Extraits d’une entrevue avec l’avocate de la famille, 10 décembre 2020
Depuis l’assassinat terroriste islamiste de Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), le 16 octobre, la famille du professeur d’histoire-géographie était restée silencieuse. Pour la première fois, leur avocate, Me Virginie Le Roy, spécialiste des dossiers de terrorisme, sort de sa réserve, après la publication du rapport de l’éducation nationale qui dédouane l’institution. Dans un entretien au « Monde », elle critique la « manœuvre politique » derrière ce document et estime que l’État a failli dans sa mission de protection de Samuel Paty, malgré les nombreux signaux d’alerte émis.
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L’éducation nationale était restée discrète mais a finalement publié son rapport, jeudi 3 décembre. Quelle a été votre analyse à la lecture du document ?
Je suis très mitigée. J’y trouve deux vertus importantes. Premièrement, il permet d’établir une chronologie précise, ce qui est essentiel dans ce dossier. Deuxièmement, il fait la démonstration absolue de la manipulation opérée par le père de famille, Brahim C., et par l’agitateur islamiste Abelhakim S.
Le procédé est décortiqué : il est établi que la jeune fille à l’origine de la polémique n’était pas présente lors du cours où Samuel Paty a montré les caricatures à sa classe, le mardi 6 octobre. Ses parents en ont été informés, puisque c’est la mère qui a signé le bulletin d’absence pour « maladie ». On sait également que l’exclusion du mercredi 7 octobre est notifiée aux parents, par e-mail, SMS et courrier, avec le motif.
Cela signifie que, quand les parents viennent tour à tour se plaindre au collège de cette exclusion, en offrant une version déformée et fausse des faits, ils sont parfaitement conscients que leur fille n’était pas au cours. Elle n’a pas été exclue pour cette raison, mais bien parce qu’elle ne respecte pas les règles du collège depuis fort longtemps, et qu’ils le tolèrent. La première étape de la manipulation est là : toute cette histoire est bâtie sur un mensonge.
Quel rôle joue Abdelhakim S., selon vous ?
Le rapport souligne qu’il a participé à la manipulation et l’a relayée de manière haineuse. Avec le père, Brahim C., ils se rendent au collège sans rendez-vous, se plaignent d’avoir attendu et ils disent à la principale : « Si nous avions été juifs, nous n’aurions pas attendu. » On voit là parfaitement les ressorts de cette construction qui repose sur des discriminations supposées n’ayant jamais existé.
Pourquoi êtes-vous critique sur le rapport de l’éducation nationale ?
Je suis extrêmement réservée, car j’ai du mal à ne pas y voir une manœuvre politique, ce qui est inacceptable dans ce type de dossier. C’est absolument incroyable que ce rapport se permette de conclure que Samuel Paty a commis une maladresse « en proposant aux élèves musulmans de quitter la salle s’ils craignaient d’être choqués ». Les récits sur le fameux cours sont divergents et on se permet de conclure aussi radicalement qu’il a désigné les élèves musulmans alors que ce n’est pas le cas. Alimenter une polémique pareille dans un rapport de l’éducation nationale est indécent.
Samuel Paty n’a-t-il pas reconnu lui-même une maladresse dans un e-mail à destination de ses collègues ?
Les institutions n’ont pas su protéger Samuel Paty. Donc, s’il y a une chose qu’elles doivent faire aujourd’hui, c’est respecter sa parole. Dans son e-mail à ses collègues, il dit qu’il n’a jamais désigné les élèves musulmans. Le fait que ces derniers aient pu se sentir visés par la proposition de fermer les yeux ou de quitter la classe, c’est une chose, mais […] quand il indique aux élèves qu’ils pourraient être choqués et leur propose de fermer les yeux ou de sortir, c’est une invitation qui est faite à tout le monde, y compris aux petites filles qui n’ont peut-être jamais vu ça de leur vie. Sa réaction n’est que protection et délicatesse. Il est d’ailleurs décrit par ses élèves comme un bon professeur. Il n’a jamais désigné les musulmans, il a toujours été ferme là-dessus, que ce soit dans ses échanges avec la principale, dans ses courriels à ses collègues ou lors de son dépôt de plainte.
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Que ce rapport arrive à une conclusion définitive qui remette en doute sa parole – alors même qu’il est indiqué au cœur du rapport que les versions divergent sur ce point précis –, c’est irresponsable et choquant. Cela entretient justement la « rumeur ».
Le renseignement territorial, qui dépend du ministère de l’intérieur, faisait état dans une note révélée par Libération d’une situation qui s’était apaisée localement. Était-ce le cas ?
Il y a eu une erreur grave et manifeste d’appréciation de la situation. Le rapport instille par petites touches le fait que la menace ne pouvait pas être identifiée et que rien ne laissait présager ce drame. On ne peut pas arriver à cette conclusion : tous les marqueurs étaient au rouge. La principale l’avait bien identifié dès le début, le jeudi 8 octobre : elle déclenche un « fait établissement niveau 3 », le niveau le plus élevé.
Le collège prend contact avec le renseignement territorial, l’académie, le référent radicalisation du rectorat. La cellule ministérielle de veille opérationnelle et d’alerte est également informée. Abdelhakim S., qui accompagne le père de famille, est identifié comme agitateur radical, « fiché S » et inscrit au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste. La principale demande une présence policière… Toutes ces alertes ont été lancées et on en est quand même arrivé là, c’est ça qui est terrible.
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Les signaux d’un risque terroriste étaient-ils réunis ?
Tout bascule le week-end du 10 et 11 octobre. Les premières vidéos sont sorties sur les réseaux sociaux et ont été largement relayées. Le samedi 10 octobre, Brahim C. publie une vidéo dans laquelle il cite le nom de Samuel Paty. Malgré cela, le 12 octobre, le renseignement territorial conclut que le père n’est pas suivi ni relayé sur les réseaux sociaux et qu’Abdelhakim S. n’est pas un imam, qu’il n’a que peu d’écoute. C’est une grave erreur d’analyse. On sait en effet à cette date que la vidéo du père a été relayée par la mosquée de Pantin [Seine-Saint-Denis], qui a plus de 100 000 abonnés. Elle est relayée par plusieurs autres sites. Brahim C. a été invité sur une radio.
Le lundi 12 octobre encore, la troisième vidéo arrive. C’est un montage de dix minutes d’Abdelhakim S., qui fait 40 000 vues. Le nom de Samuel Paty et le collège sont désignés. Il faut surtout s’attacher à l’intitulé de la vidéo : « L’islam et le prophète sont insultés dans un collège public. »
Ce sont des mots déterminants pour les suiveurs d’Al-Qaida. Ça s’inscrit sur mesure dans leurs appels à la frappe. Que des services de renseignement voient ça et ne réagissent pas… Je ne me l’explique pas. Comme le précise le rapport de l’éducation nationale, la note du renseignement explique en outre qu’après la gradation de la première semaine, les choses se calment. Or c’est faux, il se passe des choses structurantes la deuxième semaine.
Lesquelles ?
Samuel Paty écrit lui-même le dimanche soir à ses collègues qu’il est menacé par des islamistes locaux. Après la vidéo publiée le lundi, la principale lui conseille de faire les trajets domicile-collège en voiture. Cette principale qui, à la lecture du rapport, s’est beaucoup démenée pour Samuel Paty, arrive tous les matins à 7 heures par peur que quelqu’un ne s’introduise dans le collège. Elle précise dans sa plainte déposée le 13 octobre qu’elle reçoit des messages de menaces physiques contre Samuel Paty. Brahim C. passe sa semaine dans les administrations pour demander la radiation du professeur, faisant preuve d’un acharnement totalement incompréhensible. Le renseignement territorial appelle le collège tous les jours.
Le 15 octobre, la veille de l’attaque, le directeur de la sécurité du cabinet du préfet, qui s’inquiète de la situation, appelle lui aussi le collège, et un signalement est effectué auprès de la direction départementale de la sécurité des Yvelines. Deux jours plus tôt, la direction de l’académie se dit préoccupée par le montage de la dernière vidéo qui « témoigne de la capacité inquiétante à construire un outil viral vecteur de haine et susceptible de tomber entre n’importe quelles mains ». Ils ont donc clairement identifié que ce contexte était constitutif d’une menace terroriste.
Tous ces éléments montrent une chose : le fait de conclure le rapport en expliquant qu’il y avait une tendance à l’apaisement et que de ce fait il ne pouvait pas être présagé d’une attaque physique et au surplus terroriste contre Samuel Paty la conclusion du rapport est soit une erreur d’appréciation gravissime, soit un artifice.
Le 15 octobre, la veille de l’attaque, le directeur de la sécurité du cabinet du préfet, qui s’inquiète de la situation, appelle lui aussi le collège, et un signalement est effectué auprès de la direction départementale de la sécurité des Yvelines. Deux jours plus tôt, la direction de l’académie se dit préoccupée par le montage de la dernière vidéo qui « témoigne de la capacité inquiétante à construire un outil viral vecteur de haine et susceptible de tomber entre n’importe quelles mains ». Ils ont donc clairement identifié que ce contexte était constitutif d’une menace terroriste.
Tous ces éléments montrent une chose : le fait de conclure le rapport en expliquant qu’il y avait une tendance à l’apaisement et que de ce fait il ne pouvait pas être présagé d’une attaque physique et au surplus terroriste contre Samuel Paty la conclusion du rapport est soit une erreur d’appréciation gravissime, soit un artifice.
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La famille ne s’est pas exprimée depuis l’attentat et a refusé d’être filmée pendant l’hommage national. Dans quel état d’esprit sont-ils aujourd’hui ?
C’était une volonté de ne pas s’exprimer, ils tiennent à préserver leur intimité. Ils ont été très sollicités dans les premiers temps, parfois brutalement. Ils n’ont pas aimé certains des articles. Les conditions dans lesquelles ils ont appris le décès sont très cruelles. Ils ont regardé la télé comme tout le monde. Il y a d’abord le doute, un professeur d’histoire-géo, dans le coin où il habite… On l’appelle, il ne répond pas. Peu à peu, le doute se transforme en certitude… Et puis, à minuit, le téléphone sonne… C’est affreux. On ne peut pas mesurer leur douleur. […]
Note du Groupe marxiste internationaliste : L’entrevue complète a été publiée dans Le Monde du 11 décembre. La position du GMI sur l’assassinat de Samuel Paty figure dans Révolution communiste n° 42, novembre 2020.