Dans ce contexte, la classe ouvrière britannique relève la tête mais elle se heurte à tout instant aux appareils conservateurs qui contrôlent ses organisations de masse.
Les méprisables, mercenaires et serviles bureaucrates des syndicats et du Parti travailliste donnent une expression à tout ce qui est pourri, humiliant, servile et féodal dans la classe ouvrière britannique. (Léon Trotsky, Lettre à Reg Groves, 10 novembre 1931)
Une inflation affectant spécialement les salariés
La récession menace. Le NHS, le service de santé, compte 6,5 millions de patients en attente de traitement. Durant l’été, des compagnies d’eau déversent des millions de litres d’eaux usées non traitées directement dans la mer. Le 20 juillet, Londres frôle la coupure de courant.
L’inflation est particulièrement aigüe au Royaume-Uni. Les difficultés d’approvisionnement et le manque de main-d’oeuvre corvéable, une conséquence du Brexit, ainsi que la hausse du prix du gaz, dont l’économie britannique est désormais largement importatrice, accroissent le phénomène. L’indice des prix de détail (hors logement) CPI a crû de 9,9 % sur un an. Le prix des carburants a augmenté de 32,1 % sur un an, l’électricité de 54,0 % et le gaz de 95,7% (ONS, 14 septembre).
Début aout, l’association de consommateurs Don’t Pay UK lance un boycott des factures d’énergie. L’enveloppe de 150 milliards de livres (172 milliards d’euros) proposée par la nouvelle première ministre Truss, prévoyant 60 milliards d’aides aux entreprises et 90 milliards d’aides aux ménages pour faire face au prix de l’énergie cet hiver, vise à limiter à 2 805 euros annuels les dépenses énergétiques des ménages soit une hausse de 80 % sur un an, et ce, en espérant que les prix ne s’envolent pas davantage que les prévisions. Ces dépenses seront supportées à terme par les travailleurs britanniques, la première ministre s’étant opposée à toute taxe sur les profits des entreprises de l’énergie ainsi qu’à une hausse de l’impôt sur les sociétés.
Un droit de grève édenté par la bourgeoisie
En 1980, le droit de grève a été fortement limité par le gouvernement Thatcher (Parti conservateur, le principal parti bourgeois) à travers l’Employment Act. Les grèves spontanées sont interdites, de même que celles en solidarité aux salariées d’autres entreprises, seuls les syndicats peuvent organiser une grève, et pour cela doivent financer un vote à bulletins secrets lors duquel 80 % des votants doivent se prononcer en faveur du mouvement.
En 1985, après avoir été isolés par la direction confédérale du TUC et le Parti travailliste, le parti traditionnel de la classe ouvrière, financé par les syndicats, les mineurs ont été réprimés et battus par Thatcher.
En 1994, l’entreprise publique de chemins de fer British Railways est éclatée et privatisée.
De 1997 à 2010, les gouvernements Blair et Brown du Parti travailliste se gardent d’abroger les lois antigrève.
En 2015, une loi du gouvernement Cameron (Parti conservateur) restreint encore la possibilité de faire grève, 50 % des salariés doivent s’exprimer pour qu’elle soit légale. Dans certains secteurs, elle doit être adoptée par au moins 40 % de l’ensemble des salariés.
Ces attaques ont longtemps porté leurs fruits puisqu’en 2010, on comptait 15 fois moins de jours de grève cumulés qu’en 1979 (The Guardian, 13 avril 2013). L’effectif des syndicats est passé de 12 millions de travailleurs en 1980 à 6 millions aujourd’hui alors que le salariat a doublé.
En juin, des luttes dans les transports de passagers
Bien qu’il n’y ait qu’une centrale syndicale en Grande-Bretagne (TUC), plusieurs syndicats qui en sont membres se font concurrence dans les transports : la TSSA, un syndicat du transport ferroviaire qui regroupe 18 000 salariés ; l’ASLEF, un syndicat de métier d’environ 20 000 conducteurs de trains ; le RMT, un syndicat de tous les transports de quelques 80 000 membres ; Unite qui s’adresse aussi à d’autres secteurs que les transports et comprend au total 1,4 million de membres.
Les directions syndicales négocient pendant des semaines. Elles réclament , une augmentation des salaires de 7 %, en dessous de l’inflation. Mais le patronat des compagnies de chemin de fer s’arcboute sur 3 %, tout en considérant que c’est la contrepartie de l’acceptation de la fermeture des guichets de gare au profit des achats en ligne et de la possibilité d’embaucher de nouveaux salariés à des conditions de travail dégradées. Qui plus est, la compagnie étatique qui gère le réseau ferroviaire, Network Rail, annonce vouloir supprimer 1 800 postes.
Le 7 juin, le RMT appelle les salariés des chemins de fer à une grève perlée les 21, 23 et 25 juin.
La direction Keir Starmer du Parti travailliste donne pour consigne aux cadres et aux élus de ne pas s’afficher aux côtés des piquets de grève.
Alors que les membres du RMT s’apprêtent à débrayer pour la première des trois journées d’action de cette semaine, Starmer a clairement fait savoir qu’il ne s’occuperait pas de ce conflit social et qu’il entendait que son équipe reste également à l’écart. (The Guardian, 21 juin 2022)
Le 18 juin, face à la colère des travailleurs, la grève est confirmée par le RMT. La mobilisation est massive, entre 40 000 et 50 000 salariés arrêtent le travail, 80 % des trains sont à l’arrêt. Les travailleurs du métro londonien sont appelés à cesser le travail le même jour (mais pas le 23 et le 25), 10 000 suivront cet appel.
La réaction du gouvernement ne se fait pas attendre, le 27 juin est déposé un projet de loi autorisant les entreprises à remplacer les grévistes par des briseurs de grève intérimaires, le texte est adopté le 20 juillet. La direction confédérale du TUC, loin de mobiliser l’ensemble de la classe ouvrière pour défendre le droit de grève, fait appel le 19 septembre aux tribunaux de la bourgeoisie.
Le mouvement tend à s’amplifier mais les bureaucraties syndicales multiplient des journées d’action distinctes. Ainsi, le 30 juin, alors que la direction du RMT reprend les négociations avec Network Rail, les membres du syndicat TSSA (association du personnel salarié des transports) de la compagnie Avanti West Coast votent la grève à leur tour, et un autre vote est prévu pour ceux de la compagnie West Coast Main Line.
Le 11 juillet l’ASLEF appelle à la grève dans 8 compagnies ferroviaires. Le RMT appelle à 4 jours de grève à partir du 27 juillet. 3 jours plus tard 5 500 membres de l’ASLEF cessent le travail, le RMT organise deux journées de grève supplémentaires les 18 et 20 aout, comprenant cette fois les personnels de la signalisation, auxquelles se joint la TSSA après avoir appelé seul dans 9 compagnies le 13. Les travailleurs du métro de Londres syndiqués au RMT sont appelés de leur côté à la grève le 19.
Cet éparpillement laisse le champ libre à des tractations corporatistes qui font le jeu des patrons. Par exemple, le 5 aout, la section cadres du TSSA signe un accord avec le patronat portant sur une augmentation salariale de 4 % et permettant un service minimum durant les grèves. La stratégie des directions syndicales permet au gouvernement de jubiler.
L’accord de ces membres de la TSSA signifie que nous disposons d’un personnel de réserve solide et fiable pour toute future grève et que nous serons en mesure d’assurer les services pour les passagers et de minimiser les perturbations de la vie quotidienne. (Grant Shapps, secrétaire d’État au transport, 5 aout 2022)
En aout, la mobilisation s’étend, la dispersion s’accroit
Le 17 aout, la direction du syndicat Unite tente de faire accepter à ses 1 800 membres de la compagnie de transport Arriva (filiale de Deutsche Bahn) une augmentation de 11,1 %, sans succès. Le London United (la régie de transport de Londres) voit 1 600 de ses chauffeurs de bus cesser le travail les 19 et 20 aout à l’appel de Unite. Le 26 aout, Unite signe un accord comprenant une augmentation de 10 % et fait reprendre le travail.
Parallèlement, les grèves s’étendent à d’autres secteurs. Le 21, 1 900 grutiers, opérateurs de machines et des dockers du port de Felixstowe (Suffolk) et membres de Unite entament une grève de 8 jours après avoir refusé une offre patronale de 8 % d’augmentation. Le mouvement paralyse le plus gros port de conteneurs du pays (2 500 salariés).
Les travailleurs de Royal Mail (entreprise postale de 115 000 travailleurs) ayant refusé l’offre de 5 % d’augmentation avec pour contrepartie une dégradation des conditions de travail, le CWU (syndicat des travailleurs de la communication) décrète des grèves perlées les 26 et 31 aout, les 8 et 9 septembre.
Les travailleurs de la British Telecom, pourtant organisés par le même syndicat, ne sont appelés qu’à la journée d’action du 31. Mi-aout, le RCN (syndicat majoritaire des infirmières et infirmiers) annonce un vote sur la possibilité d’une grève pour le 15 septembre, ses membres se voyant proposer 4 % d’augmentation. Il s’agit d’une aumône qui ne risque pas de pourvoir les 130 000 postes vacants dans le NHS (service national de santé) soit 10 % de l’effectif.
Le 22 aout, les pilotes de la compagnie irlandaise Ryanair clouent de manière concertée dans plusieurs pays les appareils au sol pour 48 heures, en Grande-Bretagne à l’appel de la BALPA, affiliée au TUC.
Le même jour, les avocats commis d’office membres de la CBA (une organisation d’avocats pénalistes non affiliée au TUC) votent pour une cessation de prestation illimitée à compter du 5 septembre, amplifiant un mouvement qui a débuté en avril.
Les bureaucraties syndicales se prosternent devant la monarchie
Le 8 septembre, la reine Elisabeth Windsor décède. S’en suit un appel à l’union nationale auquel vont souscrire le chef du Parti travailliste et toutes les directions syndicales pour les mêmes raisons qu’elles passent des compromis scandaleux et refusent d’appeler, ensemble, à la grève générale pour arracher les revendications et reconquérir le droit de grève.
Alors que les prévisions d’inflation se dégradent (13 % pour octobre), tous les appareils syndicaux annulent les journées d’action qu’ils avaient décrétées : le CWU revient sur la grève prévue le 9 au Royal Mail « suite à la très triste nouvelle du décès de la Reine, et par respect pour son service au pays et à sa famille », le RMT fait de même avec celles fixées mi-septembre en expliquant « se joindre à toute la nation pour rendre hommage à la reine Elizabeth ». La TSSA annonce qu’elle « respectera la période de deuil public ».
Pour autant, l’hommage national ne met pas un terme aux aspirations des travailleurs et la combattivité de la classe ouvrière est toujours là.
Les braises sont encore chaudes
Les salariés du port de Felixstowe (Suffolk) votent à nouveau pour une grève le 27 septembre. Leurs camarades du port de Liverpool (Merseyside) rejettent de leur côté l’augmentation de 8,3 % proposée par la Mersey Docks and Harbour Company, les 560 opérateurs portuaires et ingénieurs de maintenance réclament une augmentation de 20 % et entament une véritable grève qui dure deux semaines (du 19 septembre au 3 octobre).
Le RCN qui avait profité de la parenthèse couronnée pour annuler le vote du 15 septembre, le reporte désormais au 6 octobre. Le CWU annonce au Royal Mail une grève perlée de 19 jours sur les mois d’octobre et novembre (avec certaines journées par métiers). 3 nouvelles journées de grève sont programmées pour les salariés du rail, le 1er, le 5 et le 8 octobre.
L’État bourgeois multiplie encore les entraves en rendant obligatoire la mise au vote des propositions patronales avant tout vote pour une grève.
Il faut garantir que les grèves ne puissent être déclenchées qu’une fois que les négociations auront véritablement échoué. (Kwasi Kwarteng, ministre de l’économie, 23 septembre 2022)
Ce jour, le même ministre annonce le gel des prix l’énergie et des baisses de cotisations sociales et d’impôts pour les plus riches (pour un montant équivalent à 52 milliards d’euros). Mais le creusement du déficit budgétaire à 7,5 % du PIB (peu conforme à la doctrine économique libérale) provoque l’inquiétude du marché financier sur lequel les obligations d’État s’effondrent.
Elle était censée ouvrir une ère de croissance économique. Au lieu de cela, la déclaration de 25 minutes de Kwasi Kwarteng, le nouveau chancelier de l’échiquier britannique, a donné le 23 septembre le coup d’envoi d’une crise. En dévoilant 45 milliards de livres de réductions d’impôts non financées, en plus de mesures temporaires pour aider à payer les factures d’énergie, M. Kwarteng a effrayé les marchés financiers de manière spectaculaire. (The Economist, 1er octobre 2022)
Sur les marchés des devises, la livre décroche du dollar. Devant les railleries de la presse bourgeoise et la grogne de députés du Parti conservateur, le gouvernement fait marche arrière le 3 octobre.
Des grèves ou la grève ?
Parce que la combattivité est dispersée entre entreprises, entre métiers, est dissipée en journées d’action par les bureaucraties syndicales vautrées dans le royalisme et le chauvinisme, les négociations débouchent sur des résultats généralement décevants, qui entérinent la baisse du salaire réel.
La plupart des organisations centristes vivotent à côté du Parti travailliste, en se gardant bien d’affronter les bureaucraties syndicales (SWP, SPEW, SA, SR, AWL, WF…). Par exemple, la plus grosse, le SWP, comme à son habitude, appuie le dispositif de sabotage des appareils syndicaux.
C’est pourquoi il doit y avoir plus de grèves, des grèves de plus en plus intenses et des grèves unies qui se battent pour gagner. (SWP, Les grèves de samedi montreront notre force, 26 septembre 2022)
Les échecs sont mis sur le dos de la classe ouvrière et non de ses directions politiques et syndicales. Leurs équivalents français, qui capitulent devant leurs propres bureaucraties, répercutent les mêmes illusions économistes et réformistes.
Cette semaine est marquée par la grève historique des 21, 23 et 25 juin, avec plus de 50 000 travailleurs du ferroviaire, qui paralyse le pays et a ouvert la voie à d’autres secteurs. (CCR-RP, 22 juin 2022)
Il faut surtout espérer que les travailleurs prennent le contrôle sur leur mobilisation. Il faut espérer qu’ils se servent de l’arme de la grève, des grèves de masse, de la force de la classe ouvrière dans l’économie, mais aussi du caractère imprévisible de leurs luttes, pour faire valoir leurs intérêts. (LO, 8 septembre 2022)
Il n’aura dès lors pas fallu si longtemps pour refaire entendre, clairement et distinctement, la langue et les priorités d’un combat de classe tel que les portent, par exemple, les dirigeants des syndicats RMT ou CWU, des éluEs de la gauche travaillistes. (NPA, 11 septembre 2022)
Travaillisme ou bolchevisme ?
Le Parti travailliste, qui monte dans les sondages, tient son congrès annuel du 25 au 28 septembre à Liverpool. Comme nos partis ouvriers bourgeois (PS, LFI, PCF), il promet d’améliorer le sort des travailleurs par les urnes, dans le cadre du capitalisme, par un simple changement de gouvernement à la tête de l’État bourgeois.
Le gouvernement a perdu le contrôle de l’économie britannique et pour quoi ? Il a fait s’effondrer la livre et pour quoi ? Des taux d’intérêt plus élevés. Une inflation plus élevée. Des emprunts plus élevés. Et pour quoi ? Pas pour vous. Pas pour les travailleurs. Pour des réductions d’impôts pour les 1 % les plus riches de notre société. N’oubliez pas. Ne pardonnez pas. Le seul moyen d’avancer est d’arrêter cela, avec un gouvernement travailliste. (Keir Starmer, Discours au congrès, 25 septembre 2022)
Pour la bureaucratie travailliste, l’exemple à suivre n’est pas celui de la révolution anglaise qui décapita le roi en 1649, du premier mouvement ouvrier de masse du monde (le chartisme) en 1838, de la grève générale des mineurs de 1974 qui fit tomber le gouvernement conservateur… Le modèle que donne Starmer est feue la super-parasite E. Windsor.
La Reine a créé une relation spéciale et personnelle avec chacun d’entre nous. Une relation basée sur le service et le dévouement à notre pays… Alors que nous entrons dans une nouvelle ère, engageons-nous à honorer sa mémoire. Relevons la tête et affrontons la tempête, gardons vivant l’esprit de service public qu’elle incarnait afin qu’il nous guide vers un avenir meilleur. (Keir Starmer, Hommage du congrès à la reine, 25 septembre 2022)
Le congrès commence donc par l’hymne national, pour la première fois de son histoire et sans protestation de l’aile gauche. Il s’achève sur l’engagement de recruter 13 000 policiers supplémentaires.
La classe ouvrière n’a rien à attendre des urnes même si elle doit voter contre tout candidat de parti bourgeois (Parti conservateur, Parti libéral-démocrate, Parti national écossais…). Elle n’a pas grand-chose à attendre non plus des journées d’action, des grèves perlées décrétées par les directions syndicales.
Comme le conseillait Lénine, l’avant-garde doit revendiquer le droit de participer à la vie du Parti travailliste qui se présente comme le parti de tous les travailleurs. Mais elle doit se garder de penser que le Parti travailliste pourrait aller au socialisme sous la pression des masses et de son aile gauche, ou de tenter de le concurrencer avec un projet aussi réformiste (SLP de 1996, SSP de 1998, Respect de 2004, PBP de 2005, TUSC de 2010, LU de 2013…).
Les travailleurs conscients doivent exiger qu’il n’y ait qu’un seul syndicat pour tous les métiers dans chaque branche. Ils doivent se regrouper en une fraction lutte de classe dans les syndicats, imposer l’auto-organisation des travailleurs dans des assemblées générales, des comités de grève élus et centralisés, l’autodéfense contre la police.
- Défense du droit de grève, suppression de toutes les lois qui l’entravent.
- Augmentation immédiate des salaires, des retraites, des allocations chômage indexés sur l’inflation.
- Embauche massive dans les hôpitaux, l’éducation, les services essentiels à la population.
- Gel des loyers, des prix de l’énergie ; expropriation sans rachat ni indemnité des groupes capitalistes de l’énergie, du transport, du commerce…
- Sortie de l’OTAN, république, gouvernement ouvrier, fédération socialiste des iles britanniques…
Pour imposer ces revendications, ouvrir la perspective du renversement de l’État bourgeois et du socialisme, il faut construire au plus tôt au Royaume-Uni un parti ouvrier révolutionnaire de tout l’État, affilé à une internationale communiste.