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Lukács avant le livre
La majorité des cadres de l’Internationale communiste et de ses sections viennent de l’Internationale ouvrière fondée par Engels (dite rétrospectivement « 2e Internationale ») alors qu’une minorité est issue d’une variante de l’anarchisme, le « syndicalisme-révolutionnaire », renforcé avant-guerre par le repoussoir de l’électoralisme des partis socialistes. En Hongrie, contrairement à l’Espagne, la France, les États-Unis, l’Australie, l’Argentine… le syndicalisme révolutionnaire est coupé de la classe ouvrière et le jeune Lukács le rencontre en fréquentant l’organisation étudiante anarcho-syndicaliste d’Ervin Szabó.
Lukács naît en 1885 dans une famille de la grande bourgeoisie juive de Hongrie, alors partie de l’empire d’Autriche. Il obtient un doctorat en droit en 1906 et un doctorat en philosophie en 1909. Il est influencé par Georg Hegel (1770-1831) et Max Weber (1864-1920). Celui-ci pense que la marche de l’humanité vers la rationalité est accélérée par l’apparition du capitalisme en Europe. Avant de devenir un système économique, le capitalisme s’appuie sur une éthique (protestante). Webar veut préparer la bourgeoisie allemande à exercer le pouvoir, il sera à ce titre un des rédacteurs de la constitution de Weimar en 1919. Durant la Première guerre mondiale, Lukács anime le Vasárnapi Kör (Cercle du dimanche) avec Béla Balázs, Arnold Hauser, Karl Mannheim, Béla Bartók, Michael Polanyi… Il écrit, entre autres, Théorie du roman en 1916.
Lukács n’adhère au marxisme qu’en 1917 et rejoint à 33 ans le Parti communiste de Hongrie (KMP) en décembre 1918, aussitôt après sa fondation. Lukács est alors un « communiste de gauche », un gauchiste qui ne connait guère l’histoire de l’IO et du POSDR.
Le parti communiste KMP, dirigé par Béla Kun, fusionne peu après avec le parti socialiste MSzDP. Lukács participe à la République des conseils de Hongrie de mars 1919 dont il est brièvement vice-commissaire du peuple à l’Éducation. Le gouvernement ouvrier est paralysé par les centristes et les réformistes. Il ne parvient pas à rallier la paysannerie à la classe ouvrière. La révolution est confrontée à l’armée du Danube, une coalition des forces bourgeoises roumaines, serbes, tchécoslovaques et hongroises commandée par le général français Berthelot. Lukács combat dans les rangs de l’Armée rouge hongroise qui est vaincue. La contre-révolution débouche le 6 août 1919 sur la terreur blanche (assassinat de 5 000 révolutionnaires, emprisonnement de 75 000 autres). L’amiral Horthy instaure un régime despotique en s’appuyant sur la grande bourgeoisie, l’aristocratie et le clergé.
Condamné à mort par le régime, Lukács ne séjourne plus en Hongrie que pour des missions clandestines. En 1920, Lénine lui reproche son antiparlementarisme de principe, tout en épinglant aussi Kun qui propose la tactique du « boycott actif » des élections. Lukács est convaincu par les arguments de Lénine. Il vit alors en exil en Autriche puis en Allemagne. Nourri par les débats intenses à Vienne du CC du KMP en exil, il rédige de 1919 à 1922 de nombreux essais compilés dans le recueil Histoire et conscience de classe, essais de dialectique marxiste, publié en allemand en 1923 (en français : Minuit, 1960). Il y insiste sur la dette du marxisme envers Hegel (contre le néo-kantisme et la conception très répandue dans l’IO que le processus historique est une évolution conduisant mécaniquement et fatalement au progrès), la nécessité de partir de la totalité (la partie ne peut être comprise qu’à partir du tout).
Lukacs souligne dans Histoire et conscience de classe « la réification » généralisée au sein du capitalisme, c’est-à-dire la transformation de tous les rapports sociaux et de toutes les formes culturelles en choses à laquelle seule s’oppose la conscience de classe du prolétariat. Lukács tente aussi de fusionner les apports de Luxemburg et de Lénine.
Selon Lukács, il ne peut y avoir de dialectique sans un sujet. Il réfute donc l’extension de la dialectique à la nature qu’il attribue à Engels (Anti-Dühring, 1878, et les notes de 1881-1883 publiées de manière posthume sous le titre Dialectique de la nature, 1891).
Mais, d’une part, Engels distinguait nature et société leur évolution. D’autre part, Marx a collaboré à l’Anti-Dühring et il a envisagé que la dialectique ne s’appliquait pas qu’à la société humaine.
La fin de mon chapitre 3 [du livre I du « Capital »] te montrera que j’y cite la découverte de Hegel sur la loi de la transformation brute du changement uniquement quantitatif en changement qualitatif comme s’étant vérifiée immédiatement en histoire et dans les sciences de la nature. (Karl Marx, Lettre à Engels, 22 juin 1867]
Lukács inaugure à cette occasion le thème d’une opposition théorique profonde entre les deux amis qui aura une nombreuse postérité (Lichteim, Schmidt, Jordan, Lewis, Avineri, Coletti, Kolakowski, Levine, Carver…). Marx avait pourtant reconnu : « Tu sais que tout chez moi vient très tard et que je marche toujours sur tes traces » (Lettre à Engels, 4 juillet 1864).
Lukács et le livre
Lénine émerge comme dirigeant international quand, face à la guerre, à la trahison du SPD et à la faillite de l’Internationale ouvrière, il mène de front un réarmement théorique (dialectique, question nationale, impérialisme, État) et un combat politique (refus de la guerre, dénonciation des partis sociaux-patriotes et des éléments centristes qui refusent de rompre avec les précédents, perspective de la révolution pour mettre fin à la guerre, nécessité d’une nouvelle internationale et de nouveaux partis, constitution de la Gauche de Zimmerwald, défense des peuples opprimés quelle que soit leur direction politique).
Grâce à ce réarmement théorique et politique de 1914-1917 [voir Révolution communiste n° 11, 13, 14], à la construction antérieure d’un parti ouvrier révolutionnaire (le POSDR) décidé à mener la classe ouvrière russe à l’assaut du tsarisme, le Parti bolchevik est en mesure de résister au front populaire mis en place par le Parti socialiste-révolutionnaire et le Parti menchevik, de conquérir l’hégémonie et de donner le pouvoir aux soviets, ouvrant la voie de la révolution socialiste mondiale [voir Révolution communiste n° 23, 24, 25, 26].
Lukacs en livre une synthèse avec Lénine, étude sur l’unité de sa pensée, écrit en allemand peu après la mort de Lénine en 1924 (en français : Lénine, EDI, 1965 ; La Pensée de Lénine, Denoël, 1972).
Il perçoit pleinement l’importance de la dialectique à l’apogée de Lénine, alors qu’il n’a pas connaissance des notes de celui-ci qui ne seront publiées qu’en 1929-1930 (Cahiers sur Hegel, 1914-1915).
Selon Lukacs, avec l’actualité de la révolution, le marxisme devient plus pratique. Les chefs de l’IO ne pensaient guère à une révolution à court terme et ne pensaient pas sérieusement à une lutte des classes comme une lutte pour le pouvoir de l’État : « au point crucial il n’apparaît aucune différence entre Kautsky et Bernstein » (p. 39). Aujourd’hui, le POID, le NPA et LO ne sont pas si différents de LFI, du PS et du PCF sur ce point crucial. Par exemple, pour les chefs de LO, il n’y avait même pas de crise révolutionnaire en mai 1968 [voir Révolution communiste n° 31]. Autrement dit, la révolution socialiste n’est pas d’actualité. L’avenir promis aux adhérents est une répétition infinie de campagnes électorales, de caravanes d’été et de « journées d’action » de la bureaucratie de la CGT.
Pour Lukács, pour mener la révolution à bien, il faut un parti ouvrier révolutionnaire qui est le porteur de la conscience de classe.
Selon lui, Lénine réactive la théorie marxiste de l’État oubliée par tous ; en fait, Anton Pannekoek, du SDP des Pays-Bas, l’avait précédé dans une polémique avec Kautsky (Action de masse et révolution, 1912 ; Théorie marxiste et tactique révolutionnaire, 1912). En outre, Nikolaï Boukharine (Impérialisme et économie mondiale, 1914 ; Contribution à une théorie de l’État impérialiste, 1916), membre du Parti bolchevik, s’était heurté sur cette question à la réticence initiale de Lénine, qui restait influencé jusqu’en 1916 par l’électoralisme et le parlementarisme de l’IO (justifié en termes orthodoxes par Kautsky).
György Lukács souligne l’apport de Lénine quant à l’impérialisme dont il relie l’analyse à la guerre, à la crise du mouvement ouvrier, à l’actualité de la révolution.
L’auteur finit par une analyse de la politique de Lénine avant et après la Révolution d’octobre.
Il nomme « praxis » cette combinaison par Lénine de la théorie et de la pratique, en s’inspirant d’un terme de Marx de 1845.
Bien que des centaines d’ouvrages aient depuis été consacrés à Lénine, il reste un des meilleurs sur les conceptions de Lénine et sur le bolchevisme. Trotsky et Deutscher sont morts avant d’avoir achevé leur biographie de Lénine.
Par contraste, l’ouvrage de 2011 de Lars Lih, chargé de cours à l’Université McGill de Montréal (en français : Lénine, une biographie, Les Prairies ordinaires, 2015), témoigne d’une véritable régression théorique et politique. L’auteur est un kautskyste avoué (et un stalinien dissimulé) qui s’emploie à réduire les mues de Lénine (des « changements qualitatifs »), affirme sa continuité avec Kautsky, ne mentionne pas son étude prolongée et intense de Hegel au début de la guerre, minimise l’affrontement interne au Parti bolchevik quand Lénine rentre d’exil et soumet ses Thèses d’avril [voir Révolution communiste n° 24]. Lih omet d’ailleurs le livre de Lukács dans sa copieuse bibliographie, ainsi que les ouvrages ultérieurs de Marcel Liebman (1973), Neil Harding (1977, 1978), Paul Le Blanc (1990, 2014), Kevin Anderson (1995).
Lukács après le livre
Avec la disparition de Lénine et la montée de la bureaucratie en URSS, l’IC voit dépérir le débat en son sein. En juin 1924, au 5e congrès de l’Internationale communiste, Boukharine et surtout Zinoviev, qui participent alors à un bloc avec Staline contre l’Opposition de gauche, condamnent publiquement Lukács, Karl Korsch et Antonio Graziadei. Leurs larbins (Deborin, Luppol, Rudas…) multiplient les attaques voire les insultes envers Korsch et Lukács.
Ce dernier rédige en 1925 une réponse à ses critiques qui ne sera découverte qu’après sa mort dans les archives de l’IC (en français : Dialectique et spontanéité, en défense d’Histoire et conscience de classe, La Passion, 2001). Il écrit des essais sur Lassalle en 1925 et sur Hess en 1926 qui sont publiés. Il adopte désormais « le socialisme dans un seul pays », l’idéologie de la bureaucratie qui est antagonique aux enseignements de Marx, Engels, Luxemburg et Lénine. En octobre 1927, il commet d’ailleurs un article contre Trotsky.
Au sein du MKP, l’orientation politique de la fraction de Landler et Lukács (qui s’oppose à celle de Kun) est influencée par « l’Opposition de droite » du PCR et de l’IC menée par Boukharine. Landler meurt en 1928 et les Thèses de Blum de 1929, un programme d’action pour la Hongrie rédigé par Lukacs, dévient légèrement de la « troisième période » de l’IC qui débute : l’objectif serait la démocratie en Hongrie. Par conséquent, au 2e congrès du KMP, Lukács est évincé de la direction du parti. Pour ne pas être exclu, il procède à une autocritique. La division forcenée des rangs ouvriers en Allemagne aboutit à la prise du pouvoir par Hitler en 1933. Lukács se réfugie en URSS. Kun, qui s’inquiète du cours de l’IC en Allemagne en 1932, puis s’oppose aux fronts populaires, est arrêté par le NKVD en 1937, torturé et exécuté en 1938. Lukács, bien qu’il se livre à une autocritique en 1933 et se consacre ensuite à la littérature et à la philosophie, est emprisonné brièvement en 1941.
En 1945, à la suite de l’écrasement du 3e Reich et du renversement du régime fasciste hongrois par l’armée de l’URSS, Lukács retourne en Hongrie où il développe une grande activité culturelle jusqu’à une nouvelle campagne menée en 1949 par les chiens de garde de la bureaucratie hongroise comme Révai. Il se renie une nouvelle fois.
Quand la révolution politique secoue le joug de la bureaucratie en 1956 [voir Révolution communiste n° 20], il est membre du Cercle Petôfi et rejoint le gouvernement de Nagy. La révolution des conseils ouvriers est écrasée en 1956 par l’armée de l’URSS. Nagy est exécuté. Malgré la campagne stalinienne de Szigeti, Lukács refuse de faire une nouvelle « autocritique » mais cesse de nouveau toute activité politique jusqu’à sa mort en 1971. Dans les années 1960, la pression se relâche. Ses élèves de « l’école de Budapest », Ágnes Heller, Ferenc Fehér, György Márkus, István Mészáros, Mihály Vajda… malgré les conditions plus favorables des décennies 1960-1970, restent coupés de la « praxis » léniniste, de l’unité de la théorie marxiste et de l’activité révolutionnaire.