remboursement bancaire), qu’il relâche les normes sur l’environnement. Le parti de Sarkozy et Juppé, si avide de coupes dans les dépenses sociales, si prompt à dénoncer les « assistés », trouve… que ce n’est pas assez.
Les dernières mesures annoncées par le Gouvernement afin de sauver notre agriculture, sont une nouvelle fois insuffisantes. (LR, Communiqué, 4 septembre)
Lors du conseil des ministres de l’agriculture de l’UE, le 7 septembre, la Commission européenne accorde 500 millions d’euros supplémentaires à l’élevage laitier et porcin de toute l’UE.
Sur cette somme globale, 420 millions d’euros seront directement versés aux États membres. Bruxelles a également dévoilé le montant des enveloppes attribuées à chacun. Une répartition établie en fonction des niveaux de production et des difficultés conjoncturelles. L’Allemagne arrive en tête de cette redistribution avec 69,2 millions d’euros, suivie de près par la France avec 62,9 millions. Puis viennent le Royaume-Uni (36,1 millions), la Pologne (28,9 millions), les Pays-Bas (29,9 millions), l’Espagne (25,5 millions) et l’Italie (25 millions)… Le solde du plan d’aide de l’exécutif européen, soit 80 millions d’euros, sera consacré à des mesures de soutien aux marchés. Bruxelles a, en particulier, accepté de financer une aide au stockage privé pour le porc mais aussi le lard. Et d’accroître l’aide au stockage privé de lait en poudre. (Le Monde, 17 septembre)
La somme allouée à la France financera le plan d’urgence du gouvernement. Son soutien aux prix du bœuf et du porc, au demeurant limité, enrichit les gros éleveurs dont les coûts de revient étaient déjà inférieurs au prix antérieur, ils encaisseront encore plus. De même, eux et les capitalistes des abattoirs ou de la transformation alimentaire empocheront, directement ou indirectement, la manne des subventions. Sous couvert de la simplification administrative, les grands exploitants pourront agrandir leur élevage sans enquête publique. La surproduction reprenant, il est probable que les prix baisseront de nouveau à terme, étranglant inéluctablement les exploitations les moins capitalisées. La centralisation et la concentration se poursuivront, conformément aux vœux du « directeur scientifique » de l’INRA.
En premier lieu, redimensionner les exploitations qui sont souvent de taille trop modeste pour dégager des économies d’échelle. (H. Guyomard, Le Monde, 23 juillet)
Pour la lutte de classe à la campagne
Sous la pression des capitalistes de l’industrie agro-alimentaire, dont fait partie le chef de la FNSEA, le prix du porc a encore baisssé.
Bigard a encore accru la pression le 18 septembre. Le groupe a annoncé qu’il allait acheter ses porcs à 1,329 euro le kilo, soit un prix inférieur de 5 centimes à celui du marché du porc breton de Plérin (MPB). Or, jusqu’à présent, l’abatteur, même s’il continuait, comme Cooperl, à pratiquer la politique de la chaise vide au MPB, continuait à acheter ses porcs au cours qui sert de référence au plan national. En dévoilant son projet de ne plus reconnaître Plérin comme référence, Bigard risquait d’entraîner avec lui les autres acteurs encore présents. Ce fut justement le cas, jeudi. Deux autres acheteurs, Bernard et Albera, ont décidé de se retirer à leur tour, empêchant ainsi toute cotation. Sachant qu’Albera appartient au groupe Avril (ex-Sofiprotéol) dont le président est Xavier Beulin, également président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). C’est cette perspective de voir Plérin rayé de la carte, qui a conduit l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne (UGPVB) à capituler. (Le Monde, 25 septembre 2015)
La leçon est donc tout autre que celle, réformiste et économiste, de LO (imitons les paysans, obéissons à nos dirigeants syndicaux, faisons pression -pour l’éternité- sur le gouvernement… et oublions de démasquer les capitalistes agraires ou agro-alimentaires et leur « syndicat »).
Notre but essentiel est de frayer le chemin à la lutte de classe à la campagne, à la lutte de classe du prolétariat qui tend à atteindre le but final, la conquête du pouvoir politique. (V. Lénine, « Le programme agraire de la sociale-démocratie russe », 1902, Œuvres t. 6, Progrès, p. 148)
Le prolétariat doit combattre politiquement le gouvernement bourgeois et préparer le renversement de la classe capitaliste qu’il protège et sert (incluant les groupes de l’agriculture, de l’industrie agro-alimentaire, de la banque, des hypermarchés et du commerce de gros, du transport de marchandises…). Il ne peut le faire que par un parti à lui. Muni d’un parti ouvrier révolutionnaire, les travailleurs des villes pourront combattre la FNSEA, ils pourront entraîner les ouvriers agricoles et une partie des exploitants agricoles dans la lutte politique pour le pouvoir des travailleurs des villes et des campagnes.
La petite bourgeoisie se compose de couches diverses, depuis les semi-prolétaires jusqu’aux exploiteurs. C’est pourquoi la tâche politique du prolétariat industriel consiste à faire pénétrer la lutte des classes au village : c’est seulement ainsi qu’il pourra séparer ses alliés de ses ennemis… Le programme de nationalisation de la terre et de collectivisation de l’agriculture doit être élaboré de façon à exclure radicalement l’idée de l’expropriation des petits paysans ou de leur collectivisation forcée. Le paysan restera le propriétaire de son lot de terre tant qu’il le trouvera lui-même nécessaire et possible… L’alliance que le prolétariat propose, non pas aux « classes moyennes » en général, mais aux couches exploitées de la ville et du village, contre tous les exploiteurs, y compris les exploiteurs « moyens », ne peut être fondée sur la contrainte, mais seulement sur un accord volontaire. (L. Trotsky, L’Agonie du capitalisme et les tâches de la 4e Internationale, 1938, GMI, p. 19-21)
Un gouvernement des travailleurs expropriera le grand capital, émancipera les salariés agricoles et les ouvriers des abattoirs de l’exploitation, assurera aux paysans travailleurs la sortie de l’endettement, une rémunération correcte et du temps libre dans le cadre des États-Unis socialistes d’Europe.