Une aubaine pour la bourgeoisie
La théorie économique dominante (qu’elle soit néoclassique, keynésienne, ou néokeynésienne dans sa version récente la plus sophistiquée d’une alliance entre ces deux courants bourgeois) est incapable d’expliquer et de résoudre les crises du capitalisme. C’est pourquoi la crise de 2007-2008 a conduit certains organes de la bourgeoisie (Time, The Economist…) et même certains économistes bourgeois (donc Patrick Artus) à reconnaître la pertinence de l’explication marxiste de la crise, souvent pour mieux masquer sa puissance subversive et révolutionnaire. C’est à ce titre que l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, apparaît à un moment opportun pour la bourgeoisie. Il a connu un grand succès en France, plus encore aux États-Unis où il fut un temps le livre le plus vendu toutes catégories confondues. Il est vrai que l’impressionnant travail statistique force le respect et que la valeur du travail de Piketty est sensiblement supérieure à ce que produisent les économistes bourgeois contemporains.
Piketty est bien un économiste bourgeois (voir encadré) et, malgré ce que le titre suggère, il ne s’agit pas de proposer une analyse du capitalisme comparable à celle de Marx dans Le capital. L’auteur ne souhaite pas en finir avec le capital, mais « réguler le capital au XXIe siècle » (p. 749). À ce titre, son livre est plus proche de la Théorie générale de Keynes, et son objet n’est pas le capitalisme comme mode de production de richesses, mais l’évolution des inégalités, de la répartition des richesses, et il reprend l’idée keynésienne selon laquelle les inégalités sont la cause des crises, en accord avec le FMI, pour qui « les inégalités peuvent être éthiquement indésirables mais également conduire à une croissance faible et insoutenable » (« Redistribution, Inequality and Growth », note du FMI, février 2014).
Pour Piketty, la contradiction centrale du capitalisme n’est pas au niveau de la production et de l’appropriation des ressources productives mais au niveau de l’échange et de la répartition des richesses. Pour lui le capitalisme n’a pas pour trait central d’être fréquemment secoué par des crises plus ou moins violentes. Au contraire, celles-ci sont pour lui, comme pour les économistes néoclassiques qualifiés par Marx d’« économistes vulgaires », des chocs exogènes, c’est-à-dire provoqués par des phénomènes extérieurs à la sphère économique, comme si les guerres n’étaient pas des phénomènes économiques. Quelle régression intellectuelle !
Il propose donc de réguler le capitalisme afin d’empêcher la révolution qu’il a l’air de craindre par-dessus tout – « si le décile supérieur s’appropriait 90 % des ressources produites chaque année… il est probable qu’une révolution mettrait fin rapidement à une telle situation » (p. 414). En l’occurrence, s’il observe une baisse des inégalités après les deux guerres mondiales, il l’attribue exclusivement à une destruction de capital, et pas à la lutte des classes et aux victoires de classe ouvrière, à commencer par la Révolution d’octobre 1917, à laquelle il reproche, par une brève allusion, d’avoir « eu lieu dans le pays le plus attardé d’Europe… pendant que les pays européens les plus avancés exploraient d’autres voies social-démocrates, fort heureusement pour leurs populations »(p. 28). Son objectif est bien de « réactualiser… le programme social-démocrate et fiscal-libéral du siècle dernier » (p. 835) avec une (modeste) taxe sur le capital.
Contre Marx, contre la loi de la baisse tendancielle du taux de profit
La thèse principale du livre est que le taux de rentabilité du capital (r) est relativement stable, sur longue période, à un niveau supérieur au taux de croissance de l’économie (g), et donc à la hausse des salaires. Seules deux guerres mondiales auraient entravé cette tendance, si bien que si ce rythme se poursuit, le capitalisme du XXIe siècle ressemblera à celui du XIXe siècle, lorsque la richesse était essentiellement issue de l’héritage. Si Piketty n’aime pas le capital hérité, il n’a rien contre le capital « mérité » – il se présente comme défenseur de la méritocratie –, comme si la propriété des moyens de production, qui a principalement résulté de pillages, se méritait.
Piketty s’oppose explicitement à la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Or, non seulement il ne cherche pas à expliquer le capitalisme, mais sa compréhension du capital est fausse. Il inclut dans le capital tout un ensemble d’éléments non productifs, à commencer par les propriétés immobilières qui, si elles sont des valeurs d’usage, ne dégagent aucun valeur supplémentaire. Alors que pour Marx le capital est un rapport social, pour Piketty, qui ne s’intéresse pas au mode de production, il est un concept de distribution ; en réalité il ne parle pas de capital mais de richesse. Alors que pour Marx, l’argent se transforme en capital par l’intermédiaire du processus de production au cours duquel une valeur supplémentaire est extraite via l’exploitation de la force de travail (A-M-A’), Piketty passe directement de A à A’ en prêtant à la richesse des vertus auto-multiplicatrices.
Si à l’inverse le capital est envisagé comme un moyen de production, à savoir si l’on inclut strictement le capital productif, on n’observe pas comme Piketty une stabilisation du taux de rentabilité [profit/patrimoine] mais une baisse du taux de profit [pl/(c+v)] qui confirme la loi dévoilée par Marx (voir Esteban Ezequiel Maito « Piketty against Piketty. The tendency of the rate of profit to fall in United Kingdom and Germany since XIX century confirmed by Piketty´s data », MPRA Paper, 2014, qui démontre que si le taux de rentabilité au sens de Piketty est effectivement stable pour le Royaume-Uni et pour l’Allemagne, le taux de profit baisse radicalement pour les deux pays, passant respectivement de 38,8 à 4,6 % 33,8 à 16,5 % entre 1868 et 2009).
Si le livre de Piketty, qui prétend porter sur le capital, ne parle pas de capital, cela tient peut-être à ce que, de son propre aveu, il n’a pas lu Marx. « Je n’ai jamais vraiment essayé de le lire… Je pense que Le capital est très difficile à lire et il a exercé sur moi peu d’influence… Mon livre porte sur l’histoire du capital, alors que les livres de Marx ne contiennent pas de données » (The New Republic, 5 mai 2014). Ne pas l’avoir lue ne l’empêche pas d’écrire que « la prose de Marx n’est pas toujours limpide, si bien qu’il est difficile de savoir avec certitude ce qu’il avait en tête » (p. 360). Lire les textes de Marx lui aurait évité des erreurs grossières, comme son affirmation selon laquelle « l’hypothèse implicite [de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit] est que la croissance de la production… s’explique avant tout par l’accumulation de capital industriel. Autrement dit, on produit plus uniquement parce que chaque travailleur dispose de plus de machines et d’équipements, et non parce que la productivité… a augmenté. » (p. 360-361) ; s’il avait lu Marx il ne lui aurait pas reproché « d’avoir totalement négligé la possibilité d’un progrès technique durable et d’une croissance continue de la productivité » (p. 28). Précisément pour Marx, la plus-value relative consiste à « abréger le temps socialement nécessaire à la production d’une marchandise, de telle sorte qu’une quantité moindre de travail acquiert la force de produire plus de valeurs d’usage » et « est raison directe de la productivité du travail » (Marx, Le capital, livre premier, IVe section, chapitre XII).
Un livre pour sauver le capitalisme des capitalistes
Alors que Piketty n’a rien à reprocher au capitalisme, il juge que les instincts voraces des capitalistes doivent être limités par l’État bourgeois, plus que jamais la béquille du capitalisme, et c’est à ce titre que son livre joue le rôle que jouait celui de Keynes au lendemain de la crise du 1929.