Histoire du mouvement ouvrier : le Parti ouvrier belge et les grèves pour le suffrage universel

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La Belgique fut constituée en État indépendant en 1830, suite à la révolte de la population (surtout à Bruxelles) contre la domination néerlandaise en août. À la Conférence de Londres en décembre, la France et la Grande-Bretagne firent accepter par les autres grandes puissances (Autriche, Prusse et Russie) la séparation des Pays-Bas et la mise en place du royaume de Belgique, une monarchie parlementaire qui, sur le plan international, devait rester neutre. Le choix du « roi des Belges » se porta sur Léopold de Saxe-Cobourg et Gotha, veuf de la princesse Charlotte de Galles, héritière du trône britannique, et oncle de la future reine Victoria ; il épousa Louise d’Orléans, fille de Louis-Philippe, roi des Français. Ainsi les deux grandes puissances tutélaires du pays furent satisfaites.

Industrialisation et violence d’État

La base sociale de son régime était la grande bourgeoisie francophone qui fit adopter le français comme unique langue officielle du pays, appuyée sur le clergé catholique. Même s’il n’y était pas religion officielle, le catholicisme imprégnait fortement la société et les institutions de l’État. Le pouvoir de la bourgeoisie et du haut clergé fut consolidé par le système de vote censitaire, qui excluait la majorité de la population du suffrage.

L’armée était hypertrophiée.

Quand, par le diktat de l’Europe officielle, la Belgique fut déclarée pays neutre, elle aurait dû, bien sûr, se voir interdire le luxe coûteux d’une armée, sauf peut-être une poignée de soldats, juste assez pour monter la garde royale et parader lors du spectacle de marionnettes royal. Pourtant, à l’intérieur de ses 30 000 km2 de territoire, la Belgique abrite une armée plus grande que celle du Royaume-Uni ou des États-Unis. (Association internationale des travailleurs, « Les massacres en Belgique », 4 mai 1869, dans Karl Marx & Friedrich Engels, Le Syndicalisme, Maspero, 1972, t. 1, p. 127)

La « révolution industrielle » qui se développait en Grande-Bretagne se propagea immédiatement en Belgique. Les abondantes mines de charbon en Wallonie, exploitées à l’aide de machines à vapeur, favorisèrent le développement rapide de l’industrie lourde le long du bassin fluvial de Sambre et Meuse. En particulier, les capitalistes anglais William Cockerill et son fils John implantèrent en Wallonie des usines de textile, de fabrication de machines et des aciéries ; celles-ci devinrent rapidement le premier producteur d’acier au monde. L’industrie textile était également implantée en Flandres, notamment à Gand. Le chemin de fer se développa rapidement, avec le soutien de l’État, reliant les différentes zones industrielles. La Belgique devint alors le pays le plus industrialisé au monde, produisant du charbon, de l’acier, des armes, du matériel ferroviaire, des tramways, du textile, etc.

Ce développement industriel conduisit à celui d’une classe ouvrière importante et combattive, surtout en Wallonie, dont la lutte se heurta à une répression impitoyable de la part de l’État capitaliste, notamment sous le règne de Léopold II, roi cruel et cupide qui se constitua une colonie privée au Congo, asservissant sa population au prix de millions de morts et d’innombrables mutilations. Même si les syndicats ouvriers devinrent légaux à partir de 1865, les grèves étaient souvent réprimées dans le sang.

Il n’existe dans le monde civilisé qu’un seul pays où chaque grève est avidement et joyeusement saisie comme prétexte pour le massacre officiel de la classe ouvrière. Ce pays uniquement béni est la Belgique, l’État modèle du constitutionalisme continental, le petit paradis confortable et la chasse gardée du propriétaire foncier, du capitaliste et du curé. Aussi sûrement que la Terre accomplit sa révolution annuelle, le gouvernement belge effectue son massacre annuel d’ouvriers. (AIT, « Les massacres en Belgique », 4 mai 1869, dans Karl Marx & Friedrich Engels, Le Syndicalisme, Maspero, 1972, t. 1, p. 124)

Malgré la croissance du mouvement ouvrier et sa combativité, tout au long du 19e siècle la Belgique resta un pays internationalement reconnu pour ses bas salaires et mauvaises conditions de travail.

Le Parti ouvrier belge, d’emblée réformiste et parlementariste

Le Parti ouvrier belge/Belgische Werkliedenpartij (POB/BWP) fut fondé à Bruxelles le 5 avril 1885 par 102 militants, dont les représentants de diverses associations ouvrières et démocratiques, qui fusionnèrent en son sein. Par son organisation, le mouvement ouvrier de Belgique est plus proche de l’Allemagne que de la France.

Au processus français de cristallisation des organisations ouvrières en organisations séparées – partis politiques, syndicats, coopératives – s’oppose le ferme maintien, sous l’égide et dans le cadre du POB, des structures que s’est donné le prolétariat : groupes politiques, sociétés de secours mutuels, syndicats, puissantes coopératives socialistes. Le POB apparait au plein sens du terme comme la classe ouvrière nationalement organisée. (Madeleine Rebérioux, « Le socialisme belge de 1875 à 1914 », dans Jacques Droz, Histoire générale du socialisme, PUF, 1974, t. 2, p. 322)

Mais, contrairement à la plupart des partis politiques ouvriers de son temps, il n’inclut pas l’adjectif « socialiste » ou « social-démocrate » dans son nom. En effet, certains délégués craignaient qu’on adoptât un programme trop radical, ce qui poussa à choisir un nom évitant cet adjectif. Le même choix sera fait plus tard par Labour Party de Grande Bretagne en 1900. Contrairement à d’autres sections de l’Internationale ouvrière comme le SPD d’Allemagne, le SAPD d’Autriche, le POSDR de Russie et même le PS-SFIO de France, le POB ne connut jamais de disputes internes sur les questions fondamentales, comme l’opposition entre le marxisme et le révisionnisme de Bernstein : ses dirigeants se proclamaient « pragmatiques ». Lors des congrès nationaux, ses divers courants finissaient toujours par voter des compromis au détriment des positions radicales.

La première grève générale pour le suffrage universel en 1893 assura l’émergence d’un nouveau dirigeant, Émile Vandervelde, qui monta jusqu’à la présidence du Bureau socialiste international, l’organe permanent de l’IO, créé en 1900. L’instauration du suffrage plural en 1894 permit pour la première fois l’élection de 28 députés socialistes, et Vandervelde orienta dès lors la politique du POB vers le suffrage universel, l’élection de députés et un bloc politique avec le Parti libéral (PLP/PVV) ; à ses critiques, il justifiait cette orientation par l’introduction rédigée l’année suivante par Engels à La Lutte de classes en France. Celle-ci affirmait l’obsolescence militaire des barricades et vantait, par contre, les avancées électorales obtenues en Allemagne (et en Belgique) grâce au suffrage universel. Il s’agissait d’une incompréhension, sinon d’une censure.

Là où il s’agir d’une transformation complète de l’organisation de la société, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient elles-mêmes compris de quoi il s’agit, pour quoi elles interviennent avec leur corps et leur vie. Voilà ce que nous ont appris ces cinquante dernières années… C’est précisément ce travail que nous faisons maintenant… En Belgique, les ouvriers ont arraché l’année dernière le droit de vote et triomphé dans un quart des circonscriptions… Il est évident que nos camarades étrangers ne renoncent nullement pour cela à leur droit à la révolution. Le droit à la révolution n’est-il pas le seul droit historique réel ? (Friedrich Engels, « Introduction », 1895, dans Karl Marx, Les Luttes de classes en France 1848-1850, ES, 1974, p. 31-32)

Vandervelde mêlait un discours radical, affirmant son soutien à chaque grève générale, dénonçant l’ordre bourgeois et menaçant le Parlement de révolution si le suffrage universel n’était pas accordé, avec une politique réelle de recherche d’alliance avec les libéraux, de négociations secrètes avec les représentants de la bourgeoisie (notamment dans les loges maçonniques), aboutissant à des compromis non approuvés par la base, qui servaient néanmoins d’alibi à la direction du Parti ouvrier pour arrêter la grève générale.

Le 10e congrès du POB en 1894, dans le contexte politique de l’ouverture du vote (suffrage plural), adopta une déclaration, rédigée principalement par Vandervelde, qui sera appelée à partir de 1945 Charte de Quaregnon. Même si cette-déclaration met en avant des slogans socialistes classiques comme « affranchissement des travailleurs », « suppression des classes », « transformation radicale de la société actuelle », « transformation du régime capitaliste en régime collectiviste », « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », elle reste sur le terrain de l’opportunisme en évitant toute allusion même voilée à ce qui pourrait épouvanter la bourgeoisie, comme révolution, république, destruction de l’État bourgeois et de son armée, armement du peuple, expropriation du grand capital ou encore indépendance du Congo.

Malgré des appels formels à grèves générales, qui répondaient surtout à la pression de la base ouvrière, la direction du POB, dont Vandervelde, menait sans cesse une politique opportuniste, orientée vers le parlementarisme, la recherche d’accords avec des fractions de la bourgeoisie et la conquête des institutions de l’État bourgeois. En 1908, suite au scandale international provoqué par les atrocités commises dans « l’État indépendant du Congo », l’immense propriété privée africaine du roi Léopold II, la bourgeoisie belge décida de le nationaliser, c.-à-d. de le transformer en colonie de la Belgique. Le POB soutint cette mesure.

Quand se posa pour la Belgique la question de l’annexion du Congo, M. Vandervelde, pour la première fois, se révéla vraiment homme d’État. De quel État ? De celui, naturellement, sur lequel règne le roi des Belges. Qu’allait-on faire de l’État libre du Congo, immense pays vierge au centre de l’Afrique, où peinent 17 millions de nègres ? Le Parti ouvrier se le demanda. Et l’idée ne vint à personne que l’esclavage des millions de sauvages des colonies sert à river les chaînes des prolétariats européens ; que le socialisme qui veut la fin de tous les esclavages, ne peut être qu’avec les nègres contre le négrier ; qu’il doit dire son mot catégorique sur la colonisation, en attendant d’agir en libérateur des peuples primitifs sans la libération desquels les peuples travailleurs des pays dits — bien à tort d’ailleurs ! — civilisés ne se libéreront jamais… Le monde « socialiste » ne s’est souvenu de ces axiomes que depuis la révolution russe. À l’époque, le citoyen Vandervelde se fit l’éloquent avocat de l’annexion du Congo. On savait pourtant le terrible contenu de souffrance et de boue de ces trois petits mots. Le prix véritable du caoutchouc sanglant sur lequel s’édifiaient des fortunes était connu. On savait les méthodes de colonisation du capitalisme belge : les mains coupées des esclaves indociles, les villages brûlés, la guerre civilisatrice des mitrailleuses, aux flèches et aux gourdins… M. Vandervelde prouva qu’en somme tout cela était bien et qu’il fallait continuer. (Victor Serge, « Le citoyen Vandervelde, socialiste », Bulletin communiste n° 23, 1er juin 1922)

Les grèves générales pour le suffrage universel

Un pays hautement industrialisé, possédant une forte classe ouvrière, mais avec de bas salaires, de mauvaises conditions de travail et une législation sociale quasi-inexistante, où de plus les travailleurs sont privés du droit de vote, ne peut que connaître une violente lutte de classes. Aussi la Belgique connut à la fin du 19e siècle de puissantes grèves ouvrières, à commencer par celle de 1886, la plus violente de toutes, qui fut comparée aux jacqueries du Moyen-Âge : une verrerie automatisée fut incendiée et plusieurs dizaines de travailleurs périrent dans les confrontations avec les forces de répression. Celle-ci conduisit à la mise en place de la première législation du travail.

Les grèves de masse suivantes de 1890 et 1891 se déroulèrent dans le contexte du renforcement du POB, ce qui leur donna un caractère politique, mettant au centre la revendication du suffrage universel. En 1891, ses dirigeants, après avoir appelé à l’extension de la grève, mirent fin à celle-ci dès que le Parlement décida de mettre en place une commission chargée de réviser le mode de scrutin.

L’année 1893 vit la première véritable grève générale en Belgique (ou même en Europe, selon l’historien Carl Strikwerda). Le 11 avril, alors que le parti bourgeois clérical (Parti catholique/Katholieke Partij, PC/KP) et le parti bourgeois libéral (PLP/PVV) du Parlement avaient fait bloc contre une proposition d’extension du suffrage, les mineurs du Borinage et de nombreux militants du POB exigèrent la grève générale, se confrontant à des dirigeants conciliateurs comme Jean Volders. La grève générale fut appelée le soir même, et Émile Vandervelde émergea comme dirigeant de la grève et du parti. La grève dura du 12 au 18 avril et réunit 200 000 travailleurs. Il y eut des épisodes de violence, comme l’attaque à coups de gourdin du bourgmestre de Bruxelles ; entre 13 et 20 grévistes (et quelques membres de la Garde civique, la milice de la bourgeoisie) furent tués. Le Parlement céda enfin, et instaura le suffrage plural masculin : chaque homme âgé d’au moins 25 ans avait au moins une voix, mais il pouvait obtenir des voix supplémentaires selon des critères élitistes (de revenu, d’instruction…). Les dirigeants du POB cessèrent la grève, mais de nombreux travailleurs, considérant le résultat comme injuste, se livrèrent à des actes de destruction de propriété.

Aux élections législatives de 1894, le POB entra dans le Parlement, obtenant à la Chambre 28 députés sur 152, tous élus en Wallonie. Mais les grands vainqueurs furent les cléricaux, hégémoniques en Flandre : suite à l’encyclique Rerum Novarum de 1891, le PC/KP avait mis en avant le « christianisme social » (dont les syndicats chrétiens) pour faire barrage aux socialistes. Néanmoins, le résultat électoral du POB fut salué par l’Internationale ouvrière, en particulier Engels et Kautsky envoyèrent leurs félicitations aux dirigeants de la section belge.

La grève générale de 1902

Le suffrage plural favorisait les campagnes, où le parti clérical dominait, et des cas de fraude aux votes supplémentaires furent signalés. De plus, en 1899, le gouvernement du Parti catholique chercha à introduire une forme de représentation proportionnelle dans des districts où cela l’avantagerait. Cela poussa les oppositions libérale et socialiste à réclamer une révision constitutionnelle, et la classe ouvrière se mobilisa à nouveau pour le suffrage universel. Le Parlement dominé par le PC/KP rejeta la résolution des oppositions libérale et socialiste, et en 1902 se développèrent des manifestations réprimées par la police.

Au congrès du POB de mars 1902, Vandervelde défendit sa stratégie parlementaire, alors que ses opposants l’accusaient de faire trop de concessions au PLP/VPP. Lors de la reprise du Parlement le 8 avril, des manifestations houleuses eurent lieu à Bruxelles et des représentants des mineurs de Wallonie exigèrent du POB qu’il déclarât la grève générale. Le 11, face à une foule rassemblée devant la Maison du peuple, Vandervelde exhorta les travailleurs au calme, à mener une résistance disciplinée, tandis que le désordre ne pourrait qu’amener un bain de sang. Face à l’indécision du Conseil général du parti, les manifestations reprirent, et le 13 celui-ci déclara enfin la grève générale. En trois jours, le nombre de grévistes atteignit 350 000, concentrés principalement dans les mines, les aciéries, les carrières et le textile.

Le 18, le Parlement rejeta la proposition socialiste de révision de la constitution, et le Conseil général se prononça résolument pour la poursuite de la grève. Le soir même, la Garde civique tira sur les manifestants à Leuven, en tuant 6 et en blessant 14. Cela suffit à effrayer les dirigeants du POB et, le lendemain, le Conseil général vota la fin de la grève. Devant un congrès extraordinaire, les dirigeants affirmèrent avoir seulement voulu épargner aux travailleurs des souffrances supplémentaires face à une défaite certaine. Vandervelde affirma que la prochaine grève générale ne devait plus être improvisée mais longuement préparée et dirigée par le parti. Des militants accusèrent Vandervelde et les autres dirigeants d’avoir lâché la grève sous l’influence des capitalistes qu’ils fréquentaient dans les loges maçonniques ; Vandervelde rétorqua qu’au contraire, c’était lui qui influençait la bourgeoisie.

Il y eut à cette époque dans l’Internationale ouvrière une observatrice critique et lucide des événements en Belgique et de la tactique du POB, Luxemburg, cadre de la SDKP de Pologne et du SPD d’Allemagne. À chaud, elle souligna avec perspicacité les principaux problèmes de la conduite du mouvement. En premier lieu, les dirigeants ne maintinrent pas l’indépendance de la classe ouvrière, et subordonnèrent le mouvement et ses méthodes de lutte à une alliance avec la fraction libérale de la bourgeoisie :

Ce sont avant tout les libéraux qui déterminèrent le programme des socialistes dans la récente lutte. C’est sur leur ordre notamment que le Parti ouvrier dut renoncer au suffrage féminin pour adopter la représentation proportionnelle comme clause de la Constitution. Les libéraux dictèrent également aux socialistes les moyens de la lutte en se dressant contre la grève générale même avant qu’elle eût éclaté, en lui imposant des limites légales lorsqu’elle fut déclenchée, en lançant d’abord le mot d’ordre de la dissolution de la Chambre, en faisant appel au roi comme arbitre suprême et en décidant enfin, et dans leur séance du 19, contrairement à la décision de la direction du parti socialiste du 18 avril, la cessation de la grève générale. La tâche qui incombait aux chefs socialistes n’était que de transmettre à la classe ouvrière les mots d’ordre lancés par leurs alliés et à faire la musique d’agitation qui correspondait au texte libéral. Enfin, le 20 avril, les socialistes mirent à exécution la dernière décision des libéraux, en renvoyant leurs troupes chez elles. (Rosa Luxemburg, L’Expérience belge, avril 1902, dans L’Expérience belge de grève générale, Spartacus, 1969, p. 19)

Elle entrevoyait ce que devenaient les dirigeants socialistes par leur soumission aux libéraux : une couche intermédiaire entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, soumise à cette dernière, transformant les masses ouvrières en un simple exécutant, dénué de toute volonté propre :

Ainsi, dans toute la campagne, les libéraux alliés des socialistes apparaissent comme les véritables chefs, les socialistes comme leurs exécuteurs soumis et la classe ouvrière comme une masse passive, entraînée par les socialistes à la remorque de la bourgeoisie. L’attitude contradictoire et timide des chefs de notre parti belge s’explique par leur position intermédiaire entre la masse ouvrière, qui s’entraîne dans la lutte, et la bourgeoisie libérale, qui la retient par tous les moyens. (p. 19)

En interdisant d’emblée toute forme de violence révolutionnaire et en subordonnant la lutte au strict respect de la légalité bourgeoisie, les dirigeants enlevèrent au mouvement sa force et mirent la classe ouvrière à la merci de la violence de l’État bourgeois :

En imposant d’avance, sous la pression de libéraux, des limites et des formes légales à la lutte, en interdisant toute manifestation, tout élan de la masse, ils dissipaient la force politique latente de la grève générale. Les cléricaux n’avaient pas besoin de craindre une grève générale qui ne voulait de toutes manières être autre chose qu’une grève pacifique. Une grève générale, enchaînée d’avance dans les fers de la légalité, ressemble à une démonstration de guerre avec des canons dont la charge aurait été auparavant jetée à l’eau, sous les yeux des ennemis. Même un enfant ne s’effraie pas d’une menace « les poings dans la poche », ainsi que « Le Peuple » le conseillait sérieusement aux grévistes, et une classe au pouvoir luttant à la vie et à la mort pour le reste de sa domination politique, s’en effraie moins encore. C’est précisément pour cela qu’en 1891 et 1893, il a suffi au prolétariat belge d’abandonner paisiblement le travail pour briser la résistance des cléricaux, qui pouvaient craindre que la paix ne se changeât en trouble et la grève en révolution. Voilà pourquoi, cette fois encore, la classe ouvrière n’aurait peut-être pas eu besoin de recourir à la violence, si les dirigeants n’avaient pas déchargé leur arme d’avance, s’ils n’avaient pas fait de l’expédition de guerre une parade dominicale et du tumulte de la grève générale une simple fausse alerte. […] En un mot, l’action extra-parlementaire fut sacrifiée à l’action parlementaire, mais, précisément à cause de cela, toutes les deux furent condamnées à la stérilité, et toute la lutte à l’échec. (p. 21)

Luxemburg fit le lien entre la politique des dirigeants du POB et le développement de l’opportunisme réformiste au sein de l’Internationale :

N’est-ce pas, de nouveau, autre chose qu’un effet de ce même simoun tiède et énervant de l’opportunisme, qui souffle depuis quelques années, et qui s’est manifesté dans l’alliance funeste de nos amis belges avec la bourgeoisie libérale. La déception que nous venons d’essuyer en Belgique devrait nous mettre en garde contre une politique qui, gagnant les pays l’un après l’autre, conduirait à de graves défaites et finalement au relâchement de la discipline et de la confiance illimitée que les masses ouvrières ont en nous, socialistes ; de ces masses sans lesquelles nous ne sommes rien et que nous pourrions perdre un beau jour par des illusions parlementaires et des expériences opportunistes. (p. 22)

Dans un article ultérieur, Luxemburg fustigea deux concessions de la direction du POB à son allié libéral : le renoncement de principe à la violence révolutionnaire et surtout l’abandon de la revendication du suffrage féminin. Certains socialistes théorisèrent ce dernier retournement en arguant que les ménagères subiraient l’influence politique réactionnaire du clergé. Ce genre d’argument patriarcal ressemble à celui, raciste, de certains bureaucrates syndicaux qui rejettent les travailleurs migrants ou de minorités (Irlandais en Angleterre, Noirs aux États-Unis, …) sous prétexte qu’ils acceptent des salaires inférieurs à ceux des nationaux, ou peuvent être utilisés comme briseurs de grèves. Luxemburg indiqua le caractère anti-ouvrier d’un tel argument :

Ce spectacle surprenant nous révèle l’argumentation des sociaux-démocrates belges contre le droit de vote des femmes. C’est exactement la même que celle utilisée par le tsarisme russe, la même qu’invoquait la doctrine allemande du droit divin pour justifier l’injustice politique : « Le public n’est pas assez mûr pour exercer le droit de vote ». Comme s’il y avait une autre école de maturité politique pour les membres du public que de simplement se servir de ce droit ! Comme si la classe ouvrière mâle n’avait pas aussi appris à utiliser le bulletin de vote pour défendre ses intérêts de classe et devait toujours l’apprendre ! Au contraire, tout individu clairvoyant doit s’attendre, tôt ou tard, à la forte poussée qu’imprimerait au mouvement ouvrier l’inclusion des femmes prolétaires dans la vie politique. Cette perspective ne fait pas qu’ouvrir un immense champ d’action au travail d’agitation de la social-démocratie. L’émancipation politique des femmes ferait également souffler un vent frais, vivifiant, sur la vie politique et sociale, un vent qui dissiperait son atmosphère confinée de vie de famille philistine qui pollue même les membres de notre parti, qu’ils soient ouvriers ou dirigeants. (Rosa Luxemburg, Une question de tactique, avril 1902)

Un autre cadre de l’aile gauche du SPD formula une critique semblable. Tout d’abord, la soumission aux libéraux :

Nos camarades belges, ou plutôt leurs chefs, se sont laissés duper par les discours doucereux des hypocrites libéraux : dans l’intervalle de cent heures, ils ont offert le spectacle peu réconfortant d’ordonner d’abord la grève générale, puis de la faire cesser. Toutes les phrases retentissantes proclamant que la victoire dans la lutte pour le suffrage universel n’était que remise, et non abandonnée, ne changent rien au caractère pénible d’un échec tel que, depuis les années 60 du siècle dernier, depuis l’action de l’Association Internationale des Travailleurs, il n’a pas son pareil dans les annales du prolétariat combattant. (Franz Mehring, Une sombre journée de mai, avril 1902, dans L’Expérience belge de grève générale, Spartacus, 1969, p. 14)

Ensuite, il y vit comme elle une manifestation du développement de l’opportunisme au sein de l’Internationale ouvrière :

Mais toute leur tactique erronée — et c’est ce que l’on peut invoquer à leur décharge — loin d’être un mal spécifiquement belge, est un mal européen. La tendance à rompre avec la vieille et honnête tactique révolutionnaire du prolétariat conscient, avec cette tactique qui s’inspire uniquement des intérêts d’émancipation de la classe ouvrière et qui n’oublie pas un instant qu’elle n’a au monde que des ennemis déclarés et de faux amis, cette tendance à pactiser avec chacun, à faire confiance à l’honnêteté et à la bonne volonté des libéraux, à échanger à distance discrète de douces œillades, voire des poignées de mains avec des princes authentiques, cette tendance gêne plus ou moins tous les partis européens; c’est pour cela qu’à Bruxelles, avec logique et d’une façon méritée, elle s’est couverte de ridicule aux yeux de toute l’Europe. (p. 14)

Vandervelde publia une réponse à ces critiques, affirmant que la direction du POB n’avait pas fait une alliance avec les libéraux et ne s’était pas soumis à leurs exigences ; au contraire, les libéraux avec une « profonde répugnance » furent contraints par le mouvement et « se laissent traîner au suffrage universel à peu près comme des condamnés à mort à l’échafaud » (Lettre à Die Neue Zeit, avril 1902, dans L’Expérience belge de grève générale, Spartacus, 1969, p. 23). Concernant l’abandon de la revendication du suffrage féminin, il déclara s’être « opposé à cette décision aussi longtemps que je l’ai pu », mais qu’elle fut prise « par égard à la grande masse des ouvriers, qui, à mon grand regret, était très hostile à l’introduction immédiate du suffrage féminin, craignant que cela ne prolongeât la domination des cléricaux pour une durée indéterminée » (p. 23). Les opportunistes, si vigoureux quand il s’agit de freiner l’ardeur révolutionnaire des masses, se montrent bien plus faibles pour résister aux préjugés bourgeois auxquelles elles sont soumises ! Pour justifier l’arrêt de la grève, il invoqua la répression par l’armée et la garde civique, le blocage au Parlement et le refus du roi de dissoudre la Chambre, qu’il était donc « incomparablement plus juste de la faire cesser, d’épargner au prolétariat des sacrifices inutiles, de conserver ses forces pour une nouvelle offensive et de fournir une nouvelle preuve de la discipline prolétarienne par une reprise du travail aussi générale que l’avait été la suspension du travail » (p. 24).

Dans sa Réponse au camarade Vandervelde, Luxemburg critiqua à nouveau la soumission du mouvement aux possibilités d’action parlementaire avec les libéraux, puis réfuta l’invocation de l’orthodoxie marxiste pour opposer la tactique de l’action légale à la grève générale et à la violence révolutionnaire : les polémiques socialistes à ce propos avaient en fait visé les anarchistes et syndicalistes qui se refusent par principe à toute intervention sur le terrain parlementaire. Au contraire, l’action légale et parlementaire, la grève générale et la violence révolutionnaire sont trois outils aux mains du prolétariat, qui selon les circonstances utilisera l’un ou l’autre.

Les critiques sévères de Luxemburg et Mehring se sont avérées absolument justifiées, non seulement en raison de l’ampleur de la défaite (qui conduisit à une baisse importante de la syndicalisation), mais aussi par anticipation d’une défaite encore plus importante en 1913, où la direction du POB, engluée dans le parlementarisme bourgeois, fit échouer une grève générale longuement préparée.

Les grèves de Russie et de Pologne en 1905-1906

Entretemps, la révolution de 1905-1906 dans l’empire russe réactiva et enrichit le débat sur la grève générale. D’un part, les deux partis russes membres de l’Internationale ouvrière (POSDR et PSR) y intervinrent de manière distincte et les deux organisations polonaises affiliées (PPS et SDKP) de manière opposée : le PPS, socialiste en parole mais nationaliste en fait, s’opposa en juin 1905 à la grève générale de Varsovie et Lodz.

D’autre part, le mouvement ouvrier international se cliva sur les leçons à en tirer. Au congrès syndical allemand à Cologne en mai 1905, l’idée de grève générale fut écartée par les bureaucrates.

Comment pourrait-il venir à l’esprit de nos syndicalistes allemands, sérieux et pleins « d’expérience » qu’il est absurde de vouloir formuler un jugement quelconque sur la grève générale au moment précis où cette méthode de lutte est en train de prendre en Russie une tournure de lutte d’une ampleur insoupçonnable et de devenir exemplaire et riche d’enseignements pour le monde du travail tout entier. (Rosa Luxemburg, Les débats à Cologne, 30 mai 1905)

Au congrès du parti à Iéna, en septembre 1905, les choses se passèrent différemment.

Bebel marqua une fois de plus son hostilité au révisionnisme : « Il faut, dit-il, tenir compte de l’agressivité de la bourgeoisie, et la grève de masse doit être retenue comme une mesure défensive »… Au sommet du parti, l’on semblait plus accessible à des projets plus radicaux. (Jacques Droz, La Social-démocratie allemande (1875-1914), dans Histoire générale du socialisme, PUF, t. 2, 1974, p. 52)

Rosa Luxemburg et Leo Jogiches se rendirent en Pologne prendre sur place la tête de la SDKP à la fin de 1905. Quand la révolution reflua, ils furent arrêtés en mars 1906 par la police tsariste. Grâce à sa nationalité allemande, la justice russe libéra Luxemburg en juin. Elle tira un bilan de la révolution russe qui donnait toute sa place à la grève générale.

La grève de masses apparaît ainsi, non pas comme un produit spécifiquement russe de l’absolutisme, mais comme une forme universelle de la lutte de classes prolétarienne. (Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat, 1906, dans OEuvres t. 1, Maspero, 1969, p. 154)

Mais au congrès du SPD à Mannheim en septembre 1906, Bebel tourna à droite et fit la paix avec l’appareil syndical. En 1910, Luxemburg rompit avec Kautsky.

La grève générale de 1913

En Belgique, le triomphe des cléricaux du PC/KP aux élections du 2 juin 1912 raviva la colère ouvrière et l’exigence du suffrage universel pur et simple, c’est-à-dire l’abolition du vote plural pour les riches et les diplômés. Des dizaines de milliers de travailleurs descendirent dans les rues à Charleroi, La Louvière, dans le bassin liégeois. Les dirigeants du POB intervinrent pour demander aux ouvriers de retourner au travail. Tous se firent chahuter, sauf Vandervelde ; mais à la proposition de celui-ci de relancer l’offensive au Parlement les grévistes répondirent par des appels à la grève générale, et même des cris de « Vive la Révolution ! ». La réunion suivante du Conseil général du parti fut envahie par des militants des provinces exigeant le vote de la grève générale immédiate. Les dirigeants convoquèrent donc un congrès extraordinaire le 30 juin pour discuter de la question.

Lors du congrès de 1902 convoqué après l’arrêt par la direction du POB de la grève générale, Vandervelde avait posé les conditions nécessaires pour le soutien de la direction socialiste à la prochaine : elle ne devrait pas être imposée par la classe ouvrière sous le feu des événements, mais longuement préparée et surtout dirigée dès le départ par le parti. Cette fois-ci, face à Jules Destrée et la fédération de Charleroi favorables à une grève générale immédiate, Vandervelde obtint un compromis : le parti chercherait à obtenir le suffrage universel par la voie parlementaire, mais en même temps il préparerait longuement à l’avance une grève générale puissante, mais pacifique.

Un comité central de grève organisa systématiquement cette préparation, une commission de propagande publia des brochures distribuées massivement, une commission des finances récolta des fonds, les travailleurs étant encouragés à mettre de l’argent de côté. On prévit même des hébergements pour les familles des grévistes dans les pays voisins. Néanmoins, comme Vandervelde le révéla bien plus tard, la plupart des dirigeants du POB ne voulaient pas de cette grève qui leur avait été imposée par les masses, et essayaient par tous les moyens de l’éviter.

À l’ouverture de la session parlementaire en novembre, les socialistes déposèrent une motion pour amender la Constitution, en y remplaçant le suffrage plural par le suffrage universel masculin. Celle-ci ne fut débattue qu’en janvier 1913, et rejetée. La majorité refusa même une commission d’enquête proposée par Paul Hymans, le chef de l’opposition libérale. Donc, le 8 février, les socialistes annoncèrent officiellement le démarrage de la grève le 14 avril. Les bourgmestres des principales villes se posèrent en médiateurs, proposant de mettre en place cette commission en échange du renoncement à la grève. Le comité central de grève retira donc l’appel à la grève, mais face à l’intransigeance du premier ministre clérical et de sa majorité parlementaire, le congrès du POB du 24 mars vota à une large majorité la grève générale à partir du 14 avril.

Luxemburg analysa à nouveau avec perspicacité la lutte ouvrière en Belgique dans son article. La grève préparée longuement à l’avance ne représentait pas la recherche d’une nouvelle tactique plus efficace, mais bien un moyen pour refroidir l’ardeur ouvrière et reculer la grève le plus loin possible :

Spontanément, comme un ouragan, le prolétariat belge se dressa à nouveau après les élections de juin 1912, pour conquérir par sa propre force ce que la seule tactique parlementaire s’était montrée en vingt années complètement incapable d’arracher. Mais, à ce moment, la fraction socialiste et les chefs du parti s’interposèrent de toute leur énergie pour déconseiller la grève. Comme il était impossible de dompter autrement la volonté populaire impétueuse, on proposa aux ouvriers de désarmer la grève de masse déjà commencée et de préparer de façon tout à fait systématique une grève de masse. La grève de masse méthodique, bien préparée, apparut ainsi, dès le début, comme un compromis entre l’énergie combative impétueuse des masses et l’hostilité que témoignaient à la grève les chefs du parti qui, malgré toutes les expériences amères, restaient attachés à l’alliance avec le libéralisme et aux espoirs parlementaires. Il ne s’agissait donc pas ici d’une nouvelle tactique élaborée en toute liberté et comportant une nouvelle méthode de grève plus efficace que les autres. La préparation de longue main de la grève de masse apparaissait cette fois comme un moyen de calmer les masses ouvrières, d’éteindre leur enthousiasme combatif et de leur faire abandonner provisoirement l’arène. Puis, lorsque toute l’énergie de la classe ouvrière, pendant sept mois, fut tournée exclusivement vers la préparation de la grève générale, ce fut la direction du parti qui, jusqu’à la fin, s’employa de toutes ses forces à entraver le déclenchement de la grève et à reculer cette dernière le plus possible. (Rosa Luxemburg, Nouvelle expérience belge, mai 1913, dans L’Expérience belge de grève générale, Spartacus, 1969, p. 47)

Ni Luxemburg, ni les militants du POB ne pouvaient connaître l’ampleur des négociations secrètes de Vandervelde avec divers représentants de la bourgeoisie. Il eut des contacts amicaux avec Paul Hymans, le dirigeant libéral. Des membres du cabinet du roi Albert Ier (qui succéda à son oncle Léopold II en 1909) lui firent part du désir du monarque d’obtenir une réforme ; il est probable que ces messages lui furent transmis par ses « frères » libéraux lors d’une réunion d’une loge maçonnique. Le président de la Chambre de commerce d’Anvers organisa une rencontre entre Vandervelde et Charles de Broqueville, Premier ministre, de la tendance conciliante du PC/KP ; celui-ci assura le leader socialiste qu’il ne ménagerait pas ses efforts pour éviter la grève générale en obtenant le suffrage universel au Parlement. Mais toutes ces tractations échouèrent face à l’intransigeance de Charles Woeste, un des principaux dirigeants du parti clérical.

La grève générale démarra donc le 14 avril 1913, quand 300 000 ouvriers arrêtèrent le travail. Le nombre de grévistes culmina à 400 000 le 19. Malgré son ampleur, ce nombre représente néanmoins un échec relatif, car le nombre de salariés atteignait un million (Mayham, 1913). La grande industrie et des secteurs particuliers, comme les verreries du Hainaut et le travail de la laine à Verviers, furent fortement affectés ; en particulier les mines et aciéries furent paralysées. Les entreprises de distribution de gaz et d’électricité furent faiblement impactées. Dans les transports, seul le port d’Anvers fut sérieusement touché. Les tramways et les trains des chemins de fer de l’État continuèrent à rouler. Mayham (1913) donna des statistiques montrant que durant la grève, le transport de charbon par les chemins de fer de l’État diminua d’environ 70 %, tandis que celui d’autres marchandises ne baissa que d’environ 20 %, donc les trains roulaient, mais n’avaient plus de charbon à transporter. De plus, les dirigeants du POB renoncèrent à faire participer les services publics à la grève.

L’efficacité de toute grève politique de combat dépend aussi de la collaboration du personnel occupé dans les services publics. Lorsque les camarades belges – ainsi qu’il ressort de leur intention de faire une grève longue et pacifique – ont renoncé à arrêter les services publics, ils ont certes enlevé à leur grève tout « caractère illégal », mais en même temps ils l’ont privée de son efficacité en tant que moyen de contrainte rapide et d’intimidation de l’opinion publique et de l’État. (p. 50)

L’impact économique de la grève fut aussi limité par son annonce longtemps à l’avance. Les ménagères avaient toutes fait leurs provisions de biens de première nécessité, en particulier de charbon, et les entreprises avaient remplis leurs stocks.

Il est clair, en tout cas – et c’est ce que confirme l’histoire des grèves de masses dans les différents pays – que plutôt une grève politique tombe rapidement et inopinément sur la tête des classes dirigeantes, plus l’effet en est grand et les chances de victoire considérables. Lorsque le Parti ouvrier annonce, trois trimestres à l’avance, son intention de déclencher une grève politique, ce n’est pas seulement lui, mais aussi la bourgeoisie et l’État qui gagnent tout le temps nécessaire pour se préparer matériellement et psychologiquement à cet événement. (p. 50)

Lors de la grève, les dirigeants socialistes ne ménagèrent pas leurs efforts pour empêcher tout rassemblement de masse qui pourrait se transformer en un affrontement révolutionnaire avec l’État bourgeois. Le POB conduisit des petites manifestations encadrées par un cordon de dirigeants, des promenades à la campagne et des visites de musée. Lalla Vandervelde organisa des concerts et des expositions artistiques, tandis que Le Peuple publiait des recettes de « soupes communistes » pour nourrir les grévistes. Il s’agissait de canaliser le mouvement révolutionnaire des masses dans une grève réformiste.

La pensée principale des camarades belges dans la préparation de la grève d’avril fut de lui enlever tout caractère impétueux, de la séparer complètement de la situation révolutionnaire, de lui donner le caractère méthodique, strictement limité, d’une grève syndicale ordinaire. (p. 48)

Le 16 avril, le Parlement reprit ses travaux, la grève y monopolisant l’attention. Après d’âpres débats, le premier ministre annonça que la commission chargée de discuter des amendements à la franchise pour les élections municipales et provinciales pourrait aussi « parler » de celle pour les élections législatives. Moyennant un amendement PC/KP condamnant la grève, le Parlement adopta une résolution établissant une commission de révision constitutionnelle. Le Conseil général du POB, contrôlé par la délégation parlementaire, s’empressa alors de voter la fin de la grève. Un congrès convoqué en urgence entérina cette décision, malgré les plaintes de nombreux militants reprochant à la fraction parlementaire du POB de n’avoir pas consulté le parti avant de voter la résolution, et affirmant que la poursuite de la grève aurait pu obtenir le suffrage universel. Le travail reprit donc le 28 avril.

Comme le souligna Luxemburg, ce fut « une défaite encore plus grande que celle de l’année 1902. » Il suffit de comparer les résultats de cette gigantesque organisation avec ceux des révoltes spontanées de la classe ouvrière vingt ans plus tôt :

En 1891, la première courte grève de masse, avec ses 125 000 ouvriers, a suffi pour imposer l’institution de la commission pour la réforme du droit de vote. En avril 1893, il a suffi d’une grève spontanée de 250 000 ouvriers pour que la Chambre se prononce, en une seule longue séance, sur la réforme du droit de vote qui croupissait depuis deux ans dans la commission. Cette fois, la grève de 400 000 ouvriers, après neuf moins de préparation, après des sacrifices et des efforts matériels exceptionnels de la part de la classe ouvrière, a été brisée au bout de huit jours, sans avoir obtenu autre chose que la promesse, sans engagement, qu’une commission sans mandat et sans droit à légiférer recherchera une « formule d’unité » concernant le droit électoral. (p. 43)

Luxemburg souligna l’origine de cette calamiteuse déroute : la soumission de l’action de masse au parlementarisme, donc à l’alliance avec les libéraux :

Après que le droit électoral plural de la classe ouvrière eut ouvert les portes du Parlement et y eut introduit un nombre croissant de députés, le centre de gravité de l’action politique et de la lutte pour l’égalité du droit électoral fut transporté au Parlement. En même temps – et ce n’est d’ailleurs que l’autre côté de ce phénomène – un facteur tout nouveau entre en jeu : l’alliance avec la bourgeoisie libérale, alliance qui devint un facteur important de la tactique socialiste. […] La politique du Parti socialiste revêtit par suite une certaine incertitude, un caractère double et équivoque. C’est ce qui se manifesta nettement dans la campagne malheureuse de 1902, où l’accouplement de l’action gréviste de la masse avec l’alliance libérale au Parlement avait tout d’abord déterminé les chefs de parti à ne permettre l’action de la masse que comme un avertissement sans frais, et à renvoyer ensuite cette dernière à la maison aussi vite que possible, ce qui évidemment, ne pouvait que faire échouer également l’action parlementaire. (p. 46)

L’échec de cette politique en 1902 aurait dû induire un redressement. Au contraire, les dirigeants du POB plongèrent encore plus profondément dans l’opportunisme :

Cependant, le pitoyable fiasco de l’expérience de 1902 n’a pas amené le parti belge à se détacher de son alliance néfaste avec les libéraux et à se concentrer à nouveau complètement sur l’action prolétarienne. Au contraire, déçus par l’échec de la grève de masse, dont la stérilité s’expliquait pourtant cette fois dans la propre tactique du parti, les chefs du parti décidèrent de se cantonner dorénavant dans l’arène parlementaire. (p. 46)

Le suffrage universel masculin ne fut instauré qu’en 1919. La bourgeoisie craignait l’influence de la révolution ouvrière en Russie, et devait donc lâcher du lest. D’autre part, les dirigeants du POB, en premier lieu Vandervelde, avaient au cours de la première guerre mondiale prouvé leur loyauté au roi et à l’État bourgeois, les ouvriers pouvaient donc sans trop de danger voter pour eux. Quant aux femmes, elles durent attendre 1948 pour pouvoir voter.

Conclusion

Les grèves générales belges de 1902 et 1913 alimentèrent la réflexion théorique de Luxemburg sur les formes de lutte révolutionnaire de la classe ouvrière. Les leçons qu’elle en tira restent valables à ce jour.

Aujourd’hui, plus personne ne prend pour argent comptant les rodomontades « révolutionnaires » de Vandervelde durant les 20 années précédant la première guerre mondiale, car ses manœuvres secrètes en coulisse dans les loges maçonniques ou les réunions de parlementaires ont été révélées depuis. Surtout, on connaît son parcours de soutien sans faille à la monarchie et à l’État bourgeois amorcé dès le déclenchement de cette guerre. Pourtant, on voit sans cesse des dirigeants ouvriers de « la gauche de la gauche » (PT de Belgique, LO de France…) présentant une façade « révolutionnaire » lors des meetings, mais pratiquant derrière la compromission avec les bureaucrates syndicaux qui sont achetés par la bourgeoisie de leur pays.

En quoi consiste une véritable politique de combat pour la classe ouvrière ? En premier lieu, comme l’a souligné Luxemburg lors des deux grèves belges, les diverses formes de lutte du prolétariat (grèves, occupations, manifestations, etc.) ne doivent jamais être subordonnées à l’action légale et parlementaire. Deuxièmement, il faut maintenir fermement l’indépendance de la classe ouvrière, ne jamais freiner sa lutte au nom de l’alliance avec des forces étrangères à celle-ci.

Troisièmement, la combattivité de la classe ouvrière n’est pas une pâte à modeler qu’on façonne à son gré, ou une denrée qu’on peut congeler puis dégeler et cuisiner quelques mois plus tard

Gœthe a dit que l’enthousiasme n’est pas un hareng qu’on peut fumer et conserver pour de longues années… À la base de la grève d’avril en Belgique, au contraire, il y a l’idée d’éviter toute situation révolutionnaire, tout défaut de calcul, tout tournant imprévu de la lutte, en un mot, d’écarter préalablement tout risque et tout danger et de fixer, presque une année à l’avance, toute la campagne. Mais de ce fait, les camarades belges ont enlevé à leur grève générale toute sa valeur de choc. L’énergie révolutionnaire des masses ne se laisse pas mettre en bouteille et une grande lutte populaire ne se laisse pas conduire comme une parade militaire. (Franz Mehring, Une sombre journée de mai, avril 1902, dans L’Expérience belge de grève générale, Spartacus, 1969, p. 13)

La montée de la lutte ouvrière, tout comme la marée ou le vent, doit être mise à profit au moment où elle se manifeste, il ne faut pas espérer la « mettre en boîte » pour la ressortir plus tard, il ne faut pas la disperser dans des diversions sans issue. Ceci représente une condamnation de toutes les manœuvres habituelles des bureaucraties syndicales pour dévoyer la lutte ouvrière, comme les journées d’action, les coups d’éclat, etc.

Enfin, il faut donner à la classe ouvrière un cap clair et bien indiquer les buts à atteindre et les moyens pour y parvenir.

Le facteur décisif dans tout mouvement de masse, c’est l’énergie révolutionnaire des masses, l’esprit de résolution des chefs et leur vue nette du but à atteindre. Ces deux facteurs réunis peuvent, le cas échéant, rendre la classe ouvrière insensible aux privations matérielles les plus dures et lui faire accomplir, en dépit de ces privations, les plus grands exploits. Ils ne sauraient par contre être remplacés par des caisses de secours bien garnies. (Rosa Luxemburg, Nouvelle expérience belge, mai 1913, dans L’Expérience belge de grève générale, Spartacus, 1969, p. 48))

En 1914 le POB se rallia à la défense de sa « patrie » impérialiste et en 1916 il intégra le gouvernement belge en exil. Le roi Albert Ier gratifia alors Vandervelde du titre honorifique de « ministre d’État ». En 1918, fort de sa loyauté à l’État bourgeois, le POB entra de plein droit dans le gouvernement d’union nationale avec les cléricaux et les libéraux. La poussée révolutionnaire européenne de 1917-1919 poussa l’État bourgeois à accorder en novembre 1918 le suffrage universel aux hommes de plus de 21 ans (il fallut attendre 1948 pour les femmes et 1981 pour les jeunes à partir de 18 ans).

Indépendance, clarté et résolution sont les maîtres mots pour le succès des combats de la classe ouvrière. Ceux qui ont peur du but, l’éviction de la bourgeoisie et la prise du pouvoir par la classe ouvrière, sabotent aussi les moyens, la grève générale et même le suffrage universel. Aux mains de la bureaucratie du POB, les élections devinrent à partir de 1919 un instrument de duperie des travailleurs, une soupape de sûreté du capitalisme belge. C’est d’ailleurs largement par dépit face aux résultats électoraux qu’éclata la grève générale à partir du port d’Anvers en 1936.

Références :

Charte de Quaregnon du Parti ouvrier belge (26 mars 1894). http://www.quaregnon.be/index2.php?option=com_content&do_pdf=1&id=15

Rosa Luxemburg, « L’expérience belge », Neue Zeit, avril 1902. https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1902/rl19020423.htm

Rosa Luxemburg, « Une question de tactique », Leipziger Volkszeitung, 4 avril 1902. https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1902/00/luxembourg_tactique_1902.htm

Rosa Luxemburg, « Réponse au camarade E. Vandervelde », Neue Zeit, 14 mai 1902. https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1902/rl19020514.htm

Rosa Luxemburg, « Nouvelle expérience belge », Leipziger Volkszeitung, mai 1913. https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/05/rl19130500.htm

Karl Marx, « Les massacres belges », adresse du Conseil général de l’AIT, 4 mai 1869. Version anglaise : https://www.marxists.org/archive/marx/iwma/documents/1869/belgian-massacre.htm

Ernest Mahaim, « The General Strike in Belgium, April 1902 », The Economic Journal, Vol. 12, No. 47, pp. 421–427, septembre 1902. https://www.jstor.org/stable/2956917

Ernest Mahaim, « The General Strike in Belgium », The Economic Journal, Vol. 23, No. 90, pp. 294–297, juin 1913. https://www.jstor.org/stable/2222161

Franz Mehring, « Une sombre journée de mai », 28 avril 1902, Cahiers Spartacus, 2e série n° 30, décembre 1969, pp. 13–16.

Otago Witness, « Strikes in Belgium », No. 2043, p. 17, 20 Avril 1893. http://paperspast.natlib.govt.nz/cgibin/paperspast?a=d&d=OW18930420.2.62&e=——-10–61-byPU—0jones+menzies+ferry-allPaperspast

Janet L. Polasky, « A Revolution for Socialist Reforms: The Belgian General Strike for Universal Suffrage », Journal of Contemporary History, Vol. 27, No. 3, pp. 449–466, juillet 1992. https://www.jstor.org/stable/260900

Victor Serge, « Le citoyen Vandervelde, socialiste », Bulletin communiste n° 23, 1er juin 1922. https://www.marxists.org/francais/serge/works/1922/06/vandervelde.htm