Frédéric Lordon, Figures du communisme

Frédéric Lordon est chercheur au CNRS en philosophie, après avoir pendant plusieurs années été un économiste, proche de la théorie de la régulation. Il participe fréquemment à des luttes sociales, dans laquelle il prétend représenter la voix de la radicalité. Pourtant, en 2016, lors de la lutte contre l’offensive portée au droit du travail il protégeait les appareils sur leur gauche en désorientant les masses, les éloignant de leur mot d’ordre (« Nous nous foutons de la loi El Khomri… Revendiquer c’est déjà être soumis », AG d’étudiants, Tolbiac, 30 mars 2016) ou reprenant les propos défaitistes des appareils (« Nous savons bien que les grèves générales ne se décrètent pas d’un claquement de doigt », Nuit debout, place de la République, 9 avril 2016). En 2017, il plaçait des illusions sur le candidat de LFI à l’élection présidentielle « Mélenchon est porteur d’une différence significative de gauche dans le paysage politique… une élection de Mélenchon ne serait pas la fin du processus mais le début, et le début d’un processus qui passerait nécessairement par des mobilisations de rues extrêmement intenses » (Là-bas si j’y suis, 27 janvier 2017). Aujourd’hui il publie Figures du communisme, s’inscrivant dans la nouvelle vague de déformation du communisme (Badiou, Zizek, Quiniou, Garo…), de régression vers des confusions antérieures (stalinisme, maoïsme, keynésianisme de gauche…).

Lordon prétend défendre le communisme…

C’est en référence à Karl Marx – « [l]es rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du procès de production social… Avec cette formation sociale [capitaliste] s’achève… la préhistoire de la société humaine » (Contribution à la critique de l’économie politique) – que Lordon invite l’humanité à « fermer la longue parenthèse de la préhistoire… du développement matériel » (7), et à cesser d’envisager l’accumulation monétaire comme son unique horizon. L’objectif est non seulement d’en finir avec le capitalisme, mais surtout d’ouvrir la voie au communisme.

Il assigne ainsi deux priorités à son projet de société émancipatoire : « la conservation de la vie [i.e.] le système général de la santé [et] l’accès aux moyens socialement déterminés de la tranquillité matérielle » (8-9). Elles constitueraient les conditions nécessaires au développement des puissances créatives de tous et à l’établissement de la libre production. Réunir ces conditions implique non seulement d’en finir avec le capitalisme, qui mène au désastre écologique et social tout en écartant la possibilité de penser une alternative radicale, mais également de concevoir un avenir post-capitaliste, auquel l’histoire a donné le nom de communisme et dont le choix a été fait de ne pas l’abandonner aux représentations répugnantes qui lui ont souvent été attribuées. C’est également pour cette raison que la représentation de ce qu’est le communisme serait plus que jamais nécessaire dans l’objectif d’inscrire sa désirabilité dans l’imaginaire collectif.

L’auteur associe ce désir avec l’acceptation d’un niveau de développement des forces productives qui corresponde à un désir raisonnable, nous y reviendrons. Le communisme correspond ainsi à un mode d’organisation des rapports humains dans lequel « la vie » se voit attribuer un statut supérieur à « l’économie », le bien-être un statut supérieur à la valeur d’échange. Tout en critiquant la contradiction de la logique de décroissance consistant à préserver le capitalisme tout en lui assignant le devoir de se contredire, il interroge la nécessité de renoncer à un certain niveau de vie, tout en améliorant le bien-être, la quantité de biens se transformant en qualité de bien-être, d’où un communisme luxueux. Il interroge l’association de propositions macroscopiques avec des prises de décision locales, les premières ne pouvant se passer des secondes sans risquer la tyrannie, et les secondes ayant besoin des premières pour échapper à la désorganisation. Il appelle à renverser la finance, comprise comme une forme de servitude, et à la remplacer par la subvention.

Il interroge également les formes et le contenu que prendra cette nouvelle organisation sociale, en commençant par ceux qu’elle ne pourra pas prendre. Il valide la fermeture du moment social-démocrate, à savoir l’impossibilité pour un gouvernement au service du travail de réaliser des compromis avec le capital, au sens où le champ de la démocratie évolue en sens inverse de l’accroissement des intérêts de la classe capitaliste. Il rejette également comme impossibles ou comme non souhaitables le recours à une avant-garde révolutionnaire ou l’appel aux armes. C’est ainsi dans l’irruption des masses qu’il figure un outil de sortie du capitalisme. Selon Lordon, s’appuyant sur Gramsci, elle seule permettrait de progresser vers la construction d’un nouveau « bloc hégémonique » face à la « crise organique » que traverse l’humanité.

…il cherche à enterrer sa perspective

Si nous nous situons aisément dans le cadre de cette perspective communiste, nous avons souhaité ici discuter un certain nombre d’angles morts, conçus comme autant d’impensés auxquels Frédéric Lordon devra répondre, faute de quoi son projet risque de se maintenir dans l’inachevé. Ils portent à la fois sur le communisme et sur ses figures, puisque tels sont les mots qui composent le titre.

Il est difficilement envisageable de concevoir le communisme qui, s’il n’est plus brandi comme un spectre, n’a pas cessé de l’être comme une infamie, sans se référer au combat historique du communisme scientifique au sein du mouvement ouvrier et à ses textes anciens mais néanmoins instructifs. Chez Marx et Engels, comme chez Lénine, Luxembourg ou Trotsky, si le communisme est bien moins mentionné que ses acteurs, c’est-à-dire les communistes, il n’en reste pas moins que la nécessité de construire une théorie du communisme se fonde sur le besoin d’élaborer un programme révolutionnaire, pour la révolution sociale, tant contre ceux qui se perdent dans la description d’une société future qu’ils pensent réaliser en conseillant les dirigeants politiques ou économiques de l’ancienne société (socialistes utopiques du type Saint-Simon) que ceux qui prétendent que des réformes successives feront de l’État bourgeois et national le vecteur de la transformation (réformistes du type Proudhon, Blanc ou Lassalle), en passant par ceux qui préconisent une égalisation immédiate de la misère mondiale existante sans transition internationale du capitalisme au socialisme (communistes grossiers à la Baboeuf et Weitling, anarchistes à la Bakounine).

Le communisme grossier n’est que l’achèvement de cette envie et de ce nivellement en partant de la représentation d’un minimum. Il a une mesure précise, limitée. À quel point cette abolition de la propriété privée est peu une appropriation réelle, la preuve en est précisément faite par la négation abstraite de tout le monde de la culture et de la civilisation, par le retour à la simplicité. (Karl Marx, Manuscrits de 1844)

La révolution communiste ne sera pas une révolution purement nationale… Elle se développera plus rapidement ou plus lentement, selon que le pays possède une industrie plus développée, une plus grande richesse nationale et une masse plus considérable de forces productives… Elle exercera également sur tous les autres pays du globe une répercussion considérable et transformera complètement leur mode de développement. Elle est une révolution universelle ; elle aura, par conséquent, un terrain universel. (Friedrich Engels, Principes du communisme, 1847)

Pourtant, Lordon envisage le communisme comme une « per[te] de “niveau de vie” » (97). Au-delà du paradoxe qu’il semble n’avoir pas résolu, selon lequel il affirme également la nécessité « de forces productives suffisamment développées » (198), il évoque un renoncement à certaines choses desquelles on imagine pouvoir aisément se passer sans perdre en qualité de vie (il évoque les futurs modèles de téléphones portables, les prochaines générations d’Internet…). Pourtant, à part quelques exemples caricaturaux de l’abrutissement patiemment élaboré par des médias et des entreprises de marketing spécialisées dans le décervelage de masse, il ne s’attarde pas sur cette question, et s’il parle bien de transformer la vie de quantité en qualité, il ne donne que quelques exemples, parmi lesquels la gratuité des services collectifs, le temps, la restauration de la nature. Il évoque la nécessité de déterminer « l’ensemble des biens sur lesquels une tranquillité absolue doit régner pour tous » (99), néanmoins il manque à la fois une délimitation plus claire du nécessaire et du superflu, et surtout une réflexion sur la manière dont une société pourra se passer du superflu. En d’autres termes, il n’interroge pas les modalités de la transformation de la quantité en qualité.

On pense immédiatement à la question des acteurs. Qui mobiliser pour garantir cette transformation, ou du moins cette transition d’un capitalisme quantitatif à un communisme qualitatif ? Ayant rejeté l’hypothèse de l’avant-garde tout comme la possibilité de l’armement des masses, Lordon ne voit plus que « la masse et ses irruptions » (191). Si cette confiance en la spontanéité des masses pourrait laisser penser qu’il se situe aux côtés de Rosa Luxemburg contre Lénine, ce serait oublier que si elle a longuement débattu, notamment avec Lénine, sur le degré d’intervention du parti et des masses et qu’elle faisait, plus que Lénine, confiance en l’intervention des masses. Elle était une des dirigeantes à partir de 1893 d’une organisation très disciplinée et centralisée (la SDKP de Pologne) ainsi qu’une fondatrice en 1918-1919 du Parti communiste allemand (KPD). En ce sens, Lordon est bien plus spontanéiste que ne le fut Rosa Luxemburg, et il se rapproche plus du socialisme utopique, critiqué par Marx et Engels pour ne pas se donner les moyens d’atteindre les objectifs qu’ils se fixent. En l’espèce il renvoie aux illusions la nécessité de construire un parti révolutionnaire en rejetant explicitement « le règne […] des avant-gardes révolutionnaires » (189), ne cherchant pas à justifier cette mise au rencart si ce n’est que ceci est peu « démocratique » (Idem). S’il ne croit pas en l’avant-garde, il ne croit pas non plus en les syndicats de masse. Ils ne sont guère plus qu’évoqués, puisqu’il ne fait que mentionner en passant les « syndicats réformistes » (175). Faute de précision sur ce qu’il entend par ces termes, on doit se contenter de son appréciation de « la CFDT [comme]antenne factice du syndicat patronal » (Idem) et de la perte par « la CGT […] de sa position de syndicalisme revendicatif » (Ibid.). L’auteur ne semble pas confiant en la capacité des masses travailleuses à utiliser leurs outils de luttes pour combattre le capitalisme. C’est ainsi que les « figures » qui donnent leur titre au livre sont décrites par le terme général et imprécis de « la masse ». Exit les classes sociales, comme à LFI ! En revanche il semble faire plus confiance en les lumpens ou bakouninistes souvent qualifiés de « cortège de tête » ou de Black Bloc -ceux qui ont agressé la CGT au 1er mai dernier– à qui il a par le passé dressé des louanges pour la « diversité de sa composition » (Bondy Blog, 8 septembre 2016).

C’est en revanche de façon plus subtile et implicite qu’il présente comme impossible une coordination internationale des luttes. En attribuant le qualificatif déshonorant de « scoutisme » (63) aux partisans de « la stratégie “internationaliste” qui envisage quelque règlement mondial comme prérequis à la résolution de tout problème » (Idem), il écarte le problème en le caricaturant et en le disqualifiant de manière méprisante. Aussi il ne mentionne pas la possibilité d’alliances internationales, qu’il s’agisse de regroupements internationaux d’organisations internationales (comme feu l’Internationale communiste), ni l’impact qu’une révolution dans un pays peut avoir sur d’autres pays. L’auteur n’ignore pas combien Lénine savait que l’échec de la révolution allemande était une entrave pour la diffusion internationale de la révolution sociale après l’instauration du pouvoir des soviets en Russie grâce au Parti bolchevik.

Cela est donc compatible avec le souhait – explicite cette fois-ci – de l’auteur de rejeter la référence à la révolution russe, dont il explique l’échec par le fait qu’il s’agit du « pays où Marx la jugeait la moins probable du fait, précisément, de son arriération matérielle » (100). Il est d’abord surprenant qu’un auteur dont la connaissance de la littérature marxiste est tout-à-fait remarquable ait pu omettre qu’à la fin de sa vie, Marx était partisan de l’affirmation que la Russie pourrait constituer le pays duquel serait enclenché une révolution mondiale. Rappelons ainsi qu’il conclut la préface de l’édition russe du Manifeste du parti communiste publiée en 1882 en affirmant que « si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste ». Il serait tout de même surprenant que le Marx que connaît Lordon soit si différent du Marx qui a écrit ces lignes. Précisément, et c’est avec les termes de « révolution permanente » que Léon Trotsky a développé une telle logique, le retard dans le développement matériel d’un pays n’est pas le seul critère permettant de juger la possibilité de diffusion internationale d’une révolution.

En ne tenant pas compte des leçons de l’histoire de la lutte des classes et des révolutions, Frédéric Lordon ne fournit guère d’armes à ceux qui n’ont pas perdu l’espoir que le communisme puisse constituer l’avenir de l’humanité.

7 juillet 2021

Leonardo Alex