Mali : un État plus disloqué que jamais

Tous les pays africains contemporains sont capitalistes car l’économie traditionnelle, sans avoir disparu, est transformée par le capitalisme international, lui est subordonnée. Certains hébergent de véritables entreprises capitalistes autochtones, d’autres ou les mêmes bénéficient d’une tradition étatique qui peut servir à légitimer le mythe nationaliste. Mais le Mali a une base économique restreinte (ainsi, 80 % de la main-d’œuvre travaille dans l’agriculture), il est hétérogène (par le climat, les multiples langues…) et a peu de continuité historique (les empires africains qui se sont succédés dans la région ne coïncident pas avec le découpage des frontières imposé par les colonisateurs européens).

L’étroite bourgeoisie compradore qui s’empare de l’État à la décolonisation en 1958 est incapable de desserrer l’étreinte impérialiste et de développer le pays (par exemple, alors que le Mali est le premier producteur de coton d’Afrique, seuls 3 % sont transformés sur place). Elle compose avec les chefs claniques, le clergé et les pires traditions patriarcales et misogynes (50 % des femmes sont mutilées par excision ou infibulation).

Le pays est déjà victime du réchauffement climatique dont il n’est pas coupable, qui se combine à la pression démographique pour mettre en cause le pastoralisme. La fécondité mal maîtrisée (l’âge moyen est de 16 ans) et la pauvreté d’une grande partie de la population poussent les chômeurs à émigrer en Europe, en particulier vers les États de langue française. Les jeunes Maliens sont parfois bloqués en Afrique du Nord, voire violés ou réduits en esclavage en Libye et ils paient un lourd tribut aux noyades en Atlantique et en Méditerranée causées par le blocage des frontières de la France et de l’Union européenne. L’État bourgeois du Mali est particulièrement instable. Il s’appuie sur l’ONU, sur la France qui est l’ancienne puissance coloniale, la Chine qui est le premier exportateur vers ce pays et qui pille le bois de rose, le Canada dont les capitalistes miniers font main basse sur l’or et l’uranium…

La sécheresse frappe le Sahel en 2011. Le nord du Mali est aux prises en janvier 2012 avec des indépendantistes touaregs (MNLA) et plusieurs mouvements djihadistes (AQMI, Ansar Dine, MUJAO) qui imposent la charia. En mars 2012, un coup d’État renverse le gouvernement Touré. Le SADI, alors organisation-sœur du NPA, approuve le putsch des officiers (Tout est à nous !, 21 mars 2013).

Quand les bandes islamistes écrasent le MNLA puis marchent vers la capitale Bamako, située au sud-ouest, la junte en appelle au Tchad puis à la France. L’intervention de l’armée française, mieux armée et équipée de moyens de surveillance (d’autant qu’elle reçoit l’aide des États-Unis en renseignement), sauve le régime, chasse les troupes islamistes de toutes les villes et les réduit à la guérilla. Keïta gagne l’élection présidentielle en 2013. Hollande grossit en 2014 le corps expéditionnaire. L’opération Barkhane s’étend à tout le Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Tchad) où la guerre se répand. En 2015, sous l’égide du gouvernement français, Keïta conclut les accords d’Alger avec les mouvements indépendantistes touaregs dont le MNLA. Cela démantèle un peu plus le pays.

L’opération française Barkhane compte 5 100 soldats au Sahel, principalement au Mali. Cette présence armée, qui n’empêche pas l’insécurité de gagner du terrain, suscite de plus en plus la colère de la population. Les partis sociaux-impérialistes ne se prononcent pas pour autant pour le retrait des troupes : « Bien sûr, il ne s’agit pas de faire monter demain 4 500 hommes dans des avions pour les ramener en France » (Jean-Luc Mélenchon, 29 novembre 2019).

Les djihadistes se recomposent autour de deux pôles : l’État islamique dans le grand Sahara (EISG), affilié à Daech, et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), franchise d’Al Qaida. L’armée reste mal payée et mal équipée, à cause des prélèvements des officiers (dont un nombre impressionnant de généraux au vu de la taille du pays) qui s’enrichissent comme les ministres.

La troupe est capable d’exactions contre la population, mais pas d’affronter les groupes djihadistes qui s’enracinent dans des communautés agricoles et qui pratiquent une économie parallèle (contrebande, trafic de drogue, rançons contre otages, etc.). Le gouvernement encourage la formation de milices, ce qui alimente les tensions entre communautés.

Le mécontentement populaire est capté dans les villes par le Mouvement du 5 juin – Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP), une coalition qui subordonne le SADI et les syndicats de travailleurs salariés (UNTM, CSTM, CDTM) à l’opposition bourgeoise dont le programme se borne à chasser le président et dont la force déterminante est le CMAS islamiste (l’équivalent des Frères musulmans) fondé par l’imam Dicko et dirigé par Djim. En juillet 2020, le M5-RFP appelle à des manifestations qui font face à une répression causant au moins 23 morts.

Le 18 aout, les colonels Goïta, Diaw et Wagué s’emparent des casernes de Kati et de N’Tominkorobougou, arrêtent le président et plusieurs ministres, ce que n’apprécie pas Macron. Les putschistes proclament un Comité national pour le salut du Peuple (CNSP) et obligent Keïta à démissionner. Le M5-RFP salue le coup. Selon la méthode employée par l’état-major au Soudan en 2019, le CNSP négocie avec le M5-RFP un compromis qui lui laisse de fait le pouvoir. Il obtient l’accord du CMAS islamiste pour gérer la transition.

La junte désigne le 21 septembre 2020, le président et le vice-président de la transition du Mali, respectivement le colonel-major à la retraite N’Daw (70 ans) et le colonel Goïta (37 ans). Le même jour, devenu l’organisation-sœur des néo-staliniens du PRCF, le SADI « les félicite pour le choix porté sur leur personne et leur souhaite plein succès dans cette exaltante mission ». Le 18 novembre, le SADI réclame que les troupes de l’ONU remplacent celles de la France et demande l’aide des impérialismes russe et chinois pour renforcer l’armée bourgeoise malienne.

Le 3 décembre, l’Assemblée nationale est remplacée pour 18 mois par un Comité national de transition (CNT) non élu : 22 sièges aux militaires, 8 pour le M5-RFP, 11 pour les partis politiques, mais aussi 1 siège pour l’Association malienne des droits de l’homme et 4 pour les confédérations syndicales. En France, le PS, le PCF et LFI, qui viennent tous de se prononcer pour l’augmentation du budget de l’armée, déplorent, non l’immixtion de leur impérialisme en Afrique, mais une poignée de morts français : « Les militaires français tués au combat sont célébrés, comme c’est le devoir du pays » (Jean-Luc Mélenchon, 6 janvier 2021). Les victimes civiles des troupes françaises, de l’armée officielle et des islamo-fascistes se comptent, elles, en milliers sans avoir choisi d’être payées pour faire la guerre.

Le premier devoir des travailleurs conscients en France, qu’ils soient d’origine européenne ou africaine, est d’exiger le retrait des troupes françaises du Mali et de toute l’Afrique. La tâche principale des travailleurs avancés du Mali est d’imposer la rupture de l’UNTM, de la CSTM et de la CDTM vis-à-vis du CNT, du CMAS et du M5-RFP, de combattre pour le départ de toutes les troupes étrangères. Il faut construire un parti débarrassé de l’héritage pourri du stalinisme, du « front uni anti-impérialiste », de la servilité à l’égard de la « bourgeoisie nationale ». Ainsi, la classe ouvrière prendra la tête de la lutte de tous les exploités et opprimés contre la junte militaire et les bandes djihadistes, pour un gouvernement ouvrier et paysan, pour une armée rouge, pour les États-Unis socialistes d’Afrique.

17 janvier 2021