Ils se trompent dans les deux cas. Il ne s’agissait pas d’un véritable coup d’État fasciste avec à sa tête un parti et un chef décidés à jeter à bas le parlement, mais rien ne rentrera non plus dans l’ordre avec Biden. Fascistes, ils le sont indéniablement, les anciens militaires habitués à terroriser les civils dans les pays dominés, les suprémacistes blancs, les fanatiques chrétiens qui attaquent les centres d’avortement, les obscurantistes qui croient que la Terre est plate, les xénophobes qui pensent que le coronavirus est une création chinoise, les conspirationnistes qui avalent que le Parti démocrate enlève les enfants… Ce ramassis a bousculé sans mal un cordon de police mystérieusement inconsistant pour l’occasion, pour parader tout cuir, chaînes et peaux de bêtes vêtus, sur les parquets cirés du Capitole et filmer tranquillement leurs exploits. Les ennemis de l’Amérique que ces bandes désignent explicitement par leurs pancartes et slogans, ce sont pêle-mêle le communisme, le marxisme, les antifascistes, les anarchistes, les Noirs, etc.
Pour les soutenir et les accompagner, une foule de militants du Parti républicain, généralement avec casquette « Trump » mais sans masque, que le président en sursis a rassemblée devant le Capitole : ils sont persuadés par Trump, de nombreux dirigeants du Parti républicain et les sites conspirationnistes que la victoire électorale leur a été volée (alors que Biden a recueilli 81 millions de voix contre 74 pour Trump), ragent que des caciques de leur parti, les grands médias y compris la chaîne Fox, les plateformes de réseaux sociaux lâchent leur chef. Le Tea Party puis le milliardaire véreux ont réussi canaliser le mécontentement de la base populaire du Parti républicain « contre les élites de Washington » et les immigrés, mais aujourd’hui, une partie n’attend qu’une chose, que Trump envoie promener tout ce beau monde et décide de créer le parti des « vrais patriotes ». Mais c’est précisément ce pas que Trump n’a pas fait, ou pas encore fait, qui constituerait alors l’ossature d’un parti fasciste indispensable à la préparation d’un coup d’État.
Pourquoi Trump n’a-t-il pas franchi ce pas, pourquoi, au contraire a-t-il, certes du bout des lèvres, demandé finalement à ses partisans de rentrer chez eux, condamné les violences au Capitole et assuré que la transition avec Biden se passerait dans l’ordre ? Parce que l’essentiel de la bourgeoisie américaine, ses propriétaires et dirigeants de groupes industriels, commerciaux, bancaires aussi bien que l’état-major de son armée, les chefs des services secrets et de la police fédérale, écartent l’aventure du fascisme dans la situation actuelle car elle n’y est pas contrainte. Trump lui-même pensait parvenir à ses fins par le jeu des élections pour poursuivre une politique de plus en plus nationaliste et bonapartiste.
La pression qu’il a exercée sur les élus républicains de certains États comme la Géorgie pour inverser les résultats des votes, comme son appel à manifester au Capitole témoignent plus d’une impuissance fébrile que de la préparation calculée d’un coup d’État. Sa contestation des résultats auprès des juridictions locales et de la Cour suprême ayant fait long feu, l’échec le contraint désormais ou à capituler pour éviter au mieux les ennuis judiciaires ou, comme il désormais a peu d’avenir au sein du Parti républicain, à franchir le Rubicon et se lancer dans la constitution d’un parti fasciste.
Les Fronts populaires d’une part, le fascisme de l’autre, sont les dernières ressources politiques de l’impérialisme dans la lutte contre la révolution prolétarienne. (Trotsky, Programme de transition, 1938)
Même si, quand le vote a finalement eu lieu au Capitole, 8 sénateurs et 139 représentants du Parti républicain ont voté contre l’investiture de Biden, la bourgeoisie américaine n’est pas obligée de jouer aujourd’hui la carte dangereuse du fascisme, car la classe ouvrière américaine reste politiquement subordonnée aux deux deux partis bourgeois. Un indice est que la principale organisation patronale, la NAM, qui soutenait Trump, a demandé à son vice-président Pence de destituer le président.
Malgré les puissantes mobilisations qui ont eu lieu, que ce soient des grèves sur le terrain des salaires ou de l’emploi ou bien des manifestations contre les assassinats de noirs par la police, la classe ouvrière organisée n’est pas parvenue jusqu’à présent à briser le lien qui rattache son sort au Parti démocrate. Ce lien est serré par les responsables syndicaux, par les dirigeants politiques des organisations qui renient le marxisme, trahissent la classe ouvrière et dévoient sa recherche d’une perspective politique révolutionnaire en lui faisant croire qu’une pression à l’intérieur du Parti démocrate va transformer l’eau en vin. Le principal courant social-démocrate, les DSA (Democratic Socialists of America) revendiquent 85 000 membres, ce qui en fait, même à l’échelle des Etats-Unis, une organisation qui peut jouer un rôle objectif. Mais les réformistes des DSA et de la revue Jacobin roulent, comme ce qui reste du stalinisme (CPUSA, RCP), pour le Parti démocrate. Après avoir soutenu Sanders lors de la primaire de ce parti, ils se sont ralliés au soutien à Biden. La principale organisation qui se réclame du trotskysme, SA (Socialist Alternative), a appelé à voter aussi pour un parti bourgeois, le Green Party.
N’ayant pas de parti révolutionnaire, n’ayant même pas de parti ouvrier de masse, la classe ouvrière américaine est physiquement et politiquement désarmée. Elle ne peut se défendre réellement et poser la question de la prise du pouvoir qu’en s’organisant politiquement pour son propre compte, ce que les réformistes et centristes de tout poil qui interviennent en son sein s’ingénient à empêcher.
La nature du front populaire est de subordonner les organisations ouvrières à un ou plusieurs partis bourgeois présentés comme progressistes, antifascistes ou anti-impérialistes, afin de sauver l’État bourgeois et de contrer une montée révolutionnaire des masses. Aux Etats-Unis, Sanders, les DSA, le CPUSA, le RCP, SA réalisent une sorte de front populaire à l’envers : les dirigeants noirs de la NAACP ou BLM, les chefs syndicaux de l’AFL-CIO ou de CtW, les DSA, jettent la classe ouvrière dans les bras d’un parti des exploiteurs qui ne les protège de rien. Tous ont canalisé le mouvement contre la police vers l’illusion électorale, tous donnent à Biden la coloration nécessaire pour capter leurs suffrages, pour se présenter devant la classe ouvrière et la jeunesse comme celui qui va répondre à leurs aspirations, ou au moins à une partie d’entre elles. Ce qu’il ne fera pas, évidemment.
La bourgeoise américaine n’a pas besoin du fascisme aujourd’hui parce qu’elle dispose encore de la solution Biden pour tromper les masses. Elle espère qu’il pourra rétablir le calme et la prospérité des affaires. Cet espoir est vain. Les contradictions qui assaillent l’impérialisme américain ne vont pas se résorber, au contraire, car l’impérialisme américain ne va pas retrouver, par un coup de baguette magique, sa puissance incontestée d’autrefois. Ce sont des temps d’affrontements économiques et de tensions mondiales entre les principaux impérialismes, de reprise économique incertaine ou menacée, sans parler même de la poursuite de la pandémie du coronavirus, qui attendent Biden. Il devra, pour défendre l’impérialisme américain, nécessairement poursuivre à l’intérieur les attaques contre la classe ouvrière et à l’extérieur la politique agressive de Trump contre ses principaux concurrents, à commencer par l’impérialisme chinois.
Toutes les frustrations nées dans la population américaine de la perte d’influence de l’impérialisme américain, à la fois comme conséquences économiques et comme reflet de cette dégradation, ne vont pas disparaitre, elles vont se renforcer. C’est pourquoi l’envahissement du Capitole, s’il n’est pas un coup d’État, est un avertissement pour toute la classe ouvrière américaine, et au-delà.
Le gouvernement Biden Harris, lui aussi, va prouver à la bourgeoisie qu’il n’a pas plus de solution que n’en avait Trump pour surmonter les contradictions de l’impérialisme américain. À son tour, il va doucher les illusions de la partie de la petite-bourgeoisie qui l’a soutenu : petits patrons, artisans, agriculteurs, contremaîtres et chefs d’équipe… menacés de déclassement. Comme tous ses prédécesseurs démocrates il gouvernera à son tour contre la classe ouvrière. Alors, le fascisme, pour autant qu’il trouve un chef et un parti, peut se faire beaucoup plus menaçant.
Dès maintenant, il faut exiger la rupture des syndicats, des organisations d’opprimés et des DSA avec le Parti démocrate et le Parti vert. Dans les entreprises, les quartiers populaires, les universités, il faut prendre des initiatives d’auto-organisation, à l’exemple d’une fraction du prolétariat noir et des jeunes de toute « race » pour défendre les manifestations contre les exactions de la police et des bandes fascistes. Les milices ouvrières doivent se développer, s’étendre, s’organiser dans tout le pays, pour protéger toute grève et toute protestation populaire, en s’appuyant sur les syndicats et les organisations d’opprimés.
Nous pouvons arracher la victoire mais il nous faut disposer d’une structure armée avec le soutien des grandes organisations de travailleurs. Il faut de la discipline, des travailleurs organisés au sein des comités de défense. Sinon nous serons écrasés. (Trotsky, Discussion avec la direction du SWP, 7 juin 1938)
C’est ce qu’avait pratiqué avec succès en 1939 le SWP, la section américaine de la 4e Internationale, contre les organisations fascistes à Los Angeles, Minneapolis, New-York… Les DSA, le CPUSA, SA, qui considèrent que les policiers sont des travailleurs comme les autres, ne se prononcent pas pour l’autodéfense contre les fascistes. De même, personne dans le mouvement ouvrier français ne défend aujourd’hui cette perspective, pas même les prétendus trotskystes de LO, du NPA et du POID… C’est pourtant le premier pas pratique du mouvement révolutionnaire des masses pour s’organiser et se défendre contre les bandes fascistes et la police, indépendamment de toutes les fractions de la bourgeoisie, de sa légalité, de son appareil d’État, de ses partis, pour ouvrir la voie à une alternative progressiste à la crise capitaliste et à la montée du danger fasciste, celle du gouvernement ouvrier, de l’expropriation du grand capital. Les militants révolutionnaires conséquents, s’ils veulent construire le parti ouvrier révolutionnaire qui manque tant, doivent se regrouper et être les promoteurs de cette orientation.