Grèves, manifestations et répression

Tout État est l’organisation de la coercition de la classe dominante. Le régime social demeure stable tant que la classe dominante est capable, par son État, d’imposer sa volonté aux classes exploitées. (Trotsky, L’Autodéfense ouvrière, 25 octobre 1939)

Depuis le début des manifestations consécutives à la contreréforme des retraites, plusieurs mutilations ont été répertoriées, mains ou doigts arrachés, yeux crevés, amputations de testicules… Si aucun recensement exhaustif n’est disponible, les vidéos, admissions à l’hôpital et témoignages illustrent le rôle actuel des corps de répression, la police nationale (en particulier les CRS) et l’armée (sous la forme de la gendarmerie mobile).

Article 49.3 et accroissement de la répression

Si la répression restait au début limitée, elle a franchi un cap le 17 mars à la suite de l’adoption de la loi. Le discours de Macron, le 21, l’officialise. Entre le 16 et le 23 mars, 952 personnes ont été interpelées à Paris, débouchant presque toujours sur des classements sans suite, selon le parquet de Paris. Ces arrestations massives se font sans distinction, comprenant parfois des personnes n’ayant pas participé aux manifestations et même des touristes. Si elles ont pour objectif de dissuader les gens de revenir en manifestation, elles servent aussi à ficher les manifestants comme en convient un policier : « Ils sont fichés maintenant, voilà ! » (Politis, 20 mars 2023).

Au même moment, les préfets commencent à interdire des manifestations notamment à Paris, Rennes, Lyon ou Dijon. En outre, le 26 mars des interdictions de stationnement sont promulguées pour se prémunir des blocages de péage ; deux jours plus tard, la préfecture de Rennes interdit le port d’équipement de protection, c’est-à-dire les casques, masques et lunettes de piscine, servant aux manifestants à se protéger des gaz lacrymogènes, des matraques et des grenades.

Les forces de répression ne servent pas qu’à museler la contestation dans la rue, elles sont également utilisées pour casser directement les grèves. Comme cela avait été le cas lors des grèves de l’automne 2022, la police ou la gendarmerie intervient pour briser les piquets de grève et réquisitionner les travailleurs. Là aussi, le gouvernement a décidé d’accélérer en mars. Le 15 mars, le préfet de Paris lance la réquisition d’éboueurs, le lendemain, la police attaque le piquet tenu par les éboueurs devant le dépôt Pizzorno de Vitry-sur-Seine. Le 21 mars, le principal dépôt pétrolier de Donges est débloqué violemment par la police, le même jour le gouvernement annonce la réquisition de travailleurs du dépôt pétrolier de Fos-sur-Mer, dans les Bouches-du-Rhône. Le 23 mars, la justice ordonne le déblocage du site de traitement des déchets Biopole à Angers, le lendemain la mairie en profite pour réquisitionner 200 grévistes. Le 24 mars toujours, les CRS évacuent le piquet de grève d’un entrepôt Vertbaudet à Marquette-lez-Lille dans le Nord. Le 31 mars, la police évacue le piquet de l’incinérateur Alcea près de Nantes. Le 4 avril, la préfecture de la Seine-Maritime annonce des réquisitions de grévistes à la raffinerie de TotalEnergies de Gonfreville l’Orcher.

La méthode est la même dans les universités : le 20 janvier la police intervient à Strasbourg pour éviter l’occupation de la faculté. Le 30 mars, c’est l’Université de Bordeaux qui est évacuée de force, avec contrôle des étudiants présents, le 17 avril la police intervient pour expulser les étudiants d’un amphithéâtre de l’Université de Caen et le 21, policiers et CRS vident des locaux occupés de l’université de Grenoble.

Armes de guerre et mutilations

Parmi les brigades policières qui se sont particulièrement illustrées par leurs exactions, la BRAV-M. Héritière des DAR (détachements d’action rapide) née au moment des gilets jaunes (elle-même renaissance des « voltigeurs » qui avaient tué Malik Oussekine en 1986), elle jouit d’une plus grande autonomie dans ses décisions, c’est-à-dire sans attendre d’ordre formel de la hiérarchie. Le patron de cette brigade est Paul-Antoine Tomi, un commissaire connu pour sa violence contre les manifestants. Il est le protégé de Bernard Squarcini, ancien chef du renseignement français aujourd’hui chez LVMH, mais également frère d’un parrain de la mafia corse.

En mars 2021, le ministère de l’intérieur enterrait définitivement les mesures d’encadrement de l’usage des LBD réclamées par les associations notamment à la suite de la féroce répression des gilets jaunes. Ultime insulte aux victimes, Darmanin annonçait au même moment la commande de 170 000 munitions de LBD. Bien que les policiers et gendarmes aient officiellement interdiction de viser la tête avec ces armes, les cas de blessures oculaires ont été nombreux, particulièrement depuis la présidence Macron. Les policiers et militaires se moquent des préconisations du ministère mais sont à chaque fois soutenus par leurs hiérarchies, comme à Sainte-Soline où le gouvernement a dans un premier temps nié les tirs de LBD effectués illégalement à partir d’engins motorisés, alors même que les preuves vidéo circulaient déjà abondamment… Cela n’a pas empêché l’enquête interne de conclure à la légitime défense des bandes armées du capital.

D’autres méthodes sont officiellement interdites mais toujours utilisées, comme le plaquage ventral consistant à asphyxier une personne au sol, le contact tactique lors duquel les flics en voiture percutent volontairement des engins motorisés plus légers, ou la nasse, consistant à enfermer des manifestants dans un endroit sans issue, ou encore le fait de masquer son numéro d’identification…

Le 24 mars à Rouen, une manifestante, accompagnante d’élèves en situation de handicap a eu le pouce arraché par une grenade GM2L, compromettant sa capacité de travail en langues des signes. La grenade GM2L, appartenant à la catégorie A2 du Code de la sécurité intérieure pour matériel de guerre, a remplacé le modèle GLI-F4 responsable de plusieurs mutilations aux mains et aux pieds sur ses dix ans d’utilisation, elle-même successeur du modèle OF F1 ayant tué Rémi Fraisse en 2014. Jugée trop dangereuse pour être lancée à la main par les forces de répression, elle doit être projetée avec un lance-grenade. En revanche, elle peut sans problème être envoyée sur une foule. Cette grenade a été abondamment utilisée durant les manifestations de ce début d’année et notamment à Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Lors de cette manifestation contre le projet de méga-bassines, 5 000 grenades ont été lancées par les 3 000 gendarmes sur place, provoquant 200 blessés dont 40 grièvement et deux dans le coma. En prévision des futures manifestations, le ministère de l’intérieur a commandé en novembre 2022, 13,4 millions de grenades dont 840 000 GM2L, pour un montant de 38 millions d’euros.

La stratégie répressive est assumée, le nombre de blessés aussi, à la suite de la manifestation de Sainte-Soline : les services de renseignements de la gendarmerie expliquaient ainsi dans une note du 26 mars, que le nombre de blessés a conduit à la baisse des tensions car les personnes présentes étaient « choquées psychologiquement ».

Depuis plusieurs mois, les corps de répression recourent à un PMC (produit de marquage codé), un liquide invisible laissant une trace décelable uniquement à la lumière ultraviolette et contenant un codage unique révélé en laboratoire à partir de prélèvement effectué sur les personnes interpellées. Ce marqueur est ensuite utilisé par la police pour attester de la présence d’une personne à un endroit donné. Ce liquide utilisé initialement dans le cadre d’enquête criminelle fait dorénavant partie de l’arsenal de répression des manifestations sans qu’aucun cadre légal n’y soit associé. Ce fut le cas à Sainte-Soline notamment où le liquide était projeté sur les manifestants au moyen de pistolets lanceurs de billes de peinture.

Impunité institutionnelle des corps répressifs

En janvier 2019, alors saisi par la CGT et la LDH, le tribunal administratif de Paris refusa de suspendre l’usage du LBD. Même résultat devant le Conseil d’État quelques jours plus tard. Dans son programme présidentiel de 2022, Le Pen propose d’entraver les poursuites pénales à l’encontre des agents de police et de gendarmerie.

Les associations LDH, Human Rights Watch et même des appendices institutionnels comme la Défenseur des droits ou la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, dénoncent les violences policières du printemps. Mais les policiers et gendarmes sont au-dessus du reste de la population, les sanctions hiérarchiques sont quasi inexistantes et, lorsque les preuves d’exactions sont trop accablantes et médiatisées, les condamnations judiciaires sont à minima.

Les organisations corporatives de policiers (les gendarmes n’ont pas le droit de se syndiquer à cause de leur statut de militaires), où grouillent LR, RN et groupes fascistes, défendent toutes les ignominies commises.

Le capitalisme use de tous ses moyens pour faire accepter la nécessité des corps répressifs que ce soient les médias où la parole donnée aux policiers et à leurs soutiens est sans commune mesure avec leurs poids dans la société, mais également la fiction narrative, où la plupart des romans, séries, films louent l’exemplarité et l’absolue nécessité de la police. Cette propagande met en avant les missions secondaires de la police et instille le mythe d’un danger constant, qu’il soit terroriste ou communautaire.

Ces organisations jouissent de la complicité de la justice bourgeoise, des principaux médias, du soutien sans faille des partis bourgeois, comme Renaissance, LR et le RN.

Jordan Bardella « ne jette pas l’opprobre sur l’intégralité de la profession… Les policiers sont là pour appliquer les ordres ». (Valeurs, 2 avril)

Ceux qui veulent éviter la grève générale syndiquent les policiers

Les partis « réformistes », les directions syndicales et à l’occasion les adjoints LO de l’appareil de la CGT, s’évertuent à présenter les policiers et gendarmes comme des travailleurs issus de nos rangs et à qui l’on donne parfois de mauvais ordres.

Il est inadmissible de s’en prendre aux policiers, aux gardiens de la paix. Ces hommes et ces femmes ont besoin d’être soutenus. (Fabien Roussel, PCF, Europe 1, 31 octobre 2021)

Je comprends que des policiers soient dans une situation extrêmement difficile. D’abord, ils ne sont pas suffisamment nombreux. Ensuite, ils travaillent dans des locaux, et des commissariats qui sont dans des états insupportables. (Manuel Bompard, LFI, CNews, 25 mars 2022)

Alors que les flics manifestent à l’automne 2016 pour réclamer le renforcement de la force répressive, de la politique sécuritaire, la limitation des droits des prévenus et de la présomption d’innocence, ainsi que l’impunité pour les violences policières, Arthaud prend leur défense, « choquée des agressions gratuites répétées à l’encontre des policiers » (Lutte ouvrière, 20 octobre).

L’origine sociale, souvent populaire, des gendarmes et des policiers du rang importe peu, c’est bien la place sociale qu’ils occupent qui est déterminante.

Le fait que les policiers ont été choisis pour une part importante parmi les ouvriers sociaux-démocrates ne veut rien dire du tout. Ici encore c’est l’existence qui détermine la conscience. L’ouvrier, devenu policier au service de l’État capitaliste, est un policier bourgeois et non un ouvrier. (Trotsky, La Révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, janvier 1932)

Que les gendarmes et les policiers ne soient pas des travailleurs comme les autres, le gouvernement le sait, lui, et le prouve : si sa loi agit aussi sur le départ à la retraite des policiers, leur régime spécial est épargné. Ils pourront partir dès 54 ans (avec pension complète s’ils ont fait 27 ans de service) et devront partir au plus tard à 57.

Les bureaucraties syndicales elles aussi rivalisent pour faire passer les flics pour des camarades. Chacune syndique les policiers : CGT Intérieur, SUD Intérieur, Alternative Police (anciennement CFDT Police), UNSA Police et Unité SGP Police-FO. Si les trois premiers sont anecdotiques en matière d’effectifs, la volonté de montrer patte blanche face à l’appareil de répression est bien là.

Les intérêts des travailleurs et travailleuses sont irréconciliables avec ceux du capital et se heurtent à son État. En ce sens, chaque lutte sociale, même défensive, sera confrontée à la répression de l’État bourgeois. Seule l’autodéfense des manifestations, des piquets de grève peut y mettre un frein, empêcher les arrestations et le fichage des manifestants et les réquisitions de grévistes, préparer le remplacement des corps professionnels de répression par le peuple en armes.

24 avril 2023