Mai 68 (IV) : le reflux

Une crise révolutionnaire

Pour LO, les directions traditionnelles ne trahissent pas, en tout cas pas la CGT. Ainsi, si le statut est abrogé et la SNCF éclatée, c’est la faute des cheminots. De même, si la grève générale de mai-juin 1968 a échoué, c’est la faute des travailleurs. Ils n’étaient pas assez motivés. Les partis sociaux-impérialistes n’y sont pour rien, ni les « directions syndicales » (dont la nature sociale n’est jamais caractérisée).

Les directions syndicales certes ne firent rien pour associer les travailleurs à la direction de leur grève, elles mirent en place un dispositif qui visait de toute façon à les en écarter, mais finalement celui-ci ne s’est pas avéré bien nécessaire, du fait de la faible motivation de la masse des grévistes. (LO, « À propos de la grève de mai 1968 », Lutte de classe, été 1993)

En mai 1968, la révolte de la jeunesse ouvrière et étudiante ouvre la voie à la grève générale qui déstabilise le pouvoir étatique et suspend le contrôle du patronat sur les entreprises.

Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. (Vladimir Lénine, « La Maladie infantile du communisme », 1920, OEuvres, Progrès, t. 31, p. 81)

Les partis traditionnels de la classe ouvrière, PCF et PS-SFIO, dénoncent bien le « pouvoir personnel » du général De Gaulle, mais quand l’occasion leur est donnée par ceux d’en bas de le renverser, ils ne s’en saisissent pas. En effet, ils craignent bien plus la mobilisation du prolétariat que le règne du bonaparte dont ils ont bâti la stature de 1940 à 1947. Celui-ci va pouvoir reprendre la main en juin 1968.

Toutes les bureaucraties syndicales sont d’accord pour que la plus grande grève générale du pays, qui a ouvert une situation révolutionnaire, ne débouche pas sur la révolution sociale, que les travailleurs n’en prennent pas le contrôle mais restent représentés par les partis ouvriers bourgeois et les bureaucraties syndicales.

Nous mettions les militants FO en garde contre les comités dits « de la base » qui naissaient un peu partout. (André Bergeron, 5 mai 2008)

La grève générale prend forcément une dimension politique. Tous les participants de celle de 1968 qui vivent encore peuvent en témoigner. Certes, elle ne tranche rien en elle-même, contrairement à ce que pensent les anarchistes. Elle doit s’interrompre pour des raisons d’alimentation, de santé, de maintenance des équipements, de collecte des ordures… Pour qu’elle débouche sur la fin de l’exploitation, il faut l’activité consciente des travailleurs. Elle ne peut se faire que par un parti, que par l’intervention de son avant-garde. Il n’y a pas d’autre moyens de déjouer la contre-révolution de la bourgeoisie et la trahison de ses agences dans la classe ouvrière.

25-27 mai : à Grenelle, gouvernement, patronat et syndicats s’entendent

>Le 24 mai, le général De Gaulle annonce un référendum. Avec l’accord du président, le Premier ministre Pompidou joue la carte des directions syndicales, à une époque où la CGT l’emporte nettement sur les autres centrales. Le 25 mai, les « partenaires sociaux » sont réunis par le gouvernement au ministère du Travail, rue de Grenelle. Y participent: au titre de l’État bourgeois Pompidou, Jeanneney, Chirac et Balladur ; pour le patronat le CNPF, l’UIMM-CNPF et la CGPME ; au nom des salariés la CGT, la CFDT, FO, la CFTC, la CGC, la FEN. Les tractations se déroulent pendant deux jours. La tenue de ces discussions signifie que les confédérations syndicales considèrent le gouvernement de Gaulle Pompidou comme un interlocuteur valable.

Que les confédérations de salariés, au côté du patronat et sous la houlette de l’État, prennent part à de telles concertations est un autre volet de la participation. (Ludivine Bantigny, 1968, de grands soirs en petits matins, Seuil, 2018, p. 188)

La bureaucratie de la CGT, aux mains du PCF, est pressée de parvenir à un accord, quitte à sacrifier les revendications.

Lorsque surgit un désaccord ou une difficulté, la CGT propose de remettre à plus tard la discussion, ou bien avance une nouvelle proposition, en général en retrait sur les demandes syndicales précédentes, ce qui permet d’aboutir à un compromis. (Michelle Zancarini-Fournel, Les années 68, le temps de la contestation, Complexe, 2000, p. 450)

Les concessions de la bourgeoisie ne sont pas colossales : taux horaire minimum (smig) étendu aux ouvriers agricoles et porté de 2,22 F à 3 F par heure (soit un salaire de 520 F par mois environ contre 377 F auparavant) ; augmentation des salaires de 7 % (incluant les hausses intervenues depuis le début de l’année, alors que l’inflation est de l’ordre de 3 %) ; réduction du temps de travail de 2 h pour les horaires hebdomadaires supérieurs à 48 h et de 1 h pour ceux compris entre 45 et 48 h ; « ticket modérateur » des consultations médicales ramené de 30 à 25 %. Les autres revendications (la CGT dit « propositions ») seront « examinées » plus tard.

Pompidou, le 27 mai à 7 h 30, annonce triomphant à la presse le protocole d’accord. Les chefs syndicaux affichent leur satisfaction.

Les avantages ainsi acquis sont importants. (Eugène Descamps, CFDT, 27 mai) ; Nous avons abouti à des résultats dans les meilleurs délais. Certaines propositions ont été retenues, d’autres non… Des solutions ont été trouvées sinon en totalité du moins en partie. Ce qui vient de se produire ouvre de nouvelles perspectives pour le progrès social. Mais nous avons pris l’engagement de retourner devant les ouvriers pour qu’ils se prononcent aussi démocratiquement qu’ils ont décidé la grève… La reprise du travail ne saurait tarder. (Georges Séguy, 27 mai)

27 mai : les ouvriers de Renault-Billancourt conspuent l’accord

Mais le mouvement est à son apogée. Les travailleurs sentent le désarroi du pouvoir et leur propre force. Au sortir de l’accord avec le patronat, Séguy et Frachon le présentent à une gigantesque assemblée générale à l’usine Renault de l’île Seguin de Billancourt. L’accord est hué. À l’usine Citroën du quai de Javel à Paris, Krasucki reçoit le même accueil. Les bureaucrates staliniens retournent promptement leur veste et dénoncent l’insuffisance des concessions.

De Gaulle doute. Alain Peyrefitte, ministre de l’Éducation nationale ,démissionne. Le chef de la police et des ministres témoignent de la panique au sommet de l’État.

La peur s’emparait du coeur de l’État. (Maurice Grimaud, En mai fais ce qu’il te plait, Stock, 1977, p. 279) ; Quelques parlementaires naïfs sont venus à Matignon demandant au Premier ministre de faire des pressions sur l’Élysée afin que le Vieil Homme accepte de se retirer. (Michel Jobert, Mémoires d’avenir, Grasset, 1974, p. 50) ; Un des collaborateurs du premier ministre était en train de brûler des papiers dans la cheminée. (Édouard Balladur, L’Arbre de mai, Jullian, 1979, p. 303)

Alors, le PCF, le PS-SFIO et le PSU vont se mettre à préparer une alternative à De Gaulle qui préserve l’État bourgeois et sauve le capitalisme français, complétant les manoeuvres des bureaucraties syndicales.

27 mai : l’UNEF, la CFDT et le PSU propulsent Mendès et Mitterrand

L’UNEF, le SNESup, la FEN, la CFDT et le PSU convoquent un meeting au stade Charléty pour le soir du 27 mai. L’initiative apparait comme le regroupement des forces syndicales qui, à rebours du PCF et de l’appareil de la CGT, veulent unir étudiants et travailleurs.

Contre le gouvernement ouvrier (pour toute la société) et la dictature du prolétariat (vers le socialisme mondial), le mot d’ordre des autogestionnaires du PSU est : « pouvoir ouvrier, pouvoir paysan, pouvoir étudiant , pouvoir au peuple ». Il converge avec celui des mao-staliniens financés par la bureaucratie de Pékin : « Vive le pouvoir ouvrier dans les usines ! Vive le pouvoir des paysans pauvres à la campagne ! Vive le pouvoir des étudiants révolutionnaires à l’université ! Vive le pouvoir populaire et révolutionnaire !» (PCMLF, 20 mai)

Le gouvernement a lancé une campagne d’intoxication, laissant entendre qu’il y aura des groupes armés qui se livreront à des exactions. Visiblement, il prépare l’opinion à une éventuelle attaque policière et veut dissuader le maximum de gens de manifester. La CGT organise au même moment douze meetings simultanés dans la capitale. Au total, ceux-ci rassemblent 10 000 personnes.

Les transports en commun étant paralysés, deux cortèges convergent vers le stade, un qui part de la place d’Italie et un autre des Gobelins. Celui-ci comporte au premier rang la direction du PSU (dont Michel Rocard), Pierre Mendès-France (qui a sa carte au PSU) et André Barjonet (qui vient de rompre avec la CGT pour rejoindre le PSU). Le stade accueille 30 000 personnes. La JCR (ancêtre du NPA) et VO (ancêtre de LO) ont également mobilisé.

Charléty est, sans que la masse des participants le sache, le début des manoeuvres de vieux politiciens bourgeois « de gauche » à qui le PSU sert de marchepied. Le 27 mai, Mendès-France, un ancien dirigeant du Parti radical, un ancien Premier ministre de la 4e République et un futur dirigeant de la Fédération de la gauche démocratique et socialiste (FGDS) est applaudi à la tribune de Charléty. Le lendemain, son rival François Mitterrand, ancien haut fonctionnaire de Vichy, ancien ministre de l’Intérieur de la 4e République durant la guerre d’Algérie, ancien candidat en 1965 à la présidence, chef de la FGDS, lui coupe l’herbe sous le pied. Il propose le 28 mai « un gouvernement transitoire ». Le 29 mai, Mendès s’entretient longtemps avec Mitterrand et l’état-major de la FGDS (cette coalition était absente de la révolte de la jeunesse et ne joue aucun rôle dans la grève générale), puis il donne une conférence de presse en présence de la direction du PSU : « Je ne refuserai pas les responsabilités qui pourraient m’être confiées par toute la gauche réunie ».

La bureaucratie sociale-chrétienne de la CFDT cautionne aussitôt : « Mendès-France est capable d’assumer la responsabilité du pouvoir » (Eugène Descamps, 29 mai). Par la bouche de Jean Lecanuet, le petit parti démocrate-chrétien (le Centre démocrate) déclare ne pas s’y opposer.

VO, qui n’avance pas le mot d’ordre de gouvernement ouvrier, n’est pas hostile à cette perspective de front populaire, d’alliance des partis ouvriers avec des partis bourgeois (Parti radical, Convention des institutions républicaines, etc.).

La perspective d’un gouvernement de gauche, un gouvernement Mitterrand ou un gouvernement Mendès-France… Leur retour au pouvoir représenterait une défaite du gaullisme, de l’État policier… En ce sens… ce serait une victoire des travailleurs. (« La censure est dans la rue », Voix ouvrière, 24 mai)

Le journal de VO affiche se battre « pour reconstruire la 4e Internationale ». Mais la 4e Internationale s’était construite sur la base de la révolution permanente, contre toute alliance politique avec la bourgeoisie, contre les fronts populaires qui paralysent le prolétariat et préparent la défaite.

La sociale-démocratie et le stalinisme s’unissent pour replâtrer et préserver le capitalisme. Ils ont depuis longtemps abandonné la lutte des classes. Ils concentrent tous deux leurs efforts à entraîner la classe ouvrière au nom d’une « démocratie » et d’un front populaire… (« Manifeste aux travailleurs du monde », septembre 1938, Les Congrès de la 4e Internationale, La Brèche, t. 1, 1978, p. 206)

29 mai : la CGT et le PCF pour un « gouvernement populaire »

Le PCF et la bureaucratie de la CGT sont inquiets. La fraction principale de l’appareil stalinien international sous le contrôle de la bureaucratie de l’URSS, pilotée par Brejnev, préfère encore De Gaulle à un gouvernement de Mitterrand et Mendès-France : « Nous n’entendons pas frayer la voie à un régime inféodé à la politique américaine » (PCF, 29 mai).

Cependant, les stalino-brejnéviens qui dominent le mouvement ouvrier français préparent une solution de secours, au cas où le mouvement révolutionnaire emporterait De Gaulle, comme en 1935-1938 (« front populaire ») et en 1941-1947 (« union nationale »).

Le PCF et l’appareil de la CGT s’efforcent de séparer la « lutte économique » et la « lutte politique ».

Agir en sorte que la grève permette de satisfaire les revendications essentielles des travailleurs et poursuivre, en même temps, sur le plan politique, l’action en vue de changements démocratiques nécessaires dans le cadre de la légalité. C’était la position du Parti communiste. (Waldeck Rochet, Les Enseignements de mai-juin 1968, Éditions sociales, 1968, p. 32)

Les grèves en cours (il n’est jamais question au PCF de « grève générale ») sont censées se dérouler pour des revendications économiques limitées, qui ne mettent pas en cause la propriété et l’exploitation, à l’opposé du marxisme.

La transformation économique qu’il faut réaliser, c’est non seulement une transformation de la distribution, mais encore une nouvelle organisation de la production, ou plutôt la libération des formes sociales de production telles qu’elles existent dans l’organisation actuelle du travail (engendrées par l’industrie moderne), en les arrachant aux liens de l’esclavage, à leur caractère de classe actuel, et il lui faut enfin réaliser la coordination harmonieuse de ces formes sur le plan national et international. (Karl Marx, « Premier essai de rédaction de l’adresse de l’AIT sur la Commune de Paris », avril 1871, La Guerre civile en France, Éditions sociales, 1972, p. 216)

Elle n’aurait rien à voir avec la lutte politique, respectueuse de la « légalité » bourgeoise et « pacifique », c’est à dire enfermée à l’avance dans le cadre de l’État bourgeois.

Tout mouvement dans lequel la classe ouvrière s’oppose aux classes dominantes en tant que classe et cherche à les contraindre par la pression de l’extérieur est un mouvement politique. (Karl Marx, « Lettre à Bolte », 23 novembre 1871, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt. Éditions sociales, 1966, p. 116)

La distinction bourgeoise entre lutte économique et lutte politique n’empêche pas les bureaucrates de la CGT de mettre le symbole politique de la bourgeoisie française, le drapeau tricolore, sur les entreprises occupées.

Le parti et le syndicat convoquent ensemble le 28 une manifestation de Bastille à Saint-Lazare pour le lendemain. Elle regroupe plusieurs centaines de milliers de personnes, bien plus que la manifestation de Charléty. Le mot d’ordre central est : « gouvernement populaire ! ». Les militants de la JCR participent à la manifestation en reprenant le mot d’ordre front-populiste du PCF, sous la variante : « gouvernement populaire, oui ! Mitterrand-Mendès, non ! », ce qui coïncide avec la ligne du courant mao-stalinien le plus actif.

Gaullisme, Mitterrand, ce sont les deux voies de la bourgeoisie. La voix du peuple, c’est : « gouvernement populaire, front populaire de la liberté ! » (UJCML, 23 mai 1968)

Le lendemain 29 mai, le PCF négocie avec la FGDS.

On discute de la composition du gouvernement provisoire. Mitterrand a prévu un ministre communiste sur dix. « C’est maigre », dit Rochet. Mais le PC n’a pas d’objection de fond à ce dispositif. (Laurent Joffrin, Mai 68, Seuil, 1988, p. 259)

30 mai : la contre-attaque du régime

Au matin du 29 mai, De Gaulle annule le conseil des ministres. Officiellement, il s’envole pour sa résidence de Colombey-les-Deux-Églises. Mais il n’y est pas, le Premier ministre Pompidou lui-même ignore où est passé le président. Dans un premier temps, la disparition du bonaparte en rajoute à l’impression de vacance du pouvoir.

Il s’est rendu à Baden-Baden, pour y rencontrer le général Massu, le chef de l’armée française en Allemagne. Massu l’assure qu’il peut compter sur l’armée. En retour, De Gaulle lui promet l’amnistie des généraux responsables du putsch d’Alger de 1961.

À son retour, le jeudi 30 mai, de Gaulle prononce une allocution radiophonique évoquant le danger du « communisme totalitaire », il déclare : « Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas ». Dans la foulée, il ajourne le référendum, remanie le gouvernement, dissout l’Assemblée nationale et appelle à des élections législatives anticipées. Il menace de suivre « d’autres voies que le scrutin immédiat du pays » pour empêcher « la subversion à tout moment et en tout lieu ».

En fin de journée, une manifestation est convoquée par le parti gaulliste (UDR) sur les Champs-Élysées en soutien à De Gaulle. Elle est massive. C’est le rassemblement des Versaillais, de toutes les composantes de la bourgeoisie, des couches réactionnaires de la petite bourgeoisie (cadres, travailleurs indépendants) qui ont eu si peur. Il y a là toute la racaille de la 5e République, en particulier le SAC, mais aussi Occident et tous les autres groupes fascistes, les poujadistes, les catholiques intégristes et la pègre. Ils sont plusieurs centaines de milliers qui agitent leurs drapeaux bleu-blanc-rouge, s’époumonent à hurler La Marseillaise, reprennent le vieux slogan antisémite et fasciste : « La France aux Français ! ».

Le PCF et les bureaucrates syndicaux s’emploient à la reprise du travail

Dès le rejet de l’accord de Grenelle, les chefs syndicaux s’étaient employés à disperser la grève générale, à lui retirer le caractère d’affrontement de classe, à l’éclater en grèves particulières, branche par branche, entreprise par entreprise, site par site, sans objectif commun et évidemment sans portée politique.

Ce que le gouvernement et le CNPF n’ont pas consenti à l’échelle nationale interprofessionnelle, il faut le leur imposer aux autres niveaux dans le cadre des négociations qu’il faut exiger immédiatement par branche d’industrie et secteurs professionnels et qui se poursuivent dans les secteurs nationalisé et public (CGT, 27 mai 1968)

Après le 30 mai, le PCF et ce qui reste du PS-SFIO cèdent au chantage de De Gaulle, obtempèrent.

À aucun moment, le Parti communiste et la CGT n’ont poussé à l’émeute, à aucun moment ils n’ont voulu abattre le pouvoir gaulliste, dont la politique étrangère comble leurs voeux… Dans l’heure qui a suivi l’allocution du président de la République, le PCF a désamorcé la bombe et consenti à des élections, qu’il n’a guère l’espoir de gagner. (Raymond Aron, Le Figaro, 4 juin 1968)

Aucune organisation ne donne sa pleine dimension politique à la grève générale, n’ouvre la perspective d’une démocratie supérieure, d’un gouvernement des travailleurs des villes et des campagnes émanant des comités élus sur les lieux de travail, d’études, de vie. À l’intérieur des casernes, se trouvent des centaines de milliers de jeunes travailleurs qui font leur service militaire d’un an. L’envoi de la troupe contre les grévistes aurait rencontré une résistance qu’il était possible d’organiser.

À partir de la déclaration de De Gaulle et de la manifestation réactionnaire, toutes les bureaucraties confédérales s’emploient à mettre fin à la grève : place aux élections convoquées et organisées par le bonaparte au service du grand capital.

La CGT déclare qu’elle n’entend gêner en rien le déroulement de la consultation électorale. C’est l’intérêt des travailleurs de pouvoir exprimer, dans le cadre des élections, leur volonté de changement. (Séguy, L’Humanité, 1er juin 1968)

Quand un accord est trouvé, les responsables font voter la fin de la grève. Quand les travailleurs votent contre, ils recommencent la consultation, en expliquant mensongèrement que les autres sites se sont déjà prononcés pour la reprise. Ils liquident la grève générale au compte de la classe dominante.

Les travailleurs n’ont aucun désir de prolonger une grève sans motifs. Les travailleurs qui ont obtenu satisfaction décideront en bon ordre de la reprise du travail. (Henri Krasucki, dirigeant de la CGT, L’Humanité, 4 juin 1968)

La répression policière s’abat

La manifestation, le 1er juin, de l’UNEF, lâchée par la CGT, la CFDT, FO et la FEN, rassemble 40 000 étudiants et travailleurs qui scandent : « élections, trahison ! ». Il y a encore 6 millions de grévistes le 5 juin, 3 millions le 10, plus d’un million le 15 juin. Dans la nuit du 5 au 6 juin, CRS et gendarmes mobiles entrent dans l’usine Renault de Flins (Yvelines) et expulsent les grévistes. Les travailleurs de l’usine et de toute la région réagissent… Les 7, 8 et 9 juin, les manifestations des ouvriers se succèdent, rejoints par quelques centaines d’étudiants et de lycéens. Les milliers de CRS et de gendarmes mobiles qui ont investi la région font régner un climat d’occupation militaire. Les manifestants sont violemment agressés par les forces de l’ordre, des hélicoptères sont utilisés pour lancer les grenades lacrymogènes. La « chasse aux jeunes » est organisée. Le lundi 10 juin, Gilles Tautin (UJCML) se noie dans la Seine où les gendarmes ont poussé un groupe de lycéens et d’étudiants venus renforcer les grévistes.

Dans la nuit du 10 au 11 juin, les gendarmes mobiles et les CRS pénètrent dans l’usine Peugeot de Sochaux (Doubs), expulsent les grévistes. Les travailleurs se regroupent et tentent de reprendre l’usine avec l’appui de la population. La lutte est farouche. Elle dure pendant des heures. Les policiers font usage d’armes. Ils font de nombreux blessés et deux ouvriers sont même tués, Henri Blanchet mort d’une fracture du crâne après avoir été renversé par l’explosion d’une grenade offensive et Pierre Beylot frappé de trois balles.

Le même jour, la police disperse brutalement la manifestation qui a lieu à Paris à la suite de la mort de Gilles Tautin. Des affrontements se déroulent également à Saint-Nazaire et à Toulouse.

Le 12 juin, la CGT doit reconnaitre que ce qui s’est passé à Sochaux concerne toute la classe ouvrière : elle décide un arrêt national du travail, mais le limite à une heure. Consigne qui sera diversement suivie. Mais qui, par son caractère dérisoire, provoque dans tous les secteurs la colère, le mépris, et aussi un sentiment d’impuissance chez les travailleurs. Cet arrêt du travail symbolique marque en quelque sorte la fin de la grève générale, qui achèvera de se défaire, usine après usine, dans les jours qui suivent. (François de Massot, La Grève générale, mai-juin 1968, Selio, 1969, p. 280)

Par décret du 12 juin, le gouvernement De Gaulle-Pompidou dissout 11 organisations (JCR, VO, FER, UJCML, PCI, PCMLF, OCI, M22M…). Le groupe fasciste Occident n’est pas concerné. Alain Krivine (JCR) est emprisonné. Le PCF ne proteste pas contre les dissolutions et la détention de Krivine.

23 et 30 juin : les élections législatives

Au premier tour, le 23 juin, le taux d’abstention est de 20 % (18,7% en 1967). Le PCF obtient 20 % des voix (il perd 600 000 voix par rapport aux élections législatives précédentes). Avec le mode de scrutin et le découpage des circonscriptions, il n’a que 34 sièges à l’Assemblée nationale. La FGDS (dans laquelle le PS-SFIO s’est enseveli) obtient 16,5 % des voix et 57 députés. Le PSU obtient 3,9 % des voix et aucun député. L’UDR et les RI recueillent 47 % des voix au second tour le 30 juin et au total 81 % des sièges (353 députés sur 486). Parmi les députés, 1,6 % de femmes.

Le PCF attribue le résultat aux organisations qui ont osé défier le régime, participer à la révolte de la jeunesse, pousser à la grève générale : « Après le chantage à la peur favorisé par les éléments gauchistes, nette poussée à droite.» (L’Humanité, 24 juin).

Le PS-SFIO fait de même : « Il faut apprendre à quelques jeunes que les barricades dans certaines circonstances ne servent qu’à faire libérer Salan et à faire élire des godillots. » (Le Populaire, 25 juin).

De Gaulle reste président. Les augmentations accordées sont rognées par l’inflation, les cadences reprennent comme avant. La direction de l’ORTF licencie une centaine de personnes. Le gouvernement Couve de Murville expulse 250 étudiants et ouvriers étrangers qui risquent la prison au Maroc, en Espagne, au Portugal… Le 24 juillet, le parlement vote une loi d’amnistie pour les militaires qui ont torturé et exécuté en Algérie ou qui se sont insurgé et ont mené des attentats avec l’OAS.

Pour empêcher la trahison de la prochaine poussée révolutionnaire

Les organisations à la gauche du PCF n’ont pas su tracer la voie de la révolution socialiste dans la situation révolutionnaire de mai 1968 parce qu’elles étaient incapables d’affronter le PS-SFIO et la bureaucratie de la CFDT (PSU), d’affronter le PCF et la bureaucratie de la CGT (JCR-PCI, VO) ou d’affronter le PS-SFIO et les bureaucraties de FO et de la FEN (FER-OCI), sans parler de ceux qui s’alignaient sur la bureaucratie stalinienne à la tête de l’État chinois (UJCML, PCMLF).

Après mai-juin 1968, le PCML (ex-PCMLF) décrète que le régime se fascise et que le PCF est « social-fasciste ». L’UJCML explose : une fraction rejoint le PCML (le nouveau nom du PCMLF), une autre lance la GP en conservant La Cause du peuple, une plus petite crée VLR, etc. (beaucoup se sont ralliés à Chirac, Sarkozy et Macron). Les anciens de la JCR et du PCI fondent l’hebdomadaire Rouge et proclament la LC qui, comme la GP, s’orientera vers la guérilla. Quand l’Union de la gauche est formée, la GP se dissout ; la LCR (ex-LC, interdite en 1973) se réoriente vers le PCF, tandis que Weber rejoint le PS.

Les hebdomadaires Informations ouvrières (diffusés par les militants de l’ex-FER et l’ex-OCI) et Lutte ouvrière (ex-VO) paraissent sans aucune référence à une organisation : « Lutte ouvrière n’est pas le journal d’un parti ou d’une organisation » (3 juillet 1968). Les ex-VO avancent la perspective d’un parti large qui regrouperait tout ce qui est à gauche du PCF, sans programme.

Un des moments de ces évènements, le meeting du stade Charléty fut interprété par beaucoup… comme l’acte de naissance d’un nouveau parti se situant sur la gauche du PC et rassemblant tous les militants révolutionnaires. Il n’en fut rien et ce fut peut-être l’une des occasions manquées, ou peut-être même la seule, de ce printemps 1968. (Lutte ouvrière, 26 juin 1968) ; Après mai 68, les gauchistes pouvaient mettre sur pied un parti… Les gauchistes auraient dû le faire. (Lutte ouvrière, juillet 1969)

Il était arrivé à des communistes internationalistes, au XXe siècle, d’entrer dans un parti réformiste ou un parti centriste, mais jamais d’en fonder un eux-mêmes ! En fait, il reviendra au PCI (qui succède à l’OCI et à la FER de 1968) et à la LCR de mettre en application le parti large, sans programme (sous la forme respective du PT-POI et du NPA). Dès 1969, LO s’aligne politiquement sur le PCF.

Pour les communistes révolutionnaires, l’obstacle principal à la révolution en 1968, comme en 1944 et en 1936, était et reste que la classe ouvrière n’a plus d’internationale ouvrière et pas de parti révolutionnaire dans ce pays.

L’offensive combattive des masses a pris cette fois-ci encore le caractère de la grève générale. Les revendications partielles, corporatives, importantes en elles-mêmes, ont été pour les ouvriers le moyen nécessaire pour dresser et rassembler contre la bourgeoisie et son État les masses les plus larges possibles… Les grèves ont surgi en Belgique et en France contre la volonté des syndicats et des deux partis. C’est seulement placés devant le fait accompli que les chefs officiels ont « reconnu » la grève, pour l’étrangler d’autant plus vite… La nécessite de la nouvelle internationale, en tant que parti mondial de la révolution prolétarienne, est démontrée par les événements de France et de Belgique. (« La Nouvelle montée révolutionnaire et les tâches de la 4e Internationale », juillet 1936, Les Congrès de la 4e Internationale, La Brèche, t. 1, 1978, p. 127-128)

25 novembre 2018