1968 de grands soirs en petits matins (Seuil, 2018, 25 euros) est un des meilleurs livres parus sur mai-juin 1968. Ludivine Bantigny est historienne à l’université de Rouen Normandie. Elle mobilise la documentation provinciale et pas seulement parisienne, policière et pas seulement politique.
Son étude confirme que la France a bien traversé en 1968 une situation révolutionnaire, même si elle préfère le terme « l’événement » selon la terminologie du philosophe Badiou, membre du PSU en 1968. Si la révolte étudiante fut l’étincelle de mai 68, l’occupation de l’usine de Sud Aviation-Nantes marqua le début de la grève générale.
La section FO de Sud-Aviation-Bouguenais est la plus radicale et la plus déterminée; elle donne l’impulsion de l’occupation. Elle est tenue par Yvon Rocton, membre du Comité de liaison et d’action pour la classe ouvrière, composé surtout de trotskistes appartenant à l’Organisation communiste internationaliste. Rocton, appelé durant la guerre d’Algérie entre 1958 et 1960, militant contre la torture et envoyé pour cela en bataillon disciplinaire, est un militant tenace, de tradition communiste révolutionnaire. Lors de la grève des mineurs en 1963, il a été expulsé de la CGT et C’est alors qu’il a rejoint Force ouvrière. Le 14 mai, tandis que le représentant de la CGT dans l’usine de Bouguenais suggère d’organiser des débrayages d’une demi—heure plusieurs fois dans la journée, Yvon Rocton estime que « la grève totale avec occupation de l’usine et création d’un comité de grève serait la manière la plus efficace de faire aboutir le mouvement ». Il est entendu et sa proposition l’emporte en assemblée générale de salariés, par un vote à main levée. L’occupation commence et le directeur est séquestré. (p. 75)
La réaction organise immédiatement des bandes armées, y compris le parti gaulliste… pour qui le PS, le PCF et la LCR voteront en 2002 pour défendre la République et la démocratie.
Lancés aux alentours du 20 mai, les CDR connaissent un très rapide succès. On y retrouve d’anciens poujadistes, des proches de l’OAS, des militants d’Occident, au côté de gaullistes fervents. (p. 209)
Bantigny n’analyse jamais les racines de la politique de la CGT. Sa direction stalinienne défendait l’État bourgeois comme la bureaucratie de l’URSS l’exigeait. La révolution en France et en Europe aurait signifié la réactivation de la lutte des travailleurs russes et la perte de la bureaucratie. D’où les trahisons en Chine (1927), en Allemagne (1933), en France (1936), en Espagne (1936-1937), en Italie (1943-1945), en France (1944-1945) et de nouveau en France en 1968.
La CGT souhaite apparaître comme une « grande force tranquille », selon les termes de son secrétaire général, le 21 mai… C’est la raison pour laquelle il s’oppose aux séquestrations : Georges Séguy les condamne le l8 mai. Les militantes et militants de la CGT participent aux occupations et les impulsent souvent. Mais les substantifs utilisés pour qualifier les actions renvoient tous au registre d’un calme discipliné :« sang—froid », « autorité », « sécurité ». À la CFDT qui avance assez tôt la perspective de l’autogestion, les responsables de la CGT rétorquent qu’il ne saurait en être question. (p. 104)
La bureaucratie chrétienne de la CFDT a eu l’habileté de ne pas rejeter les étudiants, ce qui l’a considérablement renforcée. Mais elle défendait tout autant le capitalisme français et l’État bourgeois que celle de la CGT. L’évolution ultérieure de la CFDT l’a montré : contribution à la reconstruction du PS, éjection des militants qui prenaient au sérieux la lutte des classes, aide directe à toutes les contre-réformes. Pourtant, Bantigny épouse son idéologie, l’autogestion.
L’autogestion trace cette perspective révolutionnaire: c’est la prise en main des moyens de production par la classe ouvrière. (p. 336)
Si l’autogestion était une appellation populaire du collectivisme et de la dictature du prolétariat, si elle était le synonyme de la démocratie des conseils, il n’y aurait aucun problème. Cependant, ses promoteurs de 1968 (CFDT, PSU, TMR, JCR) se réfèrent à des expériences de cogestion, soit pour permettre la construction d’un État bourgeois après une situation révolutionnaire (Algérie), soit pour empêcher le pouvoir national des travailleurs là où le capital a été exproprié (Yougoslavie).
La performance économique de la Yougoslavie autogestionnaire est une des plus remarquables du monde entier. (Michel Rocard, secrétaire général du PSU, « Préface », Milojko Drulovic, L’Autogestion à l’épreuve, Fayard, 1973)
Les chefs de la CGT, de la CFDT et de FO participent aux négociations de Grenelle et permettent au pouvoir de reprendre la main contre la menace que représentent 10 millions de grévistes. Le PS-SFIO ne compte guère mais est exactement sur la même ligne.
Le maire SFIO de Marseille, Gaston Defferre, le 8 juin, écrit que « l’intérêt général est : ces conflits doivent prendre fin le plus tôt possible ». Auparavant, il avait mis en doute la pertinence d’augmenter les salaires craignant que « le relèvement généralisé des salaires handicape la compétitivité de l’économie nationale ». Secrétaire général de la SFIO, Guy Mollet déclare pour sa part le 13 juin que son parti reste favorable à la révolution, mais celle-là qui est une « révolte seulement ». (p. 109-110)
Le PSU, un parti centriste issu du PS-SFIO où les chrétiens-sociaux sont influents, a les préférences de Bantigny. C’est le parti qui fournissait à la CFDT l’idéologie de « l’autogestion ». Pourtant, elle prend très au sérieux la phrase radicale dont s’étourdit le PSU et qui lui sert à duper les travailleurs.
Le PSU est majoritairement marxiste et ce, dès l’origine. La « Charte pour l’unification socialiste », texte fondateur adopté au congrès d’Issy-les-Moulineaux le 3 avril 1960, a pour triple pivot la lutte de classe, la révolution et la collectivisation des moyens de production. L’organisation qui naît lors de ce congrès souhaite être un « parti de la révolution sociale » et cette révolution, « rupture radicale avec le mode de production capitaliste », devra se réaliser par des « moyens légaux ou extra-légaux ». (p. 344)
Depuis « l’austromarxisme » du SDAP-SPO qui attirait les foudres de Lénine et de Trotsky, on sait ce que vaut la combinaison des « moyens légaux et extra-légaux » pour « rompre avec le capitalisme ». D’ailleurs, le PSU accueille dans ses rangs Mendès–France et son chef est Rocard. Sa campagne électorale en 1969 sera pour « démocratiser l’État ». Il va rallier l’Union de la gauche puis participer au gouvernement bourgeois de Mitterrand.
Le livre dévoile l’opportunisme de la JCR qui substitue « l’unité des révolutionnaires » tant aux soviets qu’à la construction du parti. Krivine, Bensaïd et Weber commencent mai 68 avec les anarchistes et avec Cohn-Bendit (aujourd’hui pro-Macron) et le terminent avec le PSU et des stalino-maoïstes.
Le 1erjuin, un Comité d’initiative pour un mouvement révolutionnaire se constitue, initié par André Barjonet, Alain Geismar, Alain Krivine, Gilbert Mury et Jean-Pierre Vigier… L’improvisation ne suffit plus, même quand elle vient de Daniel Cohn-Bendit, « le Rimbaud, l’enfant génial de la révolution ». (p. 117)
Une fois que les bureaucraties de la CGT, de FO et de la CFDT, et les vieux partis « ouvriers bourgeois » ont sauvé De Gaulle, les coups redoublent. La bourgeoisie se venge de sa peur lors de la crise révolutionnaire de mai en lâchant la police en juin.
À force d’évoquer « Mai 68 », on en oublie trop souvent Juin. Or, ce mois-là est émaillé des plus graves affrontements de l’événement, surtout en milieu ouvrier; c’est le mois d’autres morts encore. L’intervention et l’invasion des CRS et des gendarmes mobiles dans l’usine Renault-Flins le 10 juin au petit matin sont décrites par les ouvriers en grève comme un déchaînement de violence frénétique. Un jeune gréviste témoigne : « La première chose qu’ils ont faite, la rage aux dents, c’est d’arracher les drapeaux rouges » ; un autre confirme : « Ils arrachaient tout » ; et un troisième : « C’était la vraie fureur ». Ce jour-là, non loin de l’usine, les forces de l’ordre pourchassent les militants venus soutenir les grévistes. Parmi eux se trouve Gilles Tautin, lycéen et membre de l’UJCml. D’après le témoignage de son camarade Jean Terrel, militant de la même organisation, ce n’est pas la panique qui a poussé les jeunes gens à se jeter dans la Seine : « Nous avons été chargés. Les camarades ont été précipités dans l’eau à coups de crosse. De l’autre côté de la Seine, les flics nous attendaient crosse levée. » C’est à ce moment que Gilles Tautin s’est noyé… Ces tensions au plus haut se retrouvent à Peugeot-Sochaux, le lendemain. (p. 166-167)
Il est à noter que le pouvoir gaulliste n’a pas jugé bon d’interdire le PSU que Bantigny voit comme un parti marxiste et révolutionnaire.
Lorsque onze organisations sont dissoutes par le pouvoir, ni le PCF ni la CGT ne condamnent une telle décision. Le PSU juge un tel silence aberrant, alors qu’au même moment l’État amnistie les anciens partisans de l’Organisation de l’armée secrète OAS. (p. 115)
En conclusion, elle célèbre « l’événement » d’une manière qui décevra tout/e prolétaire ou étudiant/e qui cherche à apprendre comment combattre aujourd’hui.
S’il y a peu de pertinence à enfermer 1968 dans un seul sens, du moins a-t-il une direction : faire du politique une chose partagée, le bien commun de toutes et tous, où chacun peut s’exprimer, délibérer et décider… Dans ses réflexions « sur la lecture », Proust notait que, d’un livre, on attend souvent des réponses ; or, « ce qu’il peut seulement nous donner, ce sont des désirs ». 1968 reste une source d’inspiration ; on ne la voit pas se tarir. (p. 373)
Nous voilà loin du Marx qui tire dans La Lutte des classes en France la leçon de la révolution de 1848 ou dans La Guerre civile en France celle de 1871.