La 4e République en crise
La guerre brisa les cadres de l’État français et ouvrit la voie à la révolution. La reconstruction de l’État bourgeois en France ne fut possible qu’en s’appuyant sur les partis ouvriers, et en premier lieu sur l’appareil stalinien. Et c’est pour cette raison que la Constitution de la 4e République était une constitution d’un régime parlementaire. Et c’est aussi pour cette raison que de Gaulle démissionna, refusant un régime où le rôle du président de la République est d’« inaugurer les chrysanthèmes ».
Les peuples des pays coloniaux et semi-coloniaux se soulèvent contre la domination impérialiste. Malgré la volonté affirmée d’Ho Chi Minh de rester dans le cadre de l’Union française, l’impérialisme français entame une longue guerre coloniale qui le minera et finira par un désastre dans la plaine de Dien Bien Phu. Quelques mois plus tard, les « fils de la Toussaint » donneront le signal de l’insurrection du peuple algérien, pendant que les affrontements se multiplient au Maroc et en Tunisie.
L’ordre bourgeois mondial reconstruit à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale reposait sur la collaboration pleine et entière de l’impérialisme et de la bureaucratie stalinienne. Mais l’impérialisme ne peut à la longue s’accommoder de l’expropriation du capital dans les pays d’Europe de l’Est, en URSS et en Chine. Le Pentagone définit la stratégie du « roll back » ; la guerre froide est commencée, qui va approfondir toutes les failles dans la caste bureaucratique du Kremlin. La condamnation de Tito par la bureaucratie du Kremlin est la première manifestation spectaculaire de la crise de la bureaucratie. En juin 1953, c’est la classe ouvrière elle-même, par ses propres méthodes, la grève, les comités de délégués élus, qui passe à l’action contre le régime stalinien. Les ouvriers de Berlin-Est, en lutte contre les nouvelles normes de travail, commencent un mouvement révolutionnaire qui s’étendra à toute la partie orientale de l’Allemagne. Ils se dirigent sur Berlin-Ouest et veulent lancer à la radio un appel à la grève générale de toute l’Allemagne. L’ordre de Téhéran, Yalta et Potsdam est remis en cause.
C’est dans ce cadre que, en France, les crises ministérielles succèdent aux crises ministérielles. Depuis les élections législatives du 17 juin 1951, les divers gouvernements bourgeois tentent une offensive contre la classe ouvrière. Ces élections ont certes marqué le recul du RPF gaulliste, mais aussi des pertes de voix sensibles pour les partis ouvriers : le PCF perd 450 000 voix, le PS en perd 500 000. Et, bien qu’ensemble PCF et PS regroupent encore plus de 40 % des suffrages, les grands vainqueurs sont les modérés et les indépendants dont Antoine Pinay est une figure centrale. Pourtant, il faudra de difficiles transactions pour constituer en septembre 1951 le gouvernement Pleven. Ce gouvernement ne durera pas : il lui faudra laisser la place à un gouvernement Faure, puis à un gouvernement
Pinay, enfin à un gouvernement Mayer avant qu’on ne se résigne à passer à Laniel. Cette instabilité gouvernementale reflète les contradictions de la bourgeoisie française, contradictions qu’elle est incapable de résoudre.
L’impérialisme français tente désespérément de maintenir sa position mondiale ; mais il doit faire face à l’effondrement de son empire colonial. Depuis 1945, la guerre fait rage en Indochine. La victoire de la révolution chinoise a donné une nouvelle impulsion à la guerre révolutionnaire.
Dans le même temps, la situation économique et financière ne cesse de se dégrader ; les déficits budgétaires s’accumulent. La faillite n’est évitée que grâce aux subsides accordés par les Etats-Unis versés au titre du plan Marshall, au titre de l’aide Atlantique, ou encore au titre de l’aide à la guerre d’Indochine.
Choisi parce qu’aucun des autres candidats ne pouvait réunir une majorité, Laniel va obtenir les pleins pouvoirs que le Parlement avait refusés à ses prédécesseurs. Par décrets-lois, il va tenter de réaliser les contreréformes sur lesquelles les présidents du Conseil [premiers ministres] de la 4e République avaient buté. Mais ce sont justement les projets de décrets de Laniel qui vont déclencher, en plein mois d’aout, à la surprise de la « classe politique », la grève générale. Si, grâce au concours diligent des dirigeants ouvriers, Laniel ne tombe pas à la suite de la grève générale, quelques mois plus tard la victoire du Vietminh à Dien Bien Phu aura raison de lui. Mendès France lui succèdera. Après un essai de « bonapartisme » parlementaire appuyé très nettement sur la droite, Mendès France représente un bonapartisme qui s’appuie sur l’aile gauche, et au premier chef sur les épaules des partis ouvriers. Les grandes lignes de son programme préfigurent nettement de Gaulle.
Rentrant de Moscou, Thorez a ordonné au PCF un de ces virages à 180° dont il a le secret et se prononce pour le « front uni national ». La SFIO, tout en critiquant les gouvernements de droite, refuse toute unité avec le PCF et permet ainsi l’investiture des Pinay, des René Mayer, des Joseph Laniel.
Cette politique des sommets officiels du mouvement ouvrier bloque temporairement le mouvement des masses, mais oblige en même temps les ouvriers à rechercher les moyens de leur mobilisation, les oblige à rechercher les moyens de réaliser le front unique dont les dirigeants ne veulent pas. Rien ne permettait d’affirmer que la grève générale allait commencer en aout dans les postes, mais, pour qui savait voir, toute la situation conduisait tôt ou tard à cette explosion.
Le-raz-de-marée
À partir du 4 aout, c’est le mouvement spontané qui va déferler. Au soir du 4 aout, Jean Viguié, le dirigeant FO des postiers qui vient d’appeler à la grève générale illimitée, téléphone à la fédération : « Nous allons partir pour la grève, je ne peux plus les tenir ». Le dirigeant Gaston Duphil répond : « Allez-y ».
Le lendemain, les postes sont en grève dans toute la France, et la fédération FO lance l’appel à la grève générale illimitée. Le 6, FO et CFTC lancent l’appel à la grève de toute la fonction publique. La CGT suit. Le 8 aout, l’EDF, la marine marchande, Air France, la SNCF sont en grève ; le 12, ce sont la métallurgie et les mines qui entrent dans la lutte, suivies le 13 par les banques, les assurances, les commis d’agents de change, les constructions navales ; le 14, c’est au tour du bâtiment et des produits chimiques… Toutes les classes laborieuses se groupent autour de la classe ouvrière ; les vignerons du midi menacent les préfectures. Le ministre de l’Intérieur tente d’isoler l’Hérault, le Gard et l’Aude du reste de la France.
À la mi-aout, il y a quatre millions de grévistes ! Toute l’activité est paralysée.
Laniel essaie la force. Il refuse de discuter avec les grévistes tant qu’ils n’auront pas repris le travail. Le 7 aout, il décide de réquisitionner les cheminots et les postiers. La réponse des travailleurs est nette : les ordres de réquisition brulent. À Mulhouse, les postiers vont sous les fenêtres de la sous-préfecture allumer un feu de joie.
À tous les niveaux, la machine étatique est grippée. En Seine-Maritime, le Parquet se refuse à déférer les requis récalcitrants devant le tribunal. À Rouen, deux travailleurs arrêtés alors qu’ils coupaient le courant d’un transformateur en plein centre-ville sont acquittés, « aucun texte ne pouvant s’appliquer à ce cas particulier ».
L’état-major informe la présidence du Conseil que
L’armée ne peut pas participer au maintien de l’ordre faute d’encadrement suffisant, sauf en cas de toute urgence.
Le 15 aout, le général commandant la subdivision de Clermont-Ferrand refuse purement et simplement que ses troupes suppléent à la carence des postiers. Le procureur de la République se plaint du « manque de courage civique des magistrats ».
Dans les états-majors syndicaux, les choses ne vont guère mieux. En juin 1936, Marcel Cachin déclarait :
Nous sommes les uns et les autres devant le fait de la grève.
Cette phrase « historique », tous les dirigeants pourraient la faire leur en ce mois d’aout 1953. Ceux de la CGT restent singulièrement muets. André Marty note qu’« il n’y a même pas eu de campagne pour la solidarité financière dans les quinze premiers jours ». Tout le dispositif politique qui permettait de maintenir l’exploitation quotidienne des ouvriers a explosé. Les chefs syndicaux et politiques qui ont lié leur sort à l’ordre bourgeois restent eux aussi comme suspendus dans le vide.
La question des comités de grève et du comité central de grève
Mais si la grève générale, ainsi que l’explique Trotsky, est une opération politique du prolétariat, il lui faut s’organiser pour devenir le maitre de la maison. Il faut à la grève une organisation unique, englobant toutes les parties de la classe, toutes ses organisations. Elle ne peut triompher qu’en s’appuyant sur une pyramide de comités de grève élus qui, au fond, ne sont que les embryons du pouvoir de la classe ouvrière, les embryons de l’État ouvrier que la classe ouvrière doit substituer à l’État bourgeois.
Mais précisément, les organisations syndicales et politiques dans lesquelles la grande majorité des ouvriers se reconnaissent n’ont qu’un souci : liquider au plus tôt la grève. Elles s’opposeront de toutes leurs forces aux comités de grève et à leur centralisation. Néanmoins, localement, notamment à Nantes et à Creil, des comités de grève furent formés qui indiquent tout à fait nettement la direction générale du mouvement.
Bien que la réalisation du front unique reste limitée à la base, c’est la première fois depuis 1947 qu’on voit militants de la CGT et militants de FO travailler côte à côte.
La base et le sommet
Dans une première phase, les dirigeants n’auront pas d’autre solution que de suivre le mouvement décidé en dehors d’eux. Le plus souvent, ils se contentent de ratifier par un mot d’ordre la grève générale déjà effective. Mais pourtant, et dans la mesure même où les travailleurs ne disposent pas d’un instrument à eux leur permettant de contrôler ceux qui prétendent parler en leur nom, les sommets syndicaux et politiques du mouvement ouvrier travaillent à désagréger la grève générale. La Vérité parle du « double mouvement » de la grève, le mouvement de la base et celui des dirigeants. Elle l’illustre ainsi :
À la RATP, les syndicats, le vendredi 7 au matin, n’ont donné aucune directive. Jusqu’à 9 h 30, les délégués dans les dépôts, soumis à la pression des travailleurs, téléphonent à leurs syndicats respectifs, dont les responsables sont absents. Ce n’est qu’à 11 heures que les syndicats réunis en commun (FO et CGT en particulier pour la première fois depuis des mois) donneront un ordre de grève de midi à minuit ! À la suite de la grève des cheminots, mardi 11, la pression augmente sans cesse et contraint les syndicats de la RATP à lancer une grève de 24 heures pour le 12, puis à renouveler l’ordre pour 24 heures pour le 13. La grève du 12, décidée à 16 heures, fut précédée par des débrayages spontanés à Montrouge, la Croix-Nivert, Malakoff. Un délégué FO expliquera à l’assemblée générale du syndicat : « Il aurait fallu se coucher par terre pour empêcher les autobus de rentrer, et encore nous n’eussions pas réussi ».
Même mécanisme chez les cheminots qui, le mardi 11 au matin, débrayent partout sans ordre et contraignent la fédération CGT et la fédération FO à notifier officiellement à la direction de la SNCF, dans l’après-midi, qu’elles prendraient la responsabilité de la grève générale des cheminots. Pour les employés, développement identique. Le samedi 8, seuls les postiers restent en grève, mais les travailleurs de la fonction publique et des services publics veulent se battre. Ils sont rentrés sur l’ordre de leurs dirigeants. Mais ils attendent la grève générale totale et illimitée pour le lundi. Les états-majors syndicaux se réunissent sans interruption. Le cartel des services publics FO siège sous la présidence de Bothereau et laisse l’initiative aux fédérations intéressées. Aucune directive ne sera donnée, aucun mot d’ordre de grève générale ne sera lancé, ni par le bureau CGT, ni par FO. Mais, à la suite de l’UGFF, le cartel FO lancera pour le jeudi 13 une grève générale de 48 heures. Ce qui frappe, c’est l’extraordinaire confusion qui règne quant à la durée de la grève. Chez les cheminots et les postiers elle est illimitée, à la RATP et dans la fonction publique elle est fixée à 24 heures une première fois, à 48 heures ensuite, chez les employés à 24 heures, etc.
La Vérité tire les conclusions de cette situation :
La grève générale est un fait. Le mouvement des masses l’a imposée aux directions, qui, sur le sol brulant de la montée ouvrière, ne pouvaient risquer de s’y opposer sans perdre toute influence. La CFTC en sait quelque chose, qui, après s’être opposée à la grève, fut contrainte de s’y rallier. Les masses en lutte ont secoué leurs directions, les obligeant à s’engager dans le combat. Mais, et c’est un facteur essentiel de la grève générale, les directions ne dirigent pas ! Elles s’adaptent, elles suivent ! Elles laissent la grève générale morcelée en grèves corporatives de durée variable.
Nos actuels champions de la « grève générale reconductible » feraient bien de méditer cette expérience. Alors que les travailleurs veulent la grève générale illimitée, les dirigeants « reconduisent » de jour en jour la grève pour la disloquer.
La question du gouvernement
Déclenchée par les décrets-lois, la grève générale met directement en cause le gouvernement Laniel. Dès lors, le but de la grève ne peut être que « chasser le gouvernement Laniel ». C’est la position qu’adoptent, comme nous l’avons vu, les militants trotskystes. C’est le mot d’ordre qui surgit spontanément des assemblées de travailleurs. Pour ceux qui en douteraient, il suffit de dire que la minorité de la CFTC elle-même se prononce pour la chute du gouvernement Laniel. Mais c’est précisément ce à quoi tous les dirigeants ouvriers, avec les représentants de la bourgeoisie, s’opposent ; et c’est pourquoi ils se refusent à centraliser la grève, car la centralisation politique de la grève générale ne permettrait plus d’éluder cette question. Et pourtant, le gouvernement ne peut plus gouverner. Pour faire refluer la grève, il faut une solution politique. Le 7 août, deux députés socialistes, Edouard Depreux et Albert Gazier, demandent la convocation de l’Assemblée nationale. Guy Mollet, reçu le 11 août par Laniel, affirme que les parlementaires ne peuvent plus être tenus à l’écart des décisions. Il déclare :
La SFIO se range définitivement aux côtés des salariés contre le gouvernement.
Du coup, le PCF exige à son tour la convocation de l’Assemblée. Une manœuvre politique est montée, à l’abri de laquelle la bourgeoisie va essayer de préserver ses positions. Robert Bothereau, secrétaire général de FO, téléphone à Laniel le 12 aout.
Rien ne s’arrange… Le secteur privé entre dans la danse… Il déclare que les dirigeants CFTC et FO sont débordés, que la dernière chance de reprise en main des syndicats est l’annonce de la convocation du Parlement. (cité par Georgette Elgey La République des contradictions, Fayard, 1968, t. 2, p. 163)
C’est l’impasse. Il n’y a pas d’autre solution pour la classe ouvrière que de renverser le gouvernement. Mais il n’y a rien qui, à cette étape, permette de centraliser cette volonté des masses. Les dirigeants syndicaux négocient dans l’ombre avec les représentants des partis politiques. Le 17, Laniel proclame à la radio :
Il n’y aura plus aucun pourparlers avec ceux qui n’auront pas repris le travail demain.
La réaction des masses est immédiate. Cortèges et rassemblements se forment. A Paris, des milliers de travailleurs occupent silencieusement la place du Palais-Bourbon. À Limoges, des milliers de grévistes se retrouvent sur la grand-place, devant le siège de l’union départementale FO. Pénot, le secrétaire, se tait. Au Havre, les ouvriers défilent dans les rues.
La grève atteint son sommet. Faute d’une issue politique, elle va refluer. Pendant douze jours, le mouvement spontané de la classe a balayé tous les obstacles, a imposé les grèves à des chefs qui n’en voulaient pas. Elle a fait vaciller le pouvoir et posé à toutes les classes de la nation la question du pouvoir. Mais, divisée par ses dirigeants, manquant d’un état-major révolutionnaire, cette puissance gigantesque est paralysée. Dès lors, les exigences de la vie quotidienne d’exploitation vont reprendre le dessus. Conscients que le problème posé est celui du pouvoir et que personne ne veut donner de solution à ce problème, les travailleurs, la rage au cœur, vont voir leur mouvement liquidé.
La liquidation de la grève générale
René Richard, dirigeant de FO, déclare :
Tout était possible. Il n’y avait plus qu’à appuyer sur le bouton du pétrole et la France était entièrement paralysée, plus de transports routiers, plus de pain. Le syndicat du pétrole nous a demandé :- « Ferme-t-on les robinets ? » Non ! Nous étions conscients de nos responsabilités nationales. Nous nous interrogions : est-ce que nous exploitons la grève jusqu’à son extrême limite, avec des conséquences imprévisibles ? Le régime est en jeu, des aventuriers auraient pu… (cité par Georgette Elgey, p. 167)
Des discussions vont reprendre, dans lesquelles désormais tout le monde va chercher uniquement le moyen de liquider la grève. FO s’entretient avec Edgar Faure et Pierre July. La CFTC s’entretient tout naturellement avec les représentants du MRP.
Exclue de ces discussions, la CGT va elle aussi montrer qu’elle a le sens de ses « responsabilités nationales » ; elle donne des garanties au gouvernement et aux capitalistes. Par son biais, l’appareil du PCF va démontrer une fois de plus à la bourgeoisie qu’il est un facteur d’ordre. André Bougenot, sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil, raconte :
Par quelques intermédiaires absolument indiscutables, la CGT m’offre un marché. Si le gouvernement accepte de recevoir ses délégués à l’issue de la réunion et moyennant quelques satisfactions, la CGT donnera l’ordre de reprise du travail. Il est évident qu’elle sera obéie. Contrairement aux autres centrales, elle tient ses troupes en main, et FO aurait été obligée de suivre. Ce fut un cas de conscience. Obtenir la fin de la grève sans plus de concessions eût été un succès considérable pour le ministère. Il n’aurait pas été déplaisant non plus d’infliger une leçon à FO et à la CFTC, responsables du mouvement à l’origine. Mais c’était aussi reconnaitre à la CGT la première place, démolir à son profit les deux syndicats libres. J’ai pensé qu’il fallait voir plus loin que dans l’immédiat. J’ai rejeté la proposition de la CGT.
Teitgen, July et le préfet Vidal ont confirmé ce témoignage à Georgette Elgey. Les dirigeants FO ont eu vent de l’affaire. Quant aux responsables de la CGT, ils ne se souviennent pas… tout comme ils ont oublié les entrevues secrètes avec Chirac en mai 1968 !
Mais, pour la bourgeoisie, si les dirigeants staliniens sont à genoux, cela ne suffit pas : ils doivent ramper et ils ramperont. Toujours est-il que le gouvernement a reçu les assurances nécessaires. En deux jours, un accord intervient entre le gouvernement et les confédérations FO et CFTC.
À grand-peine, les syndicats arrachent leur « victoire » : aucune sanction ne sera prononcée contre les grévistes qui ont refusé d’obtempérer aux ordres de réquisition. Que cela est triste ! Des millions de salariés qui, après trois semaines de protestation, rentrent dans le rang avec pour satisfaction majeure l’assurance qu’ils ne seront pas punis de leur indiscipline, avec aussi des soucis matériels accrus, car les journées de grève ne seront pas payées. André Bougenot et Pierre July déclarent que jamais il n’a été envisagé de modifier l’âge de la retraite ; ils s’engagent à étudier le problème des bas salaires ; ils acceptent que soit convoquée la commission des comptes de la nation. (Georgette Elgey, p. 168)
Le 21, FO et la CFTC appellent à la reprise du travail. Les travailleurs reprennent, mais un peu partout des cartes syndicales sont déchirées. Les ouvriers ne sont pas battus par une classe bourgeoise forte : ils ont été trahis par leurs dirigeants et ils le disent. La CGT, officiellement, n’est pas engagée par les accords signés par FO et la CFTC. Mais le 25, opportunément, Le Léap et les autres dirigeants de la CGT emprisonnés depuis des mois sont libérés : la CGT appelle à son tour à la reprise du travail.
Les leçons de la grève générale de 1953
La grève générale de 1953 constitue un des grands évènements de la lutte des classes en France. Elle fait partie de ces mouvements qui, comme juin 1936 ou la grève générale de mai-juin 1968, modifient plus la conscience de la classe ouvrière en quelques jours que ne peut le faire le travail de longues années de « paix ». La grève générale constitua un test pour tous les partis et toutes les organisations de la classe ouvrière. Tirer lucidement les leçons de ce mouvement pour les luttes actuelles et à venir de la classe ouvrière fait partie des tâches d’un parti révolutionnaire. Schématiquement, on peut classer ces leçons sous trois grandes rubriques : la politique des appareils, les rapports masses-partis-syndicats-comités, la politique du parti révolutionnaire.
La grève révéla une nouvelle fois que le problème majeur auquel le prolétariat est confronté est bien celui de la direction révolutionnaire du prolétariat. L’obstacle que rencontrèrent les ouvriers français ne résidait ni dans la force du régime de la 4e République, ni dans les possibilités du capitalisme international. L’obstacle se révéla être un obstacle interne : les appareils dirigeant les grandes organisations ouvrières utilisèrent leur position non pour les besoins des travailleurs, mais pour étayer le capitalisme français chancelant et son gouvernement. Les dirigeants réformistes de Force ouvrière, après avoir laissé la tempête se déchainer, coururent affolés auprès du gouvernement pour trouver un accord, évitant que le gouvernement ne tombe. Sur le plan politique, la SFIO dirigée par Guy Mollet, malgré ses proclamations officielles selon lesquelles elle était « définitivement du côté des salariés contre le gouvernement », refusa jusqu’au bout le front unique avec le PCF et remit le sort de la classe ouvrière aux bons soins du Parlement bourgeois dominé par les députés radicaux, MRP et RPF.
Au premier abord, il semble que le rôle des staliniens dans la grève ait été secondaire. Par un paradoxe apparent, la CGT, syndicat qui organisait la majorité des travailleurs, sembla, dans le cours de la grève, jouer un rôle de second plan. Elle se contentait d’emboiter le pas de FO qui couvrait tant bien que mal les décisions déjà prises par les travailleurs. D’ailleurs, les positions de la CGT étaient continuellement en retrait de celles de FO. Telle fédération FO appelait à la grève ; la CGT, souvent, se contentait de « saluer le mouvement ». En fait, le rôle joué par l’appareil de la CGT dominé par le parti stalinien fut considérable : par son influence et par son organisation, il fut le principal obstacle à la constitution des comités de grève. Mais cela n’est qu’un aspect du problème. Dans la mesure où la grève posait la question du pouvoir, l’attitude des syndicats n’est pas seule en cause. La politique du PCF, qui décréta que la grève devait rester une grève revendicative, assura le sauvetage du gouvernement Laniel.
La grève générale de 1953 n’est pas nouvelle par le fait qu’elle aurait mis en évidence la politique contrerévolutionnaire des appareils, et de l’appareil stalinien en particulier. Tout cela est établi depuis déjà longtemps. Mais l’importance de la grève générale de 1953 tient en ce qu’elle a commencé à indiquer les solutions politiques qui permettent de briser le carcan contrerévolutionnaire de l’appareil. En juin 1936, la vague de grèves fut « récupérée » et bloquée par l’appareil stalinien, dont le rôle dominant dans le mouvement ouvrier français date de cette époque. Toute l’avant-garde ouvrière qui avait surgi de ce mouvement rejoignit finalement le PVOIR Il y a à cela des raisons objectives historiques renforcées par la faiblesse et les divisions des trotskystes français. En 1953, la situation est très différente. La grève de 1953 prolonge, à un niveau supérieur, le mouvement amorcé dans les grèves de 1946 et surtout dans la grève des usines Renault d’avril-mai 1947.
Trotskysme et révisionnisme dans la grève générale de 1953
La grève générale de 1953 manifestait qu’une nouvelle génération révolutionnaire se levait, cherchant à briser le carcan des appareils contrerévolutionnaires. Or c’est précisément à ce moment que Pablo et la majorité du Secrétariat international [de la 4e Internationale] renforçaient leur cours révisionniste d’« entrisme sui generis » dans l’appareil stalinien, sensé se régénérer progressivement. Le révisionnisme porta au trotskysme français les plus rudes coups à la veille de la grève générale, lui interdisant d’occuper toute la place qui aurait dû être la sienne dans cette bataille cruciale. En 1951-1952, la majorité [dirigée par Bleibtreu] du Parti communiste internationaliste (section française de la 4e Internationale) engage le combat contre le révisionnisme pabliste qui prône la liquidation de l’organisation trotskyste et l’intégration dans l’appareil stalinien. En 1952, Pablo et le Secrétariat international refusent à la section française le droit de tendance, et finalement votent son exclusion.
Le pablisme [à l’origine du NPA et d’Ensemble] ne se contenta pas de gaspiller ces immenses possibilités. Il prit parti activement pendant la grève générale contre le trotskysme et se rangea sans ambages du côté de l’appareil stalinien. Dans sa Lettre aux trotskystes du monde entier datée de novembre 1953, le comité national du SWP américain caractérise ainsi la politique des pablistes français face à la grève générale :
Comment la fraction Pablo réagit-elle devant cet évènement colossal ? Ils baptisèrent les agissements sociaux-démocrates de trahison, mais pour de mauvaises raisons. Leur trahison, dirent-ils, consiste à négocier avec le gouvernement derrière le dos des staliniens. Or cette trahison n’était que secondaire et dérivait de leur crime principal : leur refus de s’engager dans la voie de la prise du pouvoir. Quant aux staliniens, les pablistes couvrirent leur trahison. La critique la plus sévère qu’ils se trouvèrent capables de formuler quant au cours contrerévolutionnaire des staliniens, ce fut de les accuser de n’avoir « pas eu de politique ». C’était un mensonge. Les staliniens ne « manquaient » pas de politique. Leur politique consistait à maintenir le statu quo conformément aux exigences de la politique extérieure du Kremlin, et par conséquent à étayer le capitalisme français chancelant.
Comme tous les grands mouvements de la lutte des classes, la grève générale de 1953 fut le test de tous les courants politiques ; elle confirma que le pablisme était devenu un courant fondamentalement anti trotskyste. En juin, Pablo avait couvert la répression contre les ouvriers allemands en refusant d’exiger le retrait des troupes russes. En aout, il approuvait comme « correcte » la trahison des ouvriers français par le parti stalinien. Pablo avait beau avoir séparé le monde en deux blocs, il manifestait à sa manière l’unité mondiale de la lutte des classes.
La place historique de la grève générale d’aout 1953
L’année 1953 marque un tournant dans l’histoire mondiale de la lutte des classes. Les deux grands évènements que sont la grève générale en France et l’insurrection des travailleurs de la partie orientale de l’Allemagne amorcent toute une nouvelle période historique.
Les processus amorcés en 1953 trouveront leurs développements dans les années suivantes. La révolution hongroise développera, sur une échelle plus vaste, tous les problèmes que les ouvriers allemands avaient eu à peine le temps de poser. En France, la grève générale, si elle n’a pas réussi à chasser Laniel, a pourtant porté un coup mortel à la 4e République et aux rapports qu’elle suppose entre les partis bourgeois et les partis ouvriers.
À diverses reprises, le prolétariat français cherchera à nouveau la voie de l’affrontement avec l’État bourgeois. C’est le, cas des mouvements de Loire-Atlantique et de Saint-Nazaire, en particulier, en 1955. Ces problèmes se poseront à nouveau dans la grève des banques de juillet 1957, dans la grève des métallos à Saint-Nazaire, Nantes et Bordeaux en septembre 1957. Combinés au développement de la guerre d’Algérie, à ses répercussions à l’intérieur de la classe ouvrière française, à l’accentuation des contradictions au sein de la bourgeoisie, ces mouvements grévistes prennent un caractère prérévolutionnaire certain. C’est seulement la politique des dirigeants des partis ouvriers —qui paveront la voie du coup de De Gaulle— qui permettra que ce processus soit bloqué, et que la classe bourgeoise puisse songer à l’offensive frontale contre le prolétariat.
Bien évidemment, les évènements de la lutte des classes en France ne sont pas des phénomènes isolés. Dans d’autres pays capitalistes d’Europe, de grands mouvements grévistes se sont développés qui, sur le fond, avaient un contenu identique : la grève générale en Belgique en décembre 1960 et janvier 1961 fut elle aussi un gigantesque mouvement spontané qui, balayant les obstacles des appareils bureaucratiques, posa le problème du pouvoir. Il fallut la coalition de toutes les fractions de la social-démocratie, y compris la « gauche » animée par Renard, lequel recevait l’appui d’Ernest Mandel, pour empêcher la réalisation de la marche unie sur Bruxelles qui aurait directement mis en cause le fragile État belge. Il faudrait encore citer les grandes luttes de 1962-1963 en Italie, les journées de juin au Japon en 1960.
Tous ces faits suffisent à balayer les fables sur les vingt années de boum économique après la Deuxième Guerre mondiale, qui auraient endormi la combattivité du prolétariat des principaux pays capitalistes avancés, laquelle n’aurait pu être réveillée que par la prétendue « révolution coloniale ». Ce qui s’exprime dans tous ces mouvements c’est le renforcement de la puissance, de la densité sociale du prolétariat, ainsi que l’incapacité de la bourgeoisie à s’y attaquer sérieusement sans remettre en cause tout l’équilibre de sa domination de classe.