En prenant la direction de la « jungle » que nous pensions se situer à l’est du port, près d’une zone industrielle nommée Les Dunes, nous apercevons un jeune homme auprès de qui nous nous enquerrons du chemin à suivre. Il s’agit précisément d’un résident de la « jungle » et il nous indique la route, en anglais, d’un simple « vous prenez la première à droite et c’est tout droit, à environ 3 kilomètres ». Nous nous engageons, vite rejoints par le sympathique jeune homme que nous venions de rencontrer, dont nous apprenons rapidement qu’il s’appelle Ahmed, qu’il est kurde syrien de Kobané –une ville qui est devenue emblématique du combat des Kurdes pour leur indépendance–, qu’il vit dans le camp depuis deux mois dans l’espoir de rejoindre l’Angleterre, un espoir partagé par tous ceux qui vivent là. Tout au long du trajet, en particulier le long de cette longue ligne droite ponctuée d’usines et de stations-service pour poids lourds, dans la zone industrielle en question, nous croisons des résidents de la « jungle » se rendant à Calais, beaucoup nous saluant amicalement, d’un sourire, d’un « hello », parfois d’un « bonjour », notre accompagnateur syrien rectifiant par « bonsoir » qu’il juge plus approprié, avouant lui-même que ce sont les deux seuls mots qu’il connaît en français.
Nous pénétrons alors dans la « jungle », que nous n’aurions pas pu trouver sans l’aide d’Ahmed, ou alors cela nous aurait pris beaucoup plus de temps. Non sans nous avoir fièrement montré sa tente, sur laquelle flotte un drapeau du Kurdistan, Ahmed nous quitte. La « jungle » est le nom donné à ce camp non seulement par ceux qui y résident, mais aussi par tous les Calaisiens. Nous sommes d’abord frappés par la boue –il pleut beaucoup dans cette région en hiver–, qui rend la marche non pas impossible mais du moins fastidieuse. Nous voyons des tentes par centaines –5 à 6 000 personnes résident ici, mais peu restent plus de quelques mois–, comme des habitations de fortune, construites avec les matériaux dont ils disposent. Contre le froid, contre le vent, contre la pluie, elles paraissent bien dérisoires. On voit aussi des épiceries, qui vendent le nécessaire pour le quotidien, des fruits, des légumes, des boissons (surtout de l’eau, du jus de fruit, du soda), des produits d’entretien, du tabac… « Dans la jungle, on trouve de tout », nous disent des réfugiés, « y compris de l’alcool, du tabac, du cannabis ». On voit aussi des cafés, des restaurants où les réfugiés se rassemblent pour discuter, pour se divertir en jouant aux cartes, en regardant des clips vidéo sur des écrans, peut-être la télévision, pour échanger sur leur pays (l’Afghanistan, la Syrie, le Soudan, l’Érythrée…), pour élaborer des dispositifs leur permettant de rejoindre l’Angleterre : c’est l’espoir de tous ceux qui sont là…
Nous voyons aussi des ateliers. Des ateliers d’art où sont exposées des œuvres réalisées par les résidents pendant leur séjour : on voit des peintures, des sculptures ; on voit aussi un assemblage de cannettes (de bière, de soda) de trois ou quatre mètres de haut, comme une fusée qui leur permettrait de fuir cette prison à ciel ouvert. Des ateliers d’écriture, de français, avec des cours certainement fournis par les associations qui travaillent sur place, et l’emploi du temps écrit à l’entrée d’une tente. Tout au long de cette découverte nous sommes salués avec chaleur.
Nous décidons alors d’entrer dans un restaurant afghan –les réfugiés sont regroupés par nationalité–, où plusieurs dizaines de personnes –peut-être 30 ou 40, tous des hommes de moins de 40 ans, comme la plupart des personnes du camp– sont assises sur des bancs de fortune recouverts d’un tissu épais. Certains boivent, d’autres fument, d’autres jouent, d’autres se reposent… nous sommes accueillis par deux garçons, visiblement les responsables du lieu, qui nous offrent de l’eau, du thé, nous invitent à nous asseoir.
Nous engageons la discussion. L’un d’entre eux, Shir, a 23 ans, il a quitté son pays à l’âge de 10 ans, ce qui correspond au début de la guerre initiée par G.W. Bush ; il a passé 4 ans en Grèce, 6 en Belgique, dans d’autres lieux encore, avant de se retrouver ici, depuis deux mois. Il espère aller en Angleterre, où sa famille pourra le rejoindre au bout de quelques mois. Le deuxième, Ahmed, a 34 ans, il a trois enfants, il a passé plusieurs années en Grèce, plusieurs mois en Serbie, puis au Monténégro, puis en Bosnie, puis en Slovénie, avant d’arriver en Italie, à Udine, où il a passé quatre ans et où il a une amoureuse. Nous avons un peu échangé en italien. Il est dans la jungle depuis six mois et a essayé plusieurs fois, en vain, d’atteindre l’Angleterre. Tous deux nous confient ce que nous avions déjà compris, à savoir que leurs conditions sont difficiles : l’humidité, le froid, la faim, la promiscuité, les conditions de logement, mais aussi des gaz lacrymogènes très souvent, des bagarres parfois… Ils nous demandent si nous avons faim –c’est le cas–, ils nous présentent les plats qu’ils ont préparés. Nous en choisissons un avec des haricots, du boeuf et une sauce délicieusement épicée, accompagné d’excellents pains afghans, et de quelques feuilles de salade, sur une toile cirée soigneusement étalée. Les plats sont certainement préparés avec les ingrédients que leur fournissent les associations, ou ceux qu’ils vont eux-mêmes se procurer en ville, à pied pour la plupart, en vélo pour certains. C’est un régal, le prix est dérisoire, 4 euros chacun, on ne sait pas s’ils ont compté le thé.
Non sans leur avoir souhaité une bonne année, et surtout beaucoup de courage et de chance, nous quittons le camp. Après presqu’un kilomètre de marche, juste avant la première bifurcation, nous voyons des migrants faire demi-tour et passer par le bois. Ignorant la raison de cette volte-face, et ne connaissant pas les lieux, nous poursuivons notre chemin. Nous comprenons rapidement ce qui les a fait reculer, puisque deux cars de CRS bloquent la voie qui mène vers le port, et précisément vers le ferry qui s’apprête alors à partir pour Douvres.
Nous prenons la direction d’une autre sortie du camp, aux côtés de nombreux migrants qui souhaitent embarquer dans le ferry ou simplement aller en ville pour profiter du réveillon. Nous sommes accostés par un jeune homme – afghan également – qui marche un petit moment à nos côtés, nous fait comprendre que nous pourrions lui servir de protection pour aller en ville, puis nous nous retrouvons rapidement face à un groupe de CRS – peut-être 4 ou 5 – qui bloquent également cette sortie. Nous leur disons que nous souhaitons nous rendre à Calais, l’un d’entre eux nous demande alors nos papiers, que nous lui montrons. Nous ajoutons que le jeune homme qui nous accompagne est un ami, que nous allons ensemble fêter la nouvelle année à Calais, ce que les CRS refusent, comme l’on pouvait s’y attendre ; un autre ajoute sans ménagement « nous avons des ordres du préfet ». Après une courte hésitation, nous avançons, doucement ; nous nous trouvons alors entre deux groupes de CRS. Voyant que des migrants – peut-être une vingtaine – se sont avancés derrière nous, certainement pour essayer de s’engouffrer, un des CRS du deuxième groupe aboie vers nous « ne restez pas au milieu vous allez là ou là », c’est-à-dire vous retournez dans la jungle ou vous rentrez à Calais. Jugeant que nous n’avions pas les moyens de faire basculer la pression en faveur des migrants, nous prenons la direction de Calais, tristes d’abandonner nos compagnons d’un soir à leur infortune.
Pour notre dernier jour nous avons souhaité retourner à la jungle, cette fois-ci en voiture. Peu avant l’entrée, nous avons été sollicités par deux jeunes hommes que nous avons déposés en centre-ville, puis nous sommes retournés à la jungle. Cette dernière visite fut également riche d’enseignements puisque non seulement nous avons pu constater, de manière encore plus évidente en pleine lumière, l’immense précarité de ces habitations, mais aussi nous avons remarqué –plus encore– la présence boulimique des CRS, dont les cars sont placés à tous les endroits par lesquels les migrants pourraient s’échapper. Partout à l’extérieur de la jungle, sont garés des cars, avec à l’intérieur des CRS, dont une maigre consolation est d’imaginer qu’ils s’ennuient profondément.
Nous avons également rencontré une jeune Américaine, présente au compte d’une association fournissant des soins aux migrants et organisant des ateliers d’art. Nous avons vu une exposition de photos commentées, témoignant de la grande difficulté des conditions de vie, de l’impression de passer d’une prison à une autre. Cette jeune femme nous donne les noms de deux associations à qui nous adresser pour envoyer du matériel (Care for Calais et L’auberge des migrants). Avant de partir, nous voyons un homme drapé dans une couverture, il semblait frigorifié ; nous lui donnons un blouson que nous avions apporté à cet égard. En partant nous conduisons deux Afghans pour les déposer en centre-ville ; ils ont besoin de 30 euros pour une carte internet et téléphone afin d’être en contact avec leurs proches. Nous leur donnons les 25 euros dont nous disposons. Ils quittent la voiture en nous remerciant, nous leur souhaitons bon courage.
Tout au long de notre séjour, nous n’avons cessé de voir des CRS – autour du camp – et des policiers – dans les rues –, comme si la ville était assiégée.