La différence avec le Vietnam de 1975 est que le mouvement national était conduit par un parti qui reposait sur l’expropriation du capital au nord du pays et s’appuyait sur l’URSS et la Chine à économie collectivisée et planifiée. Non seulement le Parti « communiste » vietnamien et le FNL étaient capables de rallier la classe ouvrière, les paysans pauvres et une partie des intellectuels du pays divisé et occupé, mais, malgré son caractère bureaucratique et nationaliste, il avait stimulé -involontairement- dans la citadelle alors incontestée de l’impérialisme mondial la révolte de la jeunesse étudiante et celle des travailleurs noirs.
La cause de l’indépendance et de l’unité de l’Afghanistan est aujourd’hui confisquée par les talibans, l’organisation des propriétaires fonciers, des mollahs et des chefs tribaux, ceux que Trotsky qualifiait comme « les éléments les plus sinistres et les plus réactionnaires, imbus des pires préjugés panislamiques » (Discours à l’Université communiste des travailleurs de l’Orient, 21 avril 1924). Un tel paradoxe s’explique par la restauration du capitalisme à l’est de l’Europe, en Russie, en Chine et au Vietnam à la fin du 20e siècle, ainsi que par l’incapacité du parti stalinien d’Afghanistan à conduire une révolution sociale et à exproprier les classes possédantes locales en 1973-1979.
1944-1978 : un État hétérogène écartelé entre Etats-Unis et URSS
Le pays dont les frontières sont issues du partage au 19e siècle de la région entre empire britannique et empire russe est hétérogène : plusieurs langues proches de la famille perse : dari, pachto du nord, pachto du sud ou de la famille turque : ouzbek du sud, turkmène et plusieurs religions : majorité musulmane sunnite, minorité musulmane chiite, des bouddhistes, des indous, des sikhs…
En 1973, la population est d’un peu plus de 12 millions d’habitants. Environ 100 000 travaillent dans des entreprises industrielles, 300 000 dans de petites entreprises artisanales et le reste vit tant bien que mal de l’agriculture. Celle-ci dépend majoritairement de l’irrigation, si bien que 4 % de la population a la mainmise sur 40 % des terres arables, ce qui est justifié par le clergé, très majoritairement musulman.
L’université est le théâtre d’affrontements violents entre réactionnaires cléricaux et nationalistes progressistes. Les islamistes (Burhanuddin Rabbani, Ahmad Shah Massoud, Gulbuddin Hekmatyar…) sont structurés dans le Jamiat (Société islamique). Les staliniens (Mir Akbar Khyber, Babrak Karmal et Nur Muhammad Taraki…) fondent en 1965 le Parti démocratique populaire d’Afghanistan (PDPA) qui rassemble des jeunes aux aspirations révolutionnaires et des opportunistes aux appétits carriéristes. Malheureusement, le parti est sous l’influence de l’URSS voisine. Sa stratégie officielle est la « révolution par étapes » et le « front uni anti-impérialiste » : réaliser une révolution démocratique en alliance avec la bourgeoisie nationale, son but pratique est de neutraliser l’Afghanistan au compte de l’URSS voisine soumise à la pression militaire, économique et idéologique de l’impérialisme américain.
Le PDPA mène le mouvement des étudiants dans la capitale et des grèves dans les transports, le bâtiment, le textile, les mines et l’énergie électrique, il commence même à s’implanter dans les campagnes. Il est divisé entre 2 fractions :
- l’aile droite, avec Karmal, prétend démocratiser la monarchie, elle publie Parcham (Drapeau) dont la parution est tolérée ;
- l’aile gauche, avec Taraki et Hafizullah Amin, demande la république, elle publie Khalq (Peuple), un journal rapidement interdit.
Le pays entre dans une phase prérévolutionnaire. Un général, ancien premier ministre et membre de la famille royale, Mohammad Daoud, mène un putsch militaire avec le soutien du PDPA-Parcham. Il proclame la république : n’est-ce pas le front uni anti-impérialiste tant espéré ? En gage de remerciements, le PDPA-Parcham hérite de plusieurs ministères.
Daoud ne tient pas ses promesses : pas de réforme agraire, pas de modernisation radicale du pays. De plus, il adopte la même politique de répression envers les travailleurs et les étudiants que celle du roi déchu. En 1974, Daoud chasse les ministres PDPA-Parcham quand il choisit les Etats-Unis contre l’URSS.
Pour trouver une assise, il exaspère le nationalisme et s’en prend à l’État voisin du Pakistan en revendiquant des territoires controversés et en accueillant des camps d’entraînement de la guérilla nationaliste baloutche. En représailles, le gouvernement de Bhutto apporte son soutien aux islamistes d’Afghanistan, des farouches opposants à la république qui nouent d’étroites relations avec les services secrets pakistanais (ISI). Le 22 juillet 1975 a lieu un soulèvement islamiste, à laquelle participent Burhanuddin Rabbani, Ahmad Shah Massoud et Gulbuddin Hekmatyar.
1978-1979 : une révolution sociale avortée
En juillet 1977, le Kremlin ordonne la réunification du PDPA sur une base de 50 % pour chaque fraction au comité central, alors que Khalq compte plus de 80 % de la base (environ 8 000 membres et 42 000 sympathisants).
Le 17 avril 1978, le gouvernement Daoud fait assassiner Mir Akbar Khyber, un dirigeant du PDPA-Parcham. Le PDPA appelle à des manifestations qui mobilisent entre 15 000 et 50 000 participants. En réponse, Daoud fait arrêter Taraki et Karmal dans la nuit du 25 au 26 avril. À Jalalabad, il y a des échanges de tirs entre différentes unités de l’armée. Le 27 août 1973, lors du rassemblement de protestation à Kaboul, des avions Mig pilotés par des rebelles tirent des roquettes sur le palais présidentiel. Appuyés par les unités de chars, les mutins tuent Daoud et remettent le pouvoir au PDPA.
La population de Kaboul manifeste en masse sous le drapeau rouge. Le gouvernement Brejnev de l’URSS est pris au dépourvu. La Révolution saur (saur pour avril) n’est pas le fruit d’un coup d’État planifié de main de maître, mais une simple affaire de circonstances. Il n’y a pas de révolution rurale qui conforterait le début de la révolution urbaine qui, elle-même, est limitée par l’absence de soviets et par la nature du PDPA. Celui-ci s’inscrit dans la lignée du nationalisme bourgeois (type Gandhi en Inde, Nasser en Égypte, Sukarno en Indonésie, Perón en Argentine…) et reste sous forte influence de l’URSS depuis sa création. Une transformation socialiste de l’Afghanistan n’est pas son objectif.
La République démocratique d’Afghanistan est instaurée. Taraki (PDPA-Khalq) devient président du Conseil révolutionnaire, Karmal (PDPA-Parcham) est vice-président, Amin (PDPA-Khalq) est ministre des affaires étrangères. Il n’y a pas une seule femme au gouvernement.
Outre l’adoption du drapeau rouge, le gouvernement Taraki-Karmal prend des mesures progressistes : abolition de l’usure, égalité juridique des hommes et des femmes, interdiction des mariages forcés, limitation de la dot, campagne d’alphabétisation, reconnaissance des langues minoritaires, distribution de la terre… Mais le gouvernement se révèle incapable de susciter un mouvement paysan, d’autant qu’il laisse les exploiteurs ruraux maîtres de l’irrigation, ce qui rend caduque toute loi de distribution des terres.
1978-1992 : la contre-révolution des « moudjahidines »
Ces mesures mettent les propriétaires fonciers, les chefs de clans et les 300 000 membres du clergé islamique dans une colère noire. La réforme agraire et l’émancipation des femmes dressent contre elles toute la contre-révolution islamiste, qu’elle soit théocratique ou monarchiste, sunnite ou chiite, pachtoune ou hazarae : Hezb-e-Islami Gulbuddin (Parti islamique de Hekmatyar), Jamaat-e-Islami (Société islamique de Rabbani et Massoud), Jebh-e-Nejat-e Melli (Front national de libération de Modjadeddi), Harakat-e enqetab-e Islami (Mouvement de la révolution islamique de Mohammedi), Mahaz-e-Melli-e-Islami (Front national islamique de Gailani), Choura-e-ettefaq (Conseil de l’unité islamique de Behechti), Harakat-e-Isami (Mouvement islamique Mosseni), etc. Ils appellent les « moudjahidines » (combattants) au « djihad » (guerre sainte) menée contre « les impies » et « les communistes ». Certains régiments se rallient aux islamistes.
Des services secrets, dont l’ISI du Pakistan, le GIP d’Arabie et la CIA des États-Unis (avec l’approbation de Carter, Parti démocrate), fournissent les armes et des moyens de communication. Les réseaux islamistes internationaux qui leur sont liés fournissent de l’argent et des volontaires. Tous les fondateurs d’Al-Qaida (dont l’héritier d’une grande famille capitaliste d’Arabie saoudite, Ben Laden) débutent à ce moment-là.
Le gouvernement bourgeois modernisateur répond à cette contestation grandissante par des moyens militaires. L’armée bombarde les villages réfractaires sans faire de distinction entre vassaux exploités et seigneurs féodaux, paysans et imams.
En juillet 1978, le gouvernement, impuissant à vaincre la contre-révolution, se fracture. Le PDPA-Parcham veut revenir sur certaines réformes et passer un compromis avec la bourgeoisie nationale que représentait Daoud. Le PDPA-Khalq le purge : les chefs de Parcham sont exilés, leurs partisans emprisonnés ou tués. En décembre 1978, Taraki signe avec Brejnev un traité d’amitié. En mars 1979, il demande à Kossyguine l’envoi de troupes qu’il refuse. Le PDPA-Khalq lui-même éclate : Taraki, sous l’influence des conseillers russes, démet Amin en septembre 1979. Mais celui-ci mène un putsch victorieux et assassine le « grand chef » en octobre. Dans ces conditions, le soutien populaire dans les villes s’effondre. Par contre, les djihadistes sont stimulés par la contre-révolution islamiste en Iran.
1979-1989 : l’intervention de l’URSS
En décembre 1979, le gouvernement de l’URSS, qui craint de voir l’Afghanistan voisin tomber sous la coupe de l’impérialisme américain et de voir le djihad contaminer ses propres territoires d’Asie centrale, envoie des troupes. Le KGB et les forces spéciales russes liquident Amin et bon nombre de membres du comité central du PDPA-Khalq (opération Chtorm-333).
S’alignant sur les puissances impérialistes de l’époque, les partis sociaux-démocrates et travaillistes condamnent l’intervention de l’URSS. Ils sont suivis par tous les maoïstes du monde, plusieurs partis « communistes » vendus à leur propre bourgeoisie depuis 1935 et la plupart des courants issus de la décomposition de la 4e Internationale après la 2e guerre mondiale : cliffistes (SWP/Grande-Bretagne britannique, SR/Égype…), pablistes-morénistes (PTS/Argentine, PSTU/Brésil…), lambertistes (POID/France, POI/France, PT/Algérie…), grantistes (SP/Grande-Bretagne, Salt/Etats-Unis, El Militante/Espagne….), pablistes-mandéliens (NPA/France, PST/Algérie, SR/Grande-Bretagne…), hardystes (LO/France…), etc.
Comme s’il était possible d’être neutre dans un conflit opposant un gouvernement qui mène une réforme agraire et l’émancipation des femmes à la réaction féodale et cléricale qui s’y oppose férocement, qui veut broyer toutes les organisations ouvrières.
Il convient d’avoir en vue la nécessité pour les partis communistes d’aider les mouvements révolutionnaires d’émancipation des pays les plus arriérés… Il est aussi nécessaire de lutter contre le clergé et les autres éléments réactionnaires et moyenâgeux, la nécessité de combattre le panislamisme et autres courants analogues. (2e congrès de l’Internationale communiste, Thèses sur les questions nationale et coloniale, juillet 1920)
Le prolétariat soutient et fait siennes des revendications partielles comme la république démocratique indépendante, l’octroi aux femmes des droits dont elles sont frustrées. (4e congrès de l’Internationale communiste, Thèses sur la question d’Orient, novembre 1922)
Comme s’il était possible d’être neutre dans un conflit opposant de fait un État ouvrier, aussi dégénéré était-il, à des bandes contre-révolutionnaires armées par l’impérialisme dominant.
Tout en menant une lutte inlassable contre l’oligarchie de Moscou, la 4e Internationale rejette catégoriquement toute politique qui aiderait l’impérialisme contre l’URSS. (Conférence de la 4e Internationale, Manifeste, mai 1940)
Prendre parti contre les djihadistes et les Etats-Unis ne signifie pas approuver la politique des gouvernements de l’Afghanistan et de l’URSS, pas plus que la 4e Internationale ne couvrait la bureaucratie de l’URSS et Staline en 1940. En 1979, l’oligarchie à la tête de l’URSS craint plus la révolution (qui pourrait s’étendre à son propre prolétariat) que la réaction islamiste. Elle s’efforce seulement de préserver un Afghanistan allié à ses frontières. L’effectif maximal de l’armée soviétique (110 000 soldats) est bien inférieur à celui envoyé en 1956 écraser la révolution prolétarienne en Hongrie (environ 200 000).
Le Kremlin met en place un gouvernement Karmal (PDPA-Parcham) et confie la police politique à Mohammad Najibullah (PDPA-Parcham). Les conséquences de ce coup d’État sanglant vont renforcer encore un peu plus la crise : beaucoup de soldats, y compris des anciens du PDPA, désertent pour rejoindre la contre-révolution islamiste ou s’exiler.
En 1986, Reagan livre une arme sophistiquée, les missiles anti-aériens Stinger, aux moudjahidines, ce qui leur permet d’abattre des centaines d’hélicoptères d’attaque sophistiqués. L’armée afghane et l’armée russe perdent leur atout militaire, le contrôle du ciel. Des cartels de l’opium alimentent en héroïne des soldats russes, mais surtout le marché mondial, au moment où l’État américain décrète la guerre à la drogue dans ses frontières et en Amérique latine.
En 1986, Brejnev remplace Karmal par Najibullah. En 1987, le nouveau gouvernement PDPA-Parcham change le drapeau pour lui conférer une coloration musulmane, revient sur la collectivisation des terres, construit plus de 100 mosquées, tente de mettre sur pied un clergé sous le contrôle de l’État, réintroduit la religion dans l’enseignement, rappelle des responsables monarchistes et intègre des chefs tribaux, etc. Malgré tout, la République démocratique d’Afghanistan survit trois ans car elle bénéficie encore du soutien de la majorité de la population citadine, qui craint à juste titre la menace islamo-fasciste.
Sans parti prolétarien, donc dépourvue ans d’une stratégie communiste internationaliste et d’une perspective démocratique et laïque sérieuse, la classe ouvrière est muselée, incapable de prendre la tête de tous les exploités et opprimés. Le pays est ravagé, avec un million de morts et autant de déplacés. L’URSS commence elle-même à se déliter. En 1989, Reagan refuse tout compromis sur l’Afghanistan à Gorbatchev qui retire les troupes.
1992-2001 : de l’État islamique au califat
En avril 1992, les chefs de guerre islamistes, coalisés sous la pression de la CIA et de l’ISI pakistanaise, renversent le régime nationaliste laïque, assassinent Najibullah et instaurent l’État islamique d’Afghanistan. Burhanuddin Rabbani est président, Hamid Karzaï et Abdullah Abdullah font partie du gouvernement islamiste reconnu par tous les États impérialistes. Aussitôt, les différentes fractions réactionnaires s’affrontent durant quatre ans. Le désordre s’étend à la zone frontalière du Pakistan.
En 1996, le mouvement des talibans (taliban veut dire séminariste) de Mohammed Omar, le plus obscurantiste des djihadistes et le plus cohérent, appuyé par le Pakistan, réussit à supplanter ses rivaux. Il prend le pouvoir en 1996 et unifie le pays. Seul le Front uni islamique et national pour le salut de l’Afghanistan (dit « Alliance du Nord » dans la presse occidentale) de Massoud conserve un territoire au nord-est, dans la vallée du Panchir. La justice rendue au nom de la charia et le rétablissement de l’ordre séduisent les propriétaires des zones rurales et même citadines, lassés du désordre induit par les querelles entre les cliques de moudjahidines. Le mouvement des talibans instaure l’Émirat islamique d’Afghanistan soutenu par les Etats-Unis qui oublient opportunément la démocratie et le sort des femmes.
Le sport, la musique, le théâtre, le cinéma, la télévision… sont interdits. Les petits voleurs sont amputés. Le régime islamo-fasciste interdit les organisations ouvrières, tue les militants communistes, persécute les minorités chiites (en août 1998, à Mazâr-e Charîf, dans le Nord du pays, des milliers de Hazaras sont massacrés). Les femmes sont assignées à résidence, ne pouvant sortir qu’avec un parent masculin. Les filles n’ont plus accès à l’enseignement. Les femmes adultères sont lapidées. Les opposants politiques et les homosexuels sont arrêtés, torturés, exécutés publiquement.
En septembre 2001, le réseau djihadiste Al-Qaida, dont l’état-major est abrité par l’Émirat islamique, organise des attentats exécutés par des fanatiques saoudiens sur le territoire des États-Unis. En septembre 2001, Al-Qaida assassine le chef du Front uni islamique et national (« Alliance du Nord »), Massoud
2001-2021 : l’occupation américaine
Le 7 octobre 2001, une coalition de l’OTAN conduite par le gouvernement américain (Parti républicain) envahit l’Afghanistan. Appuyée par plusieurs chefs de guerre moudjahidines évincés par les talibans, elle triomphe facilement. Participent à la coalition, la France dont le gouvernement est dirigé par le PS et inclut le PCF ; l’Allemagne qui est dirigée par le SPD (en coalition avec les Grünen) ; la Grande-Bretagne, dont le gouvernement est exclusivement du Parti travailliste ; la Belgique dont le gouvernement comprend le PS francophone et le SP néerlandophone…
Sur la base de la Force internationale d’occupation (FIAS), Bush fils entreprend de mettre sur pied un régime à sa convenance : accord de Bonn en décembre 2001 et conférence de Tokyo en janvier 2002. Le gouvernement est remis provisoirement à Karzaï, devenu un agent de la CIA. L’ONU convoque en mars 2002 une Loya Jirga (qui tient lieu d’assemblée constituante), pas issue du suffrage universel, qui réunit 1 600 délégués : des associations (ONG), des corporations, Karzaï et sa famille de trafiquants de drogue, l’ancien roi Zaher Shah, des chefs de guerre islamistes (Front uni islamique et national, Jamiati Islami, Harakat-I Islami-yi Afghanistan…). 800 délégués signent une pétition pour désigner Zaher comme chef de l’État, ce qui n’est aucunement l’intention du gouvernement américain. À force de pression, de corruption et de menaces, Karzaï est désigné chef du gouvernement pour deux ans.
En 2004, il instaure la République islamique dont la devise est : « Il n’y a de divinité qu’Allah et Mahomet est son messager ». Selon la constitution, le président est désigné au suffrage universel direct. Karzaï est élu en 2004, puis réélu en 2009. Ashraf Ghani, mal élu face à Abdullah Abdullah, lui succède en 2014. Ghani est réélu en 2020 contre Abdullah qui établit un gouvernement parallèle avant d’accepter de partager le pouvoir avec son rival.
Dès 2006, les djihadistes (talibans et EI-Daech) reprennent la guérilla contre l’armée officielle mise sur pied par l’OTAN dans les campagnes et multiplient des attentats-suicides dans les villes, majoritairement contre les troupes d’occupation et les forces gouvernementales, mais aussi visant délibérément les civils. Les habitants des campagnes sont victimes des liquidations arbitraires par les troupes américaines au sol et des bombardements occidentaux par avion ou par drone.
Les talibans encouragent la culture du pavot et le trafic de l’opium, branchés sur le capitalisme criminel mondialisé, sans être gênés que le Coran condamne l’usage de toute drogue. Outre le détournement des fonds occidentaux, les politiciens, les officiers et les fonctionnaires se livrent à des activités maffieuses. La masse de la population ne veut pas risquer sa vie pour un tel gouvernement.
De nombreux soldats de l’armée de métier américaine rentrent handicapés ou traumatisés. Il y a plus de suicides que de tués au combat. Le coût de l’occupation de l’Afghanistan pour les États-Unis depuis 2001 se monte à 2 260 milliards de dollars au total. L’orientation de l’impérialisme américain est de se réaxer, faute de moyens, autour du pivot Asie-Pacifique, désigner clairement l’impérialisme chinois non seulement comme son concurrent principal mais comme son ennemi mortel. Le président Obama (Parti démocrate) entame le retrait échelonné des troupes. Trump (Parti républicain) négocie avec les talibans, sans se soucier du sort des femmes qui avait servi, avec les attentats, de prétexte à l’invasion. Les talibans ont le champ libre pour intensifier leur offensive alors que l’armée officielle se démoralise.
2021 : la victoire des éléments les plus sinistres et réactionnaires
Le 29 février 2020, Trump signe avec les talibans les accords de Doha, ratifiant la fin de la présence militaire américaine. Biden (Parti démocrate) accélère le retrait qu’il fixe au 31 août 2021. Ce qui n’était prévu par personne, c’est l’effondrement de l’armée officielle. Les guérillas islamistes récupèrent le matériel et l’armement des troupes gouvernementales en déroute, s’emparent des capitales régionales et se rapprochent de Kaboul. La façade pieuse et anti-impérialiste qu’ils se forgent leur permet de recruter dans d’autres ethnies que les Pachtounes, notamment chez les Tadjiks et les Ouzbeks, même si cela reste une minorité.
La chute du régime surprend par sa rapidité les talibans eux-mêmes, qui se retrouvent maîtres de Kaboul le 15 août. Cela met en difficulté les alliés des États-Unis. L’impérialisme américain, qui s’est aveuglé lui-même sur la solidité de ce qu’il avait construit à coups de milliards, n’en a cure désormais.
Les talibans utilisent la terreur, l’obscurantisme et la charia pour le plus grand profit du clergé, des propriétaires terriens, des trafiquants, des quelques capitalistes locaux et des impérialistes qui les soutiennent. Le gouvernement taliban enlève, bat et assassine des journalistes, des fonctionnaires et des membres d’ONG. Il chasse les collégiennes et les lycéennes des lieux d’études. Il protège toujours Al-Qaida mais il n’arrive pas à supprimer la surenchère de son rival Daech qui multiplie des attentats qui ciblent les musulmans chiites.
Le dernier conflit a causé 241 000 morts, dont plus de 71 000 civils et des millions de déplacés. La situation économique léguée par le régime antérieur est catastrophique : en 2020, le PIB du pays s’élevait à 19,81 milliards d’euros dont 43 % d’aide internationale. La guerre et la corruption ont affaibli les infrastructures. En outre, la sécheresse sévit depuis 2018. Les réserves de la Banque centrale afghane étant détenues aux États-Unis, elles sont inaccessibles à l’émirat. La situation alimentaire et sanitaire est extrêmement précaire.
L’Afghanistan possède d’abondantes réserves de lithium, d’uranium, de pétrole, de charbon, de gaz et d’or. Le retrait des Etats-Unis excite les appétits impérialistes de ses rivaux russe et chinois. Au plan régional, il affaiblit l’Inde mais renforce l’Iran et le Pakistan.
Doter le prolétariat d’Asie centrale d’un parti et d’une stratégie
Les travailleurs conscients se réjouissent du camouflet infligé à l’impérialisme le plus puissant mais ne peuvent que s’inquiéter du retour au pouvoir des pires ennemis locaux de la démocratie et de la classe ouvrière.
Le gouvernement taliban, comme tous les régimes islamistes (Arabie saoudite, Iran, bande de Gaza, ex-État islamique d’Irak et du Levant…), n’est pas réellement anti-impérialiste. Il ne met pas en cause le capitalisme mondial, mais s’y inscrit. Les talibans ont été armées, soignés et renseignés par le Pakistan. Ils ont été financés par les monarchies du Golfe, l’Iran et le Pakistan. Ils sont des acteurs importants des circuits internationaux de drogue. Ils sont les défenseurs de l’exploitation des travailleurs des campagnes et des villes. Ils seront contraints de se soumettre à telle ou telle puissance capitaliste pour survivre.
Les catastrophes successives subies par les peuples d’Afghanistan confirment de manière cruelle la stratégie de la révolution permanente. À l’époque du déclin du capitalisme, même dans les pays colonisés ou semi-colonisés, la bourgeoisie de souche (du nouveau califat au PDPA, en passant par la monarchie constitutionnelle et les fantoches façon Karzaï), à cause de ses liens avec les exploiteurs agraires et de sa soumission à telle ou telle bourgeoisie dominante, se révèle incapable d’accomplir les tâches nationales et démocratiques : réforme agraire, libertés fondamentales, indépendance réelle, unité nationale, etc.
L’alliance révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie n’est concevable que sous la direction politique de l’avant-garde prolétarienne organisée en parti communiste. Ce qui signifie à son tour que la victoire de la révolution démocratique n’est concevable qu’au moyen de la dictature du prolétariat qui s’appuie sur son alliance avec la paysannerie et résout, en premier lieu, les tâches de la révolution démocratique. (Lev Trotsky, Thèses sur le révolution permanente, novembre 1929)
Au lendemain de la chute du régime, des femmes travailleuses ont manifesté avec courage dans les principales villes contre la terreur des barbus. La seule force sociale qui soit réellement anti-impérialiste, car anticapitaliste, est la classe ouvrière, quels que soient le lieu de vie, la nationalité, la couleur de peau, les convictions, le sexe, l’âge ou l’orientation sexuelle de ses membres. Contre la réaction patriarcale, tribale, féodale et cléricale, la classe ouvrière afghane, la population laborieuse des villes et des campagnes, la jeunesse, les femmes, doivent s’organiser de manière clandestine en comités de quartiers, de villages, d’université, en syndicats, au sein d’une organisation véritablement communiste, pour se défendre, y compris en s’armant, et préparer la revanche. Ce combat est indissociable de la lutte pour construire un parti ouvrier révolutionnaire, pour un gouvernement ouvrier et paysan en Afghanistan, pour la fédération socialiste des peuples d’Asie centrale.