La religion et le communisme, Evgueni Preobrajensky, 1919

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Pourquoi la religion et le communisme sont incompatibles

« La religion est l’opium du peuple », disait Karl Marx. Le Parti communiste russe a pour devoir de faire comprendre cette vérité aux masses les plus profondes du peuple travailleur. La tâche du parti est d’inculquer à toutes les masses ouvrières, même les plus arriérées, cette vérité que la religion était et continue à être un des instruments les plus puissants dans les mains des oppresseurs pour le maintien de l’inégalité, de l’exploitation et de l’obéissance servile des travailleurs.

Certains communistes médiocres raisonnent ainsi : « La religion ne m’empêche pas d’être communiste, je crois également en Dieu et au communisme. Ma foi en Dieu ne m’empêche pas de lutter pour la cause de la Révolution prolétarienne. »

Un tel raisonnement pèche par la base. La religion et le communisme sont incompatibles aussi bien théoriquement que pratiquement.

Tout communiste doit considérer les phénomènes sociaux (relations entre les individus, révolutions, guerres, etc.) comme s’accomplissant suivant des lois déterminées. Les lois du développement social sont déterminées avec une ampleur incomparable par le socialisme scientifique grâce à la théorie du matérialisme historique créée par nos grands maîtres Marx et Engels. D’après cette théorie, aucune force surnaturelle n’a eu d’influence sur le développement social. Mieux encore : la même théorie établit que l’idée même de Dieu et des forces surnaturelles s’est formée à un certain degré de l’histoire humaine et que cette idée puérile, et non confirmée par l’expérience de la vie et de la lutte de l’homme contre la nature commence à disparaître.

Les préjugés religieux sont très vivaces et ils troublent même des gens très intelligents parce qu’il est avantageux aux classes d’exploiteurs de maintenir le peuple dans l’ignorance et dans sa croyance puérile au miraculeux.

Les forces surnaturelles ne se manifestent pas non plus dans les transformations de la nature elle-même. L’homme a obtenu des succès formidables dans sa lutte contre la nature ; il la fait servir à ses intérêts et il dirige ses forces non par la croyance en Dieu ou en son aide, mais malgré cette croyance et parce que, dans la pratique des choses sérieuses, il agit toujours en athée. Le communisme scientifique explique tous les phénomènes de la nature d’après les résultats des sciences naturelles qui sont en hostilité irréconciliable avec toutes les fables religieuses.

En pratique non plus le communisme n’est pas compatible avec la foi religieuse. La tactique du Parti communiste commande à ses membres un certain genre d’action. La morale de toute religion commande également aux croyants une certaine conduite. Entre les directives de la tactique communiste et les commandements de la religion, il y a le plus souvent des contradictions inconciliables.

Un communiste qui rejette les commandements de la religion et agit d’après les directives du parti cesse d’être croyant.

Par contre, un croyant qui se prétend communiste, mais qui enfreint les directives du parti au nom des commandements de la religion cesse d’être communiste.

La lutte contre la religion a deux aspects qu’aucun communiste ne doit jamais confondre. Le premier, c’est la lutte contre l’Église, en tant qu’organisation de propagande religieuse, intéressée matériellement à l’ignorance et à l’obscurantisme du peuple et à son asservissement religieux. Le second, c’est la lutte contre les préjugés religieux largement répandus et profondément ancrés dans la majeure partie des masses.

La séparation de l’Église et de l’État

D’après le catéchisme chrétien, l’Église est une société de croyants liés par la même foi, par les mêmes rites, etc. Pour un communiste, l’Église est une société d’individus liés par les mêmes sources de profits obtenus aux frais des croyants, aux dépens de leur superstition, de leur ignorance ; elle est une association unie à d’autres associations d’exploiteurs, de capitalistes et de propriétaires fonciers, alliés à leur tour à l’État qu’ils aident à opprimer les travailleurs et dont ils reçoivent à leur tour aide et assistance. Les liens qui unissent l’Église et l’État remontent à des temps immémoriaux. C’est à l’époque de la féodalité que ces liens furent les plus étroits : cela devient clair si on se rappelle que l’État autocratique de la noblesse s’appuyait sur la grande propriété foncière et que l’Église elle-même était un grand propriétaire possédant des millions d’hectares de champs, de prairies et de forêts. Ces deux forces devaient inévitablement s’associer pour la lutte commune contre les masses laborieuses et pour consolider ainsi leur domination sur elles. Dans la période de lutte entre la bourgeoisie citadine et la noblesse, la bourgeoisie s’attaqua furieusement à l’Église en tant que propriétaire des terres dont elle voulait s’emparer et en tant que possesseur et bénéficiaire des revenus gagnés par l’exploitation des travailleurs, revenus sur lesquels la bourgeoisie émettait à son tour des prétentions.

Cette lutte fut très violente dans certains pays (France), elle le fut bien moins dans d’autres (Angleterre, Allemagne, Russie).

Aussi la séparation de l’Église et de l’État (qui signifie la transmission à la bourgeoisie des sommes accordées par l’État à l’Église) fut-elle revendiquée autrefois par la bourgeoisie libérale et démocratique. Néanmoins, cette séparation ne s’est accomplie à peu près nulle part parce que la lutte de plus en plus acharnée de la classe ouvrière contre le capitalisme et contre la bourgeoisie n’a pas permis à cette dernière de poursuivre sa lutte contre l’Église. Bien au contraire, la bourgeoisie a trouvé plus avantageux pour elle de se réconcilier avec l’Église, d’acheter ses prières pour lutter contre le socialisme, d’utiliser son influence sur les masses ignorantes afin d’y maintenir l’esprit d’obéissance servile envers l’État exploiteur. (« Il n’est pas de pouvoir qui ne vienne de Dieu. »)

Le pouvoir prolétarien termina l’œuvre commencée et abandonnée ensuite par la bourgeoisie. Un des premiers décrets du pouvoir soviétique en Russie fut celui de la séparation de l’Église et de l’État. Les terres qui appartenaient à l’Église furent données aux travailleurs et ses capitaux furent déclarés propriété du peuple ouvrier. On lui enleva tous les revenus que le tsarisme lui avait accordés et qu’elle continuait à percevoir sous le gouvernement « socialiste » de Kerensky. La religion fut déclarée affaire personnelle de tout citoyen. En même temps le pouvoir soviétique repoussa toute idée d’utiliser l’Église de n’importe quelle manière pour consolider la domination du prolétariat.

La séparation de l’école et de l’Église

La fusion de la propagande religieuse avec l’enseignement scolaire est également un instrument puissant dans les mains du clergé pour consolider la domination de l’Église et son influence sur les masses. La jeunesse, l’avenir de l’humanité, est livré aux mains du clergé. En régime tsariste, le maintien du fanatisme religieux, de la stupidité et de l’ignorance était considéré comme une affaire capitale. La religion était l’enseignement scolaire le plus important. À l’école aussi, l’autocratie protégeait l’Église et cette dernière soutenait l’autocratie. En plus de l’enseignement obligatoire de la religion dans les écoles, en plus des prières obligatoires des élèves, l’Église commençait à s’emparer de toute l’instruction publique en couvrant toute la Russie d’un réseau d’écoles paroissiales.

À cause de cette union de l’école avec l’Église, la jeunesse, à partir de l’âge le plus tendre, tombait sous le pouvoir des superstitions religieuses. Elle devenait absolument incapable de se faire une idée raisonnée du monde. Sur la même question (l’origine de la Terre, par exemple) la religion et la science donnent des réponses différentes et le cerveau malléable de l’enfant devenait un terrain de lutte entre la science exacte et les mensonges épais de la superstition.

Dans quelques pays, la jeunesse est élevée par l’Église non seulement dans un esprit de dévouement au régime en vigueur, mais souvent, quand cela lui semble nécessaire, dans un esprit de dévouement au régime déjà disparu de l’autocratie, du clergé, de la noblesse, comme en France, par exemple. Une telle éducation apparaît comme contre-révolutionnaire, même du point de vue bourgeois.

Le libéralisme bourgeois mettait lui aussi à son programme la séparation de l’école et de l’Église. Il luttait pour le remplacement dans les écoles de l’enseignement de la religion par celui de la morale bourgeoise. Il exigeait lui aussi la suppression des écoles fondées par des sociétés religieuses et par des congrégations. Cette lutte non plus ne fut poursuivie nulle part jusqu’au bout. C’est ainsi qu’en France tous les ministères bourgeois, durant une vingtaine d’années, promirent solennellement de dissoudre toutes les congrégations, de confisquer leurs biens, de leur interdire l’enseignement scolaire, etc., mais ils n’en finissent pas moins par une réconciliation et des compromissions avec le clergé catholique. Un exemple saisissant d’un compromis de ce genre entre l’État et l’Église fut donné récemment par M. Clémenceau qui fut en son temps un adversaire acharné de l’Église et qui finit par adresser un appel à la conciliation, à l’oubli de l’ancienne inimitié, décora solennellement les représentants du clergé catholique pour leur patriotisme. L’État et l’Église ont déjà conclu une entente et s’entraident mutuellement dans la lutte étrangère pour l’exploitation d’autres pays (dans la guerre avec l’Allemagne) comme dans la lutte à l’intérieur contre la classe ouvrière.

Cette réconciliation de la bourgeoisie avec l’Église se manifeste non seulement par le fait que la bourgeoisie fait table rase de ses anciennes devises de combat contre la religion et qu’elle cesse de lutter contre elle. Il y a mieux. Elle devient elle-même toujours davantage « une classe croyante ». Les arrière-grands-pères des bourgeois contemporains de l’Europe étaient athées, libres penseurs, ennemis acharnés du clergé.

Tout en restant athée, sans croire aux fictions religieuses et s’en moquant en cachette, la bourgeoisie contemporaine considère néanmoins comme nécessaire d’entretenir ces mensonges en guise de frein pour le peuple. Quant aux fils de bourgeois d’aujourd’hui, ils se soumettent eux-mêmes à l’emprise religieuse. Nous avons vu après notre Révolution d’octobre 1917 les bourgeois et les intellectuels libéraux remplir les églises et prier avec ferveur ce dont ils riaient dans les temps meilleurs.

Tel est le sort de toutes les classes condamnées à disparaître : il ne leur reste qu’à chercher une consolation dans la religion.

Le même mouvement en faveur de la religion se manifeste également parmi la bourgeoisie de l’Europe occidentale à laquelle le pouvoir n’est pas encore enlevé. Mais si la bourgeoisie commence à croire en Dieu et en l’immortalité, c’est qu’elle sent qu’ici-bas sa dernière heure a sonné.

La séparation de l’école et de l’Église a provoqué et provoque encore des protestations de la part des éléments les plus arriérés des ouvriers et des paysans. Bien des parents continuent à insister pour que « l’enseignement de la religion » soit admis comme facultatif dans les écoles pour ceux qui veulent le recevoir. Le Parti communiste lutte avec énergie contre ces tentatives de réaction. Admettre l’enseignement de la superstition religieuse dans les écoles, c’est favoriser officiellement la diffusion des préjugés religieux dans les masses.

L’Église obtiendrait de la sorte un auditoire d’enfants rassemblés à l’école précisément dans un but tout à fait opposé à celui de l’école, ce serait laisser à la disposition de l’Église des locaux appartenant à l’État où elle pourrait propager le poison religieux parmi la jeunesse presque dans la même mesure qu’avant la séparation de l’école et de l’Église.

Il faut que le décret de séparation de l’école et de l’Église reste dans toute sa vigueur et l’État prolétarien ne doit faire aucune concession à l’esprit du Moyen-Âge. Ce qui a été fait dans ce domaine est encore insuffisant et les parents ignorants ont encore la possibilité d’estropier la mentalité de leurs enfants par les fables religieuses. Le pouvoir soviétique tolère la liberté de conscience pour les adultes. Mais cette tolérance se transforme chez les parents en liberté d’empoisonner leurs enfants avec le même opium dont l’Église les a empoisonnés autrefois. Les parents imposent à leurs enfants leur propre stupidité et leur propre ignorance, ils leur enseignent toutes sortes d’inepties et rendent ainsi extrêmement difficile le travail de l’école du travail unique.

C’est un devoir important de l’État prolétarien que de soustraire les enfants à l’influence rétrograde de leurs parents. Le seul moyen radical, c’est l’éducation complète des enfants par la société. Mais il faut agir immédiatement et arriver rapidement non seulement à chasser la propagande religieuse de l’école, mais aussi à faire en sorte que l’école elle-même puisse passer à l’offensive contre la propagande religieuse dans la famille et qu’elle rende l’esprit de l’enfant insensible à toutes les fables religieuses auxquelles bien des grandes personnes croient encore et qu’elles présentent comme la vérité.

La lutte contre les préjugés religieux des masses

Le pouvoir prolétarien réalisa assez facilement et sans crise douloureuse la séparation de l’Église et de l’État et celle de l’école et de l’Église. Bien plus difficile apparaît la lutte contre les préjugés religieux très vivaces et profondément enracinés dans les masses. Cette lutte sera longue, elle exige une grande ténacité et une patience soutenue. Notre programme dit à ce sujet : « Le Parti communiste russe est profondément convaincu que seule l’activité systématique et consciente des masses dans tout le domaine économique et social entraînera la disparition complète des préjugés religieux ».

La propagande religieuse, la croyance en Dieu et dans les forces surnaturelles trouvent le terrain le plus favorable là où la conscience des masses est poussée par toutes les circonstances de la vie sociale dans la voie des explications surnaturelles.

Les rapports entre les hommes au cours de la production capitaliste y contribuent dans une large mesure. Dans la société bourgeoise, la production et l’échange des produits ne se font pas systématiquement et d’après un plan déterminé, mais de façon élémentaire. Personne ne sait si la production d’une marchandise quelconque est insuffisante ou en excès. Les producteurs eux-mêmes n’ont une vague idée ni du fonctionnement du mécanisme formidable et compliqué de la production capitaliste, ni des raisons pour lesquelles les prix des marchandises tantôt sont en hausse, tantôt sont en baisse. Et le travailleur ordinaire, ne sachant pas expliquer la cause réelle des transformations sociales en cours, se réfugie dans la volonté divine qui explique tout.

Par contre, les domaines de la production et de la répartition n’auront plus rien de mystérieux dans la société communiste. Tout ouvrier aura non seulement à exécuter la part du travail social qui lui est attribuée, mais il aura encore à participer à l’élaboration du plan général de la production ou du moins il en aura une idée très nette. Dans tout le mécanisme de la production nationale, il n’y aura rien de mystérieux rien d’incompréhensible et rien d’inattendu ; toute base aura donc disparu pour des explications mystiques et pour la superstition. De même que le menuisier ayant fait lui-même une table sait pertinemment d’où cette table sort, de même tous les travailleurs de la société communiste sauront exactement ce que créent leurs forces collectives et de quelle manière.

Aussi le fait même de l’organisation et de la consolidation du régime socialiste porte déjà à lui seul des coups irréparables à la religion. Quant à la transition du socialisme au communisme, c’est-à-dire de la société qui achève la suppression du capitalisme à la société débarrassée de toute trace de divisions et de lutte entre les classes, elle amènera la mort naturelle de toute religion et de toute superstition.

Mais tout cela ne veut pas dire que nous allons attendre, bien tranquilles, cette mort de la religion prédite avec certitude pour l’avenir.

C’est maintenant surtout que la lutte contre les préjugés religieux doit être le plus intense, dans la période où l’Église apparaît comme une organisation contre-révolutionnaire qui use de son influence religieuse sur les masses pour les entraîner dans la lutte politique contre la dictature du prolétariat. La religion orthodoxe défendue par les prêtres recherche l’alliance avec la monarchie. C’est pourquoi il faut que le pouvoir soviétique développe le plus possible la propagande antireligieuse par la création de cours spéciaux, par l’organisation de discussions publiques, par la publication d’une littérature appropriée et surtout par la diffusion des sciences qui lentement, mais sûrement, ruinent l’autorité de la religion. Pour assurer le succès de cette lutte, il est, entre autres, un moyen efficace, pratiqué récemment sur plusieurs points de la République et qui consiste à montrer au peuple les reliques « incorruptibles ». Rien de pareil pour dévoiler aux masses crédules la fourberie grossière sur laquelle repose toute religion en général et la religion orthodoxe russe en particulier.

La lutte contre la religion et contre les préjugés religieux doit être menée, non seulement avec toute l’énergie et avec toute la persévérance possible, mais encore avec la patience et avec la prudence nécessaire. La masse croyante est très sensible à toute blessure faite à ses sentiments religieux et l’inoculation violente de l’athéisme, jointe aux insultes et aux moqueries à l’égard des rites religieux et des objets du culte, ne fait pas avancer, mais ralentit plutôt la lutte contre la religion. L’Église, sous l’auréole du martyre, est encore bien plus sympathique aux masses ; elle en profite pour éveiller chez le peuple l’idée depuis longtemps oubliée du rapprochement entre la religion et la défense de la liberté nationale ; elle excite la haine nationale et surtout l’antisémitisme et elle mobilise toutes les survivances d’une idéologie déjà à moitié disparue.

Extrait de ABC du communisme, le commentaire du programme de 1919 du Parti communiste russe (ex-Parti bolchevik) rédigé par Boukharine & Preobrajensky

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