La révolution ouvrière de 1978-79 et la contre révolution islamiste
Depuis la fin du 19e siècle, le Proche-Orient est un centre d’intérêt majeur pour les puissances impérialistes. Au début du 20e siècle, la France et la Grande-Bretagne se partagent la région, l’Iran passant sous le contrôle de la seconde. Après la Deuxième guerre mondiale, l’impérialisme américain a supplanté l’impérialisme britannique. A l’intersection de trois continents, entre le Proche-Orient et l’Asie centrale, l’Iran contrôle le détroit de Hormuz, par lequel passent 40 % des exportations mondiales de pétrole ; il possède la deuxième réserve mondiale de gaz naturel et la quatrième réserve mondiale de pétrole.
Mais le pays a échappé partiellement à la domination impérialiste, comme résultat de la révolution sociale avortée qui a jeté à bas le Shah en 1979. Le soulèvement spontané du prolétariat iranien en 1978, renforcé par les courageuses organisations de guérilla, en particulier les Fedayin, n’a pas pu aboutir à un gouvernement ouvrier et paysan faute de parti et d’internationale révolutionnaires. Au nom de la révolution par étapes et du front uni anti-impérialiste, le parti stalinien (Tudeh), ses variantes maoïstes ou castristes (Fedayins, Peykar…) et même l’organisation officiellement « trotskyste » (HKS-HKE) ont capitulé devant le clergé musulman (à la base des mollahs, à leur tête les ayatollahs dont Khomeyni), qui était hégémonique au départ dans la bourgeoisie commerçante (bazar), les propriétaires fonciers et le considérable sous-prolétariat engendré par l’exode rural dans les bidonvilles.
La « République islamique » a écrasé de 1979 à 1985 un par un tous les secteurs qui voulaient poursuivre la révolution ou simplement échapper à son contrôle : femmes, organisations révolutionnaires (HKS, Fedayin…), conseils ouvriers (shoras), minorités nationales (Kurdes), rivaux islamistes (Moudjahidines du peuple), parti ouvrier bourgeois (Toudeh), fractions politiques bourgeoises distinctes (Bazargan, Banisadr)… Profitant de la guerre déclenchée par l’Irak de Hussein (encouragé par les États-Unis) en 1980, le régime des ayatollahs a consolidé son pouvoir, s’est débarrassé de la jeunesse turbulente en l’envoyant se faire décimer au front et a exterminé physiquement en 1988 des milliers de prisonniers politiques, tuant plus de révolutionnaires que le régime du Shah. Ce fascisme particulier a instauré un totalitarisme.
La victoire de la contre-révolution islamiste a certes privé la classe bourgeoise de l’exercice direct du pouvoir et nui à l’image internationale du pays, mais elle a éloigné, pour les possédants et les exploiteurs, le spectre de la révolution prolétarienne pour des décennies. Le régime totalitaire ne peut être qu’un régime temporaire, transitoire. Peu à peu, l’appareil religieux devient lui-même capitaliste, par des « fondations » ne payant pas d’impôt puis par les privatisations. Loin des promesses démagogiques de la contre-révolution islamique, les inégalités se creusent. La « théocratie » se différencie, se fractionne, comme en témoigne le débat interne et même public sur le projet nucléaire et les sanctions.
L’anti-impérialisme de la bourgeoisie perse et ses limites
Tout en clamant un anti-impérialisme bourgeois, limité aux gesticulations de l’occupation de l’ambassade américaine, le régime iranien a pourtant rendu de multiples services au capitalisme mondial, dès sa naissance en écrasant la révolution, puis en commençant à céder aux injonctions du FMI à partir de 1988. En 2001, l’Iran aide même les États-Unis à envahir l’Afghanistan.
Lorsque l’administration de M. George W. Bush décida de s’en prendre aux talibans en Afghanistan — régime honni par l’Iran —, Téhéran et Washington engagèrent une vaste concertation politique, militaire et en matière de renseignement. Selon M. James Dobbins, qui fut l’envoyé du président Bush en Afghanistan durant les mois qui suivirent les attaques du 11 Septembre, l’Iran joua un rôle décisif en assurant l’adoption de la nouvelle Constitution après la chute des talibans. (Le Monde diplomatique, mars 2015)
Mais, Bush, en guise de remerciement, met en 2002 l’Iran dans la liste des pays de « l’axe du mal ». Le régime clérical s’est orienté vers l’armement nucléaire pour s’assurer le sentiment national et pouvoir résister à l’agressivité de l’impérialisme et de ses relais régionaux éventuels. Les puissances occidentales, qui ont toléré voire fourni, l’arme atomique à Israël et au Pakistan, ont déchaîné une campagne internationale contre le prétendu danger iranien. Israël a saboté l’économie par des logiciels pirates et assassiné des scientifiques iraniens. La pression pour affaiblir, voire renverser le régime, a pris la même forme officielle que contre l’Irak, un blocus, décrété par l’ONU en 2006.
Jamais l’État dominant, ni les puissances impérialistes de l’ouest de l’Europe n’ont pris de telles sanctions envers le Pakistan (dont les services secrets ont inventé les Talibans afghans et recueilli l’état-major d’Al-Qaïda), ni l’Arabie, le berceau du salafisme et du djihadisme à l’échelle mondiale (des attentats aux États-Unis de 2001 à l’EI-Daech en 2014).
La fracture de l’appareil étatique confronté aux contradictions internes et aux effets du blocus a permis que les masses tentent de s’y engouffrer en 1999 et 2009. À chaque fois, la répression a été violente.
La « théocratie » iranienne a répondu en avançant ses pions dans les minorités chiites au Liban, en Irak, en Syrie, mais aussi chez les sunnites de Palestine et d’Afghanistan (ce qui prouve qu’il ne s’agit pas d’une guerre à cause religieuse, même si le fanatisme religieux encouragé par l’Arabie saoudite joue un rôle).
Or, si le gouvernement américain a longtemps voulu en découdre par la force, ce que les gouvernements israélien, turc, saoudien, une partie du Parti républicain… souhaitent toujours, le gouvernement Obama souhaite visiblement éviter de s’engager dans une guerre aux conséquences incertaines et a besoin de la bourgeoisie iranienne pour tenter de stabiliser les gouvernements syrien et surtout irakien.
En effet, après avoir envahi l’Irak (par deux fois) et l’Afghanistan, après avoir bombardé la Libye et la Syrie, les puissances impérialistes occidentales se révèlent incapables d’y instaurer des régimes stables. Les apprentis sorciers ont fait éclater des États artificiels, alimenté des mouvances djihadistes capables de recruter en leur sein et d’y commettre des attentats.
Un accord humiliant pour l’Iran
Douze ans de négociations ont abouti à la signature d’un accord (Plan d’action conjoint) le 14 juillet 2015 entre le Conseil de sécurité de l’ONU (États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni) plus l’Allemagne et l’Iran, codirigé depuis l’été 2013 par l’ayatollah Khamenei non élu et par le président élu Rohani, issu de l’élite cléricale – il était en 2003-2004 le représentant dans les négociations et fait depuis longtemps partie de l’appareil politique du régime.
Cet accord correspond largement aux exigences de la France et des États-Unis « dont 80 % à 90 % des demandes se voient satisfaites » (François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France en Iran, Libération, 15 juillet) : l’Iran devra abandonner un des deux sites d’enrichissement de l’uranium ; cet enrichissement, aujourd’hui de 20 %, sera limité à 3,67 % ; le nombre de centrifugeuses devra être réduit de 20 000 à 5060 en dix ans. Le gouvernement iranien a également accepté que l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) puisse inspecter ses sites. L’interdiction de commerce des armes est maintenue pendant au moins cinq ans, et l’interdiction de commerce de technologies pendant huit ans.
En contrepartie, une fois que l’AIEA aura donné son accord, les sanctions – les plus lourdes jamais imposées hors-période de guerre, de l’ordre de 100 milliards de dollars – seront levées, avec rétroaction possible. Pourtant, alors que l’Iran ne possède qu’une poignée de bombes de première génération, les États-Unis sont dotés de 3 500 ogives nucléaires de quatrième génération dans 700 bases militaires. Et l’État américain n’a pas hésité à s’en servir contre son rival japonais, déjà militairement battu, voici 70 ans.
C’est en maniant le chantage que l’impérialisme américain a obtenu cette capitulation :
Les États-Unis et l’Égypte reconnaissent que l’Iran est engagé dans des activités déstabilisatrices dans la région, et c’est pour cela qu’il est si important de s’assurer que le programme nucléaire iranien demeure entièrement pacifique. (John Kerry, ministre des affaires étrangères étasunien, Le Parisien, 3 août)
Les sanctions commenceraient à être levées à un horizon de six mois, sur une période de huit ans, ce qui permettrait une forte hausse de la production de pétrole et de gaz, de dégager les ressources détenues à l’étranger par des milliardaires iraniens (estimées à 100 milliards de dollars), d’augmenter les exportations (elles pourraient rapidement doubler, voire plus). La croissance économique, d’après l’Economist Intelligence Unit, pourrait passer de 2 à 5 % en rythme annuel d’ici 2019 voire au-delà.
Le plan quinquennal du gouvernement espère atteindre un taux de croissance annuel moyen de 8 % d’ici 2021… Sur les seules infrastructures ferroviaires, l’Iran a programmé près de 15 000 km de rails supplémentaires. Le pays mise également sur l’ouverture progressive de ses frontières et souhaite investir dans le tourisme en espérant 7,5 millions de touristes en 2025, contre 2,2 millions en 2009. (Sofia Tozy, économiste à la Coface, La Tribune, 29 juillet)
Les convoitises des impérialismes rivaux
Pour Javad Zarif, le Ministre iranien des Affaires étrangères, « l’accord conclu mardi sur ses activités nucléaires peut ouvrir la voie à une plus grande coopération régionale et internationale » (Reuters, 17 juillet).
Une population de 75 à 80 millions de personnes, jeune, plutôt éduquée, constitue un marché important (le plus grand de la région). L’énergie, l’automobile, les médicaments, les aliments, l’informatique, le tourisme… sont autant de secteurs lucratifs. En temps de croissance mondiale faible, l’Iran suscite bien des espoirs.
L’impérialisme américain non seulement cherche à s’assurer un contrôle sur la région mais se positionne face à ses principaux concurrents. Il cherche ainsi à fragiliser les positions des impérialismes chinois, allemand, japonais, russe et français. La Chine est le premier partenaire économique de l’Iran, utilisant le blocus pour obtenir des prix avantageux de pétrole et de gaz naturel. Elle achète 20 % du pétrole iranien, et en échange vend des produits manufacturés, parmi lesquels des missiles, et des services (construction de lignes de chemins de fer et de métros). De nombreux groupes chinois (parmi lesquels les compagnies pétrolières CNPC et CNOOP, le groupe automobile Chery) ont investi en Iran. Dans toute la région, les entreprises chinoises créent des filiales, s’opposant, aux côtés de la Russie, aux nouvelles sanctions que les impérialismes occidentaux ont souhaité imposer à l’Iran.
La Russie s’est rapprochée militairement en soutenant le régime d’Assad. Depuis 2012, les groupes russes de l’énergie et de l’aluminium ont massivement investi en Iran, sous formes de co-entreprises avec des groupes capitalistes locaux.
Il est ainsi urgent pour l’impérialisme américain que le régime iranien défende ses intérêts stratégiques, mais il veille également à ne pas froisser ses alliés historiques, en augmentant les ventes d’armes aux pays arabes du Golfe (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Qatar…), inquiets de l’influence potentiellement croissante de leur voisin iranien et opposés à l’accord.
Le 29 juillet, Laurent Fabius effectue la première visite officielle d’un ministre des Affaires étrangères français depuis douze ans, et Rohani est invité en France en novembre pour « renforcer la coopération bilatérale » (Le Journal du dimanche, 23 juillet).
Le commerce franco-iranien a subi un recul massif depuis que des sanctions ont été imposées : de 2003 à 2013, le commerce entre les deux pays est passé de 4 milliards à 500 millions d’euros ; en particulier entre 2011 et 2013 les exportations iraniennes en France ont chuté de 1,77 milliard à 62 millions d’euros, et les exportations françaises en Iran ont chuté de 1,66 milliard à 494 millions d’euros. Dans les années 2000, la France était le quatrième partenaire commercial ; elle est aujourd’hui à la quinzième place.
Avant le quinquennat Sarkozy, nous étions le premier partenaire industriel de la République islamique. C’est la France qui paie le plus lourd tribut de ces sanctions. (Sébastien Regnault, chercheur au CNRS, Le Monde, 17 juin 2013)
Quelques jours plus tôt, Sigmar Gabriel, ministre allemande des Affaires étrangères l’avait précédé pour les mêmes raisons, chacun cherchant à obtenir sa part du butin, l’Allemagne ayant conservé un commerce d’un milliard d’euros avec l’Iran.
Les banques régionales allemandes qui n’utilisent pas le dollar pour les transactions ont pu échapper au blocage du système swift des transactions bancaires. Et contrairement à la France, les pouvoirs politiques en Allemagne et en Italie ont une très grande cohérence avec les milieux économiques, ce qui est loin d’avoir été le cas pour la France, depuis la présidence Sarkozy. (L’Express, 29 juillet 2015)
Pour la révolution permanente en Iran et dans tout le Proche-Orient
Le début d’une révolution en Tunisie et en Égypte a soulevé les plus vives espérances chez les travailleurs et les jeunes du monde entier.
La capitulation de l’Iran islamiste devant le « Grand Satan », la poursuite de la colonisation sioniste à Jérusalem et en Cisjordanie, le coup d’État miliaire soutenu par les États-Unis en Égypte, la reprise de la guerre turque contre les Kurdes avec l’approbation de l’OTAN, la dévastation de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Libye, de la Syrie et du Yémen par les puissances impérialistes « démocratiques », par l’armée de l’Arabie saoudite et par les bandes islamo-fascistes financées par les monarchies islamistes et despotiques du Golfe, montrent que toute révolution qui ne va pas de l’avant, qui ne s’approfondit pas contre les possédants et la domination étrangère aboutit à la réaction, au maintien de l’exploitation capitaliste, au retour de l’oppression des femmes et de la jeunesse, à l’accroissement de la persécution des minorités ethniques et religieuses, aux immixtions étrangères.
La leçon à tirer de la Turquie, de l’Égypte, de la Syrie, de l’Irak, de la Palestine, de l’Iran au 20e siècle ; de la Tunisie et de l’Égypte au 21e siècle est claire : aucune illusion envers les partis et gouvernements bourgeois, qu’ils se prétendent démocrates ou anti-impérialistes ; aucun bloc politique avec une quelconque fraction de la bourgeoisie, qu’elle soit cléricale ou militaire !
C’est aux travailleurs d’Iran que revient le rôle de chasser la dictature des ayatollahs, pas aux diplomaties, aux services secrets et aux armées des puissances étrangères.
Les travailleurs iraniens doivent profiter des aspirations que la levée du blocus fait naître dans la population pour s’organiser de manière indépendante de toute fraction de la bourgeoisie nationale (a fortiori des bourgeoisies impérialistes qui renversèrent Mossadegh avec les islamistes, poussèrent l’Irak à la guerre et instaurèrent le blocus du pays). Avec ses syndicats et surtout son propre parti, la classe ouvrière peut prendre la tête de tous les exploités et opprimés pour arracher les droits démocratiques, débuter la révolution sociale en expropriant les grands propriétaires fonciers et les groupes capitalistes, étendre la révolution aux pays voisins, défaire les menaces étrangères. Une révolution socialiste victorieuse affaiblirait l’impérialisme mondial et stimulerait les luttes des travailleurs du monde entier.
Par conséquent, l’édification du parti ouvrier révolutionnaire en Iran fait partie de la construction d’une internationale ouvrière révolutionnaire dans la région et dans les centres impérialistes.
- À bas l’accord imposé à l’Iran ! Levée de toutes les sanctions impérialistes ! Droit de l’Iran à développer un programme nucléaire ! Expropriation de toutes les entreprises impérialistes et islamistes en Iran ! Pour l’unité des travailleurs du Proche et du Moyen-Orient ainsi que des pays impérialistes pour expulser l’impérialisme de la région ! Destruction de l’État colonialiste d’Israël pour laisser place à une Palestine unifiée, démocratique, laïque et multiethnique, dans le cadre de la fédération socialiste du Proche-Orient !
- Fin de toute censure religieuse en Iran sur l’habillement, les relations sexuelles et les arts ! Libertés syndicales et démocratiques ! Séparation de la religion et de l’État ! Égalité totale pour les femmes ! Respect des minorités nationales et droit de séparation de celles-ci !
- Contrôle ouvrier et populaire sur le crédit, la production et la répartition ! Armement ouvrier et populaire pour renverser le régime des ayatollahs et faire face à toute agression impérialiste ! Pour un gouvernement ouvrier et paysan !
La libération du peuple iranien de l’oppression impérialiste et de l’exploitation bourgeoise pourra être obtenue quand la classe ouvrière, appuyé par les masses de la ville et de la campagne, établira sa propre domination, la dictature du prolétariat basée sur les conseils ouvriers et populaires, et construira un État ouvrier, partie de la fédération socialiste du Moyen-Orient.