Turquie : Comment les communistes révolutionnaires doivent lire les résultats des élections du 31 mars

Introduction

Nous sommes arrivés à la fin du processus électoral qui a pris des mois. Les discussions électorales (tout particulièrement sur les résultats d’Istanbul) qui ont commencé dans la nuit du 31 mars au 1er avril se sont placées au centre de l’ordre du jour du pays. Les principaux bulletins d’informations font place depuis des jours à la question de savoir qui aura le mandat pour la mairie du Grand Istanbul.

Dans cet article, nous examinerons le processus électoral, la stratégie électorale du front du système et de l’opposition qui se place dans le cadre du système, l’attitude du HDP et l’état de la gauche socialiste. Nous nous efforcerons d’interpréter les résultats électoraux selon une perspective communiste révolutionnaire. Qui a gagné et qui a perdu les élections locales ? Est-ce l’hiver qui succédera au mois de mars ou sera-ce le printemps ? [allusion au slogan électoral du CHP : « après le mois de mars, ce sera le printemps »]. Quelle sera la position qu’adoptera le régime présidentiel qu’Erdoğan a commencé à bâtir depuis longtemps ? Nous nous efforcerons de répondre à ces questions ainsi qu’à d’autres questions similaires selon une perspective communiste révolutionnaire.

Comment s’est déroulée l’ambiance électorale ?

Le front du système

Les élections locales qui occupaient depuis des mois l’ordre du jour du pays se sont déroulées avec des longues discussions d’alliances et des négociations derrière des portes closes.

Depuis la révolte de la place Gezi [mai 2013], deux élections locales, trois élections générales et un référendum constitutionnel ont eu lieu. La période des élections qui avaient lieu presque tous les ans est finie à moins que des élections générales anticipées n’aient lieu avant 2023.

Les élections locales ne constituaient pas une simple élection pour l’alliance AKP-MHP. Il s’agissait là pour l’alliance Erdoğan-Bahçeli qui sortait avec une victoire des élections du 24 juin du premier scrutin auquel elle participait avec le nouveau système présidentiel mis en place. Le partenaire de l’alliance du peuple Bahçeli a qualifié ce scrutin d’élections pour que le nouveau régime gagne en légitimité.

Nous sommes entrés dans le processus électoral parallèlement avec la plus grave crise économique de l’histoire turque. Afin de dissimuler cette crise, le régime d’Erdoğan a utilisé pendant de longs mois l’ordre du jour électoral. En avançant que ces élections représentaient une question de « survie » pour la Turquie, il a présenté toute l’opposition comme soutien des terroristes et l’alliance de la « maladie » [jeu de mots sur l’alliance de la nation millet ittifakı et l’alliance de la maladie illet ittifakı]. En utilisant sans retenue les moyens de l’État et les médias, il a fait un effort particulier pour tenter de rendre invisibles la campagne électorale de ses rivaux. Il a réprimé lourdement tous les opposants, à commencer par le HDP. Malgré tous ses efforts, il n’a pas entièrement réussi à dissimuler la crise économique et la cherté de la vie. Il a passé le processus électoral à accuser en permanence l’opposition de collaborer avec les terroristes, à designer des cibles et à lancer des menaces. Il n’a pu faire aucune promesse concrète lors de ses meetings. Au centre des travaux électoraux d’Erdoğan, il n’y avait rien en dehors de la désignation de l’opposition comme cible et des menaces lancées. Il a tenté de consolider son électorat avec un discours ultra-autoritaire, nationaliste et raciste.

Il n’est plus possible pour Erdoğan de se comporter différemment dans cette situation. Il ne lui reste plus d’autre alternative que de réprimer, donner libre cours à la terreur d’État et d’utiliser des discours ultra-nationalistes afin de consolider la base électorale qui procure de la légitimité au régime extraordinaire qu’il a bâti. Le régime Erdoğan se trouve entraîné dans un pourrissement inévitable en raison des dynamiques de crises économique et politique. Même si ce régime a atteint son but de système présidentiel, il ne parvient pas à gouverner le pays seul depuis le 7 juin et fait face à une usure continue. Ses visées impérialistes au Proche-Orient et plus particulièrement en Syrie se sont effondrées, et parallèlement au processus qui a mené à un régime présidentiel, la crise capitaliste mondiale a fait profondément sentir ses effets. Ces conditions provoquent un affaiblissement continu, et afin de faire face à cet affaiblissement le régime Erdoğan a besoin en permanence de partenaires de coalition pour le soutenir. Ce partenaire a été, jusqu’à aujourd’hui, le MHP fasciste.

Cependant, avec la pérennisation du système électoral avec alliances depuis l’établissement du système électoral du 24 juin, la dépendance d’Erdoğan au MHP augmente de jour en jour. Cette situation approfondit les contradictions entre les deux partis et prépare le terrain à de possibles crises au sein de l’alliance dit du peuple.

L’opposition se situant dans le cadre du système

Le CHP [kémaliste] qui se situe au centre de l’opposition intégrée au système a participé à ces élections en formant une alliance avec le İYİ Parti [nationaliste, scission du MHP]. Au cours de la campagne électorale et pour la désignation de ses candidats il a adopté la position la plus à droite possible. L’exemple le plus frappant a été la désignation comme candidat à Ankara de Mansur Yavaş qui a un passé fasciste.

Les candidats pour les grandes villes de l’opposition intégrée au système (Yavaş et İmamoğlu) ont déclaré suite à leur élection qu’ils dirigeraient leurs villes d’une manière compatible avec Erdoğan. Afin d’écarter les accusations de l’alliance dit du peuple sur la question de la « survie » de la nation, ils ont commencé à faire la course au nationalisme avec celle-ci.

Même s’ils expriment de manière populiste les préoccupations du peuple travailleur en partant de la question de la crise, ils n’ont offert aucune solution concrète. Ils se sont contentés d’utiliser la question de la crise sur une ligne populiste de droite dans le but de faire reculer Erdoğan. Dans plusieurs de leurs meetings, ils ont présenté les réfugiés syriens comme étant l’une des raisons de la crise ainsi que de la pauvreté. Ils ont même déclaré qu’ils renverraient ses réfugiés après avoir gagné les élections. Pour résumer, ils ont participé aux élections du 31 mars comme étant l’alternative de droite à la droite.

Le HDP

Le HDP [pro-kurde et pro-minorités] est le parti qui a fait face à la répression la plus sévère de la dictature d’Erdoğan, le parti dont les travaux électoraux ont été empêchés et dont les candidats ont été emprisonnés durant le processus électoral. La veille des élections, nombre de ses observateurs électoraux ont été placés en garde à vue. Malgré toutes ces pressions, le HDP a poursuivi ses travaux électoraux et participé aux élections. La stratégie fondamentale du HDP a été de regagner les mairies pour lesquelles des administrateurs avaient été nommés par Erdoğan et de ne pas présenter de candidats à l’Ouest tout en appelant à voter pour faire reculer Erdoğan. Ce parti a soutenu l’alliance CHP–İYİP dans la plupart des grandes métropoles en refusant de présenter des candidats. Son ancien coprésident Selahattin Demirtaş actuellement détenu a également diffusé à sa base électorale un message en ce sens peu avant les élections.

La gauche socialiste

La gauche socialiste a littéralement suivi en spectatrice les élections alors que la crise se faisait durement sentir et que la politisation du peuple était à son zénith.

Les groupes socialistes qui se trouvaient être des composants du HDP, ont soutenu la stratégie qui consistait à ne pas présenter des candidats à l’Ouest, ils ne s’y sont pas opposés de façon visible et n’ont pas pris part à une quelconque campagne alternative.

L’ÖDP et les Maisons du peuple ont préféré participer aux élections en rejoignant les listes CHP.

Quant aux groupes socialistes qui défendaient le boycott, ils en sont restés à des appels sans pouvoir organiser une campagne visible pour le boycottage.

Le TKP [Parti communiste turc, ex-stalinien], a mené campagne sur une base nationaliste et dans le cadre de son programme. À Dersim [ville du Kurdistan] la fédération des assemblées socialistes a participé aux élections en faisant partie des listes du TKP.

Dans certaines zones, des candidats indépendants se sont présentés avec une identité socialiste et en mettant en avant les revendications de la classe ouvrière. Mais cela est resté à un niveau symbolique lors de ces élections.

En fin de compte, la gauche socialiste a préféré rester spectatrice de la course électorale de deux blocs bourgeois de droite.

Les vainqueurs et les perdants des élections

Le front AKP-MHP qui a présenté les élections comme un test pour la légitimité du système présidentiel est sans aucun doute le perdant des élections.

Si l’on compare avec les élections du 24 juin, l’alliance AKP-MHP a perdu près de 3 millions de voix. Elle a perdu 4 des 5 plus grandes villes (elle a remporté la ville de Bursa sur le fil). L’AKP a perdu un à un les centres industriels et touristiques. Quant aux élections à Istanbul, malgré tous les appels, objections et recomptages, le vainqueur est, selon les résultats non officiels, le candidat du CHP Ekrem İmamoğlu. Plus la promulgation des résultats dure, plus s’abîme la légitimité du régime d’Erdoğan et du YSK (Yüksek Seçim Kurulu, Haut comité électoral) et des divisions se font jour même parmi la base électorale d’Erdoğan.

Alors qu’Erdoğan s’affaiblit, le partenaire de l’alliance du peuple MHP se renforce. L’AKP qui, jusqu’à aujourd’hui n’était jamais tombé en dessous des 50 % des voix, ne parvient plus depuis longtemps (en fait depuis le 7 juin 2015) à rassembler une majorité suffisante. Le MHP fasciste est le gagnant de l’alliance du peuple, car la dépendance du régime d’Erdoğan envers ce parti a encore augmenté. Le MHP est dans une position qui lui permet de réclamer davantage de pouvoirs et d’autorité dans la bureaucratie de l’État au sein du nouveau régime présidentiel. Au fur et à mesure que le discours nationaliste et autoritaire d’Erdoğan se durcit, la sphère d’influence politique du MHP s’élargit. Cette situation place Erdoğan dans une dépendance forte envers le MHP. En fin de compte, au sein de l’alliance du peuple, le perdant est Erdoğan et le gagnant le MHP.

Le grand vainqueur des élections locales du 31 mars est sans aucun doute le CHP. Ce parti a remporté l’écrasante majorité des grandes villes qui étaient auparavant sous la direction de l’AKP. Les villes qui sont des centres industriels et touristiques sont passées sous le giron du CHP. Cette réussite du CHP a nui à la réputation de l’AKP et a même provoqué une démoralisation sérieuse dans sa base électorale. Le facteur le plus important qui a préparé cette victoire du CHP est constitué par les dégâts provoqués chez les masses travailleuses par la crise économique ainsi que par la réaction aux tendances de plus en plus autoritaires du régime d’Erdoğan.

Le perdant le l’alliance de la nation est le İYİP. Il n’a pu remporter aucun centre-ville et a dû se contenter de quelques bourgades. Ses voix ont baissé et ce parti perd la vitalité dont il jouissait à sa constitution. Son existence politique dépend de la situation de l’alliance de la nation qu’il a constituée avec le CHP. La poursuite de cette alliance dépend de la constance de la ligne nationaliste et droitière du CHP. Pour cette raison, le principal obstacle devant la poursuite d’une politique de gauche par le CHP, d’une reconnaissance de la réalité kurde par ce parti et la constitution d’une alliance avec le HDP est le İYİP. La seule garantie pour le İYİP de ne pas finir dans le cimetière des partis politiques est la poursuite par le CHP d’une politique droitière, nationaliste et populiste.

Un autre vainqueur de ses élections est le HDP, car il a atteint les buts qu’il s’était fixé avant la date du scrutin. Malgré toutes les pressions de l’État, des désignations comme cible et de la criminalisation de ce parti, il a réussi en grande partie à atteindre ses objectifs. Le HDP qui a participé au scrutin avec le but de reprendre les mairies confisquées par les administrateurs nommés par le pouvoir et de faire perdre à l’AKP les grandes métropoles de l’Ouest est parvenu dans une grande mesure à reprendre les villes où avaient été nommés des administrateurs. Et à l’Ouest, il a été un facteur déterminant dans la défaite de l’alliance AKP–MHP dans les grandes villes.

La stratégie électorale du HDP est l’expression la plus claire du recul idéologique et politique ainsi que de l’intégration au système et au parlementarisme. Ce parti a repris la plupart des municipalités où des administrateurs avaient été nommés mais n’a aucun plan d’action ni de stratégie contre la menace de nomination de nouveaux administrateurs. Il ne parvient pas à proposer d’autre voie que les objections légales contre le fait que les maires élus ne puissent exercer leur mandat en raison d’ordonnances. À l’Ouest, en ne présentant aucun candidat et en soutenant l’alliance CHP–İYİP, il laisse automatiquement la direction du combat pour la démocratie et l’opposition sociale au CHP. Il a aussi laissé libre cours à l’accusation d’une division des voix si, à l’avenir, ce parti devait se présenter face au CHP. Face à un bloc de droite, en soutenant le parti fondateur de la République turque CHP qui a colonisé le peuple kurde et a fait de cette colonisation une idéologie d’État ainsi que le İYİP de la ministre de l’intérieur des années 1990 Akşener, période pendant laquelle les assassinats au Kurdistan dont les responsables n’ont jamais été identifiés se multipliaient, et en rêvant d’une démocratie face au fascisme avec cette stratégie, ce parti discrédite sa propre force.

L’autre perdant des élections est la gauche socialiste. Celle-ci commet un suicide idéologique en se contentant de rester spectatrice des élections sans intervenir dans le processus électoral, en soutenant, face l’AKP–MHP, un autre bloc bourgeois de droite qui est le CHP–İYİP et enfin en tombant dans le piège de l’ivresse de la victoire suite aux résultats des élections. Pour la gauche socialiste, le but le plus sacré a été de faire reculer Erdoğan et de mettre fin à son pouvoir. Elle veut qu’Erdoğan s’en aille mais accepte que perdure l’ordre qui l’a engendré.

La gauche socialiste devient un soutien de l’opération de la bourgeoisie qui veut mettre en avant İmamoğlu. Au fur et à mesure que le régime d’un seul homme d’Erdoğan est mis en place, une partie importante de la gauche socialiste a commencé à tirer sa légitimité des arguments du kémalisme. Pour la gauche socialiste les buts comme la construction du parti révolutionnaire, la lutte des classes, la révolution socialiste ont commencé à devenir des catégories historiques teintées de nostalgie. Il ne reste désormais plus qu’un seul but pour la gauche socialiste qui est de rendre dominant un étatisme social et une démocratie bourgeoise qui fonctionnerait bien. Le moyen qu’elle a identifié pour ce but se trouve être le CHP. Pour résumer, le véritable perdant de ces élections a été la gauche socialiste, car elle avance rapidement vers un suicide idéologique sans retour possible.

Un autre gagnant des élections se trouve être la bureaucratie des syndicats DİSK et KESK. Avec la victoire du CHP dans les grandes villes, leur nombre d’adhérents parmi les ouvriers des mairies a connu une augmentation rapide. Plus particulièrement les adhésions à Genel-İş qui est lié au DİSK et à TÜM-BEL-SEN qui est lié au KESK augmentent rapidement. Cette situation augmente les rentrées d’argent et renforce l’hégémonie des bureaucraties du DİSK et du KESK. C’est d’ailleurs la raison principale de la participation à un niveau si élevé des bureaucraties du DİSK et du KESK à la victoire électorale du CHP.

Celui qui a le plus brillé lors des élections du 31 mars est Ekrem İmamoğlu. En déjouant toutes les manipulations de l’agence Anatolie [liée au pouvoir] le soir des élections et en résistant à toutes les objections et fraudes de l’AKP, il a réussi à obtenir sa lettre officielle de mandat au bout de 17 jours. Ce processus a sensiblement abîmé le prestige de l’AKP et a placé İmamoğlu sous la lumière des projecteurs. La partie de la bourgeoisie qui en a assez de l’AKP et qui désire une intégration totale avec l’Union européenne commence déjà à le présenter comme le président de 2023.

İmamoğlu, en déclarant qu’il travaillera de manière compatible avec le régime du palais essaye de plaire à tout le monde. En avançant qu’il sera le maire des 16 millions de Stambouliotes, il a prétendu qu’il serait le maire le plus démocratique de l’Histoire. İmamoğlu, qui avait commémoré l’anniversaire de la mort du leader fasciste Türkeş et qui avait visité la tombe du 8ᵉ président de la République Turgut Özal à l’anniversaire de sa mort, a également rendu hommage au coprésident emprisonné du HDP, Demirtaş. Tout comme à la première époque d’Erdoğan, İmamoğlu aime à se présenter comme un défenseur de la démocratie.

Pendant des années, Erdoğan a déclaré que « si nous perdons Istanbul, nous perdrons la Turquie ». Ces déclarations ont souvent été citées dans les médias de masse. Combien de temps durera le succès d’İmamoğlu et quelles seront les réactions d’Erdoğan, le temps le montrera. Des indices sont cependant donnés par la déclaration d’Erdoğan le soir des élections. Il a en effet menacé : « Nous avons la majorité dans les conseils municipaux, voyons comment ils pourront diriger les mairies » ou encore « les mairies qui ne seront pas en harmonie avec le pouvoir central ne pourront pas diriger leurs villes ». Il est clair qu’Erdoğan ne pourra digérer facilement cette défaite électorale. Le fait qu’il n’y ait pas d’autres élections jusqu’en 2023 lui donne une liberté d’action et semble indiquer qu’il adoptera une position plus agressive.

Le véritable vainqueur des élections a été la bourgeoisie de Turquie. Avec la fin des élections, des attaques intenses contre la classe ouvrière sont préparées sous le nom de « paquet de réformes économiques ». Tout le poids de la crise est transféré sur les épaules de la classe ouvrière. La bourgeoisie trouve là l’occasion de transformer la crise en une opportunité et de croître davantage. Avec İmamoğlu qui se retrouve sous la lumière des projecteurs, un nouvel acteur politique qui pourrait constituer, pour la bourgeoisie, une alternative à Erdoğan est en train de naître. La bourgeoisie a désormais la possibilité de jouer les durs avec l’AKP et les gentils avec le CHP. À la suite des élections, tous les partis bourgeois d’opposition ont déclaré qu’il fallait que cessent les tensions électorales, qu’il fallait se concentrer sur la crise économique et qu’ils offriraient donc tout leur soutien au pouvoir. Cela a une signification claire : tous les partis de l’ordre établi sont d’accord pour faire porter le coût de la crise aux travailleurs !

Leur printemps ou notre printemps ?

Le CHP a participé aux élections du 31 mars avec le slogan « à la fin du mois de mars, ça sera le printemps ». Il a prétendu que l’hiver glacial créé depuis des années par l’AKP prendrait fin avec la victoire du CHP. À la suite des résultats des élections, tous les opposants au bloc AKP – MHP, y compris la gauche socialiste, ont annoncé que le printemps était arrivé. Ils ont présenté les résultats comme une victoire de la démocratie. Il existe un proverbe populaire au sujet du mois de mars qui peut être traduit comme « le mois de mars peut être trompeur ». Cela veut dire qu’il ne faut pas croire aux printemps trompeurs, que l’hiver dure longtemps. Même si nous sommes entrés au printemps en termes saisonniers, en termes politiques et économiques, du point de vue des travailleurs et des opprimés l’hiver est toujours aussi glacial. Avant tout, les maires dépendent du pouvoir central qui peut intervenir dans leurs budgets. Erdoğan a le pouvoir de nommer des administrateurs en lieu et place des maires. Le CHP ne dispose d’aucun programme capable d’amener le printemps pour les travailleurs et les opprimés. Il ne dispose d’aucun programme face à la crise et à la guerre et il a plusieurs fois exprimé qu’il travaillerait de concert avec le régime du palais sur ces sujets. Kılıçdaroğlu [président du CHP] a dit : « nous ferons de notre mieux sur ce qui nous incombe pour contrer la crise économique ». Les maires CHP sont pour l’économie de marché, racistes et nationalistes. Le maire d’Ankara Mansur Yavaş est un fasciste qui vient de la tradition du MHP et sa première action a été d’embaucher les anciens cadres fascistes à la direction de la mairie. Et la première action du maire CHP de la ville de Bolu a été d’annuler les aides sociales destinées aux réfugiés syriens et de vomir de la haine contre eux. L’air artificiel de printemps qu’ils essayent de faire souffler n’a pour fonction que de donner de faux espoirs aux masses laborieuses qui en ont assez de l’AKP. La haine libérale contre Erdoğan qui est purgée d’une perspective de classe blanchit la classe et les crimes de cette classe qui le maintient au pouvoir. Le résultat est que la colère qui monte contre le pouvoir d’Erdoğan se trouve enfermée dans les limites de l’ordre établi. D’un côté, le régime d’Erdoğan est présenté comme fasciste, de l’autre la solution est enfermée dans les urnes, et des promesses sont faites selon lesquelles il serait possible de faire reculer voire de vaincre le fascisme avec des moyens parlementaires. Le printemps est annoncé avec le İYİP fasciste et des candidats qui viennent de la tradition fasciste pour faire reculer le fasciste Erdoğan.

Cette approche pleine d’incohérences, de contradictions et de stupidités ne peut rien apporter d’autre que de faux espoirs et des frustrations aux masses.

Il ne faut pas se faire avoir par de faux printemps, il faut s’organiser

Le front de l’ordre établi a tenté depuis des mois de dissimuler la crise et la guerre avec les élections et tente de faire de même aujourd’hui avec le résultat de ses élections. Les masses laborieuses qui ont connu de graves problèmes dans leurs vies à cause de la crise et de la guerre ont exprimé leur colère contre l’alliance AKP–MHP lors des élections. L’alliance CHP–İYİP tente, pour dissimuler la crise et la guerre, de présenter des airs mensongers de printemps. Lorsqu’il s’agit de la guerre et de la crise, ses deux alliances n’ont aucune différence. Tous les acquis des travailleurs ont été remis en cause avec le paquet de réformes économiques adopté juste après les élections. Le but est de généraliser autant que possible l’annulation des indemnités de licenciement, la retraite individualisée forcée et la précarité des conditions de travail. La cherté de la vie et la pauvreté se répandent comme s’il s’agissait d’une maladie contagieuse. L’alliance CHP–İYİP n’a aucune proposition pour apporter une solution à ces problèmes. Elle est fondamentalement d’accord avec le programme économique d’Erdoğan dont le régime continue la guerre coloniale et les tendances racistes et militaristes contre le peuple kurde. Le régime d’Erdoğan a utilisé en permanence l’argument de la guerre dans la politique intérieure et extérieure pendant qu’il bâtissait sa dictature. Et dans le contexte de crise, afin de dissimuler les contradictions de classe, il tente de présenter tous les opposants comme des soutiens du terrorisme et d’isoler politiquement le peuple kurde. Son désir constant d’exister dans la guerre en Syrie tente de s’immiscer dans la pratique de la guerre coloniale contre le peuple kurde à l’intérieur et à l’extérieur. Et Erdoğan tente d’en tirer toute sa légitimité. Quant à l’alliance CHP–İYİP, lorsque le sujet est les Kurdes et la guerre transfrontalière, elle a toujours offert son soutien au régime d’Erdoğan au nom des « intérêts du pays ». Le fait que le HDP ait fait gagner les élections au front CHP–İYİP dans les grandes villes ne changera pas leur attitude sur la question kurde. Lorsqu’il s’agit des Kurdes, des travailleurs, des opprimés, l’alliance CHP–İYİP n’est guère différente du régime Erdoğan. C’est pourquoi attendre la démocratie des cliques bourgeoises et en espérer le printemps ne peut apporter que la frustration. Les travailleurs et les opprimés n’ont d’autre alternative que de lutter dans le cadre d’un programme révolutionnaire en rompant avec la totalité de l’ordre établi et en construisant leurs propres organisations. Leur printemps ne peut venir en blanchissant l’ordre établi pour faire reculer Erdoğan dans les urnes. Il viendra avec les grèves, les occupations d’usines et les barricades.

24 avril 2019, Garbis Reçber