La 1re Guerre mondiale (4) 1914-1915 : les fruits de « l’union sacrée »

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(Suite des articles (1), (2) et (3) consacrés à la 1re Guerre Mondiale)

La classe bourgeoise, étant une classe exploiteuse, s’est organisée bien avant la classe ouvrière. Elle se structure depuis longtemps autour de l’État, qui lui sert aussi à soumettre les autres classes et à briser leur résistance.

Pour autant, à cause de son effectif réduit et de son horizon borné, elle se révèle incapable de mesurer la portée historique de ses décisions les plus graves, comme le déclenchement d’une guerre, à plus forte raison d’une guerre mondiale. Les bourgeoisies européennes qui s’affrontent militairement en août 1914 pensent toutes faire partie du bloc vainqueur, à brève échéance [Révolution communiste n° 5].

La fleur au fusil ?

La plupart des partis ouvriers s’étaient opposés à la guerre sous l’impulsion de la 2e internationale ouvrière [Révolution communiste n° 6], mais ils se rallient quand elle éclate comme le PS-SFIO, avec la CGT, en France [[Révolution communiste n° 8]. Par conséquent, toute la presse légale, bourgeoise et ouvrière, est aux ordres.

Les photos et les rares films montrent des soldats mobilisés et des civils exaltés qui agitent leur drapeau tricolore respectif et crient à Paris « Nach Berlin ! » ou à Berlin « À Paris ! », menés par les membres des partis bourgeois et monarchistes dans les capitales, où la bourgeoisie, les intellectuels et autres couches supérieures de la petite bourgeoisie sont concentrés.

S’il y a bien de telles scènes (comme en témoignent Alfred Rosmer pour Paris, Rosa Luxemburg pour Berlin et Lev Trotsky pour Vienne), il n’est pas sûr que la masse des jeunes hommes, surtout des paysans, appelés sous les armes témoignent de tant d’enthousiasme, même si l’école, qu’elle soit républicaine ou royale, les avait éduqués dans le nationalisme et préparés depuis des décennies à cette guerre avec leurs voisins.

Dans l’empire russe, les réticences à la mobilisation déclenchent des émeutes et des pillages faisant environ trois cents morts… À l’ouest de l’Europe, en dehors d’émeutes au Havre, les témoignages écrits disponibles concordent sur la tristesse et le silence des communautés urbaines et rurales. (André Loez, La Grande Guerre, La Découverte, 2010, p. 13)

En tout cas, l’expérience prolongée de la guerre, sur le front mais aussi à l’arrière, allait guérir les quelques illusions des travailleurs des villes et des campagnes, comme de leurs familles. Sur 70 millions d’hommes ayant porté l’uniforme, 10 vont mourir dans cette interminable conflagration.

La boucherie commence

Pourtant, en 1914, l’état-major allemand envisage une guerre de quelques semaines, en comptant sur l’armée austro-hongroise pour contenir l’armée russe, pendant qu’elle-même écraserait rapidement la France. De cette manière, toute l’armée pourra se reporter à l’est pour écraser l’armée russe. Par conséquent, l’effectif est réduit et les rations sont prévues pour 9 mois.

La Grande-Bretagne n’a même pas imposé un service militaire. L’état-major russe et l’état-major français, confiants, eux, dans l’attaque simultanée sur deux fronts, prévoient un conflit de quelques mois, sans stocker plus d’armes et de munitions que nécessaire. Le projet offensif de l’état-major français (« Plan XVII ») est aussi vague que celui de l’allemand (« Plan Schlieffen ») est précis.

La guerre de 1914-1918 commence donc comme une sanglante guerre de mouvement. La Russie déjoue les plans allemands en lançant une offensive en Prusse-Orientale, qui s’arrête vite. L’armée allemande envahit la Belgique et le Nord de la France, l’armée française attaque la Lorraine.

Dès le début, le conflit provoque d’énormes pertes. Après d’épuisantes marches, les infanteries attaquent frontalement en rase campagne, exposées pour la première fois au feu si dense des armes modernes. (André Loez, La Grande Guerre, 2010, La Découverte, p. 20)

La saignée touche particulièrement les troupes françaises en pantalon rouge et sans casque.

Dès le 12 septembre 1914, les journaux avaient annoncés que les conseils de révision de la classe 15 allaient lever des conscrits. À ce moment-là, l’armée française avait perdu un tiers de ses combattants, 400 000 hommes sur 1 200 000. (Pierre Miquel, La Bataille de la Marne, 2003, Plon, p. 368).

À la fin de l’automne, le conflit se transforme en guerre de position.

L’impossibilité de vaincre a vite bloqué les armées face à face sur les deux fronts principaux, le front ouest depuis la mer du Nord jusqu’à la frontière suisse, le front est de la Baltique aux Carpates. (Stéphanie Audoin-Rouzeau, Annette Becker, La Grande Guerre 1914-1918, 1998, Gallimard, p. 30)

Sur le front, les soldats pataugent dans la boue, souffrent du froid et de l’humidité, côtoient les rats et la vermine, vivent sous la menace constante de l’artillerie qui pulvérise les tranchées et des assauts aussi inutiles que meurtriers. Bientôt, ils connaîtront les gaz. Au mois de décembre 1914, sur plus d’une zone, les soldats fraternisent malgré leur hiérarchie, allant jusqu’à jouer au football.

La guerre s’étend

Le capitalisme a toujours été international. Au début du 20e siècle, la mondialisation se présente sous la forme d’empires coloniaux. Annoncée par la conquête par la Grande-Bretagne du sud de l’Afrique (1899-1902), le conflit pour s’emparer du nord de la Chine entre le Japon et la Russie (1905) et la guerre dans les Balkans (1912-1913), la guerre européenne de 1914 est d’emblée très large par le jeu des alliances. Elle se déploie par les colonies et entraîne des États initialement neutres.

La Grande-Bretagne et la France attaquent le Togo et le Cameroun, colonies africaines de l’Allemagne. Les empires allemand et russe qui maltraitent leurs minorités nationales (Polonais, Juifs, Ukrainiens, Finlandais, etc.) n’hésitent pas à les envoyer se faire massacrer pour le kaiser et le tsar. Outre le renforcement du pillage colonial, la monarchie britannique et la République française mobilisent comme chair à canon ceux à qui elles refusent tout droit politique.

Les colonies françaises apportèrent 600 000 combattants. (Stéphanie Audoin-Rouzeau, Annette Becker, La Grande Guerre 1914-1918, 1998, Gallimard, p. 78)

Les deux camps essaient d’entraîner d’autres États dans la guerre inter-impérialiste, en promettant de partager le monde et surtout les dépouilles de leurs adversaires.

Afin de sortir de l’impasse militaire, on recherche de nouveaux alliés, dont l’apport pourrait rompre l’équilibre des forces. Après l’entrée en guerre des dominions (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud), le premier ralliement majeur est celui de l’Empire ottoman, qui rejoint les puissances centrales fin octobre 2014… Le Japon est officiellement aux côtés des alliés depuis le 23 août 1914, mais conditionne son aide à la reconnaissance de son hégémonie naissante en Asie. De même, l’Italie, restée neutre en 1914, négocie âprement son retournement et son entrée en guerre contre l’Autriche-Hongrie. (André Loez, La Grande Guerre, 2010, La Découverte, p. 26)

En outre, des nationalistes bourgeois tentent d’obtenir l’indépendance de minorités nationales en s’engageant dans le confit : des Polonais (avec le dirigeant du PPS Pilsudski, qui était membre de l’Internationale ouvrière) et des Ukrainiens rejoignent l’armée de l’Autriche-Hongrie ; des Arméniens vont en face se battre aux côtés de la Russie.

L’économie de guerre

En août 1914, la production et les échanges sont soudain disloqués. Rien n’a été anticipé, la guerre devant être de courte durée.

Par son influence économique, la guerre rappelle, sous bien des rapports, les crises industrielles… Quand des marchés disparaissent, quand des branches entières de la production périssent, quand des liens se déchirent, quand tout le système du crédit est bouleversé, etc. ce sont des couches moyennes de la bourgeoisie qui sont les plus frappées (il va de soi que nous ne parlons pas ici des travailleurs)… Par contre, la grande industrie « cartellisée » est loin d’être mal en point. (Nikolaï Boukharine, L’Économie mondiale et l’impérialisme, 1915, Anthropos, p. 150)

En temps de guerre comme en temps de crise, la bourgeoisie ne donne pas dans le libéralisme. Les billets de banque cessent d’être convertibles en or, en France comme en Allemagne. La dette publique bondit chez tous les belligérants, financée par la « planche à billets », les prêts des banques centrales aux États. Entre la pénurie de biens et l’abondance de monnaie papier, l’inflation galope.

Dans toute l’Europe, l’État bourgeois se mêle de la production, en particulier des équipements, des armes, des munitions. Les liens se renforcent considérablement entre l’État et certains groupes.

La « mobilisation de l’industrie », c’est-à-dire sa militarisation, s’est effectuée avec d’autant moins de difficultés que les organisations patronales, cartels, syndicats, trusts, étaient plus fortement développées. Ces unions patronales, dans l’intérêt desquelles, à vrai dire, la guerre a été entreprise, ont mis tout leur appareil régulateur au service de l’État impérialiste auquel elles sont étroitement apparentées. (Nikolaï Boukharine, L’Économie mondiale et l’impérialisme, p. 152)

En France, les sociaux-patriotes vont imiter l’Allemagne honnie et saisir l’occasion de mettre en pratique leur « socialisme » qu’ils ont toujours confondu avec l’étatisation. Le PS-SFIO Albert Thomas est nommé au poste de sous-secrétaire d’État à l’Artillerie, aux munitions et à l’équipement militaire en mai 1915 (il deviendra ministre de l’Armement en décembre 1916). Thomas met au point une sorte de « capitalisme d’État » pour répondre aux demandes contradictoires de l’armée et du capital industriel.

Le ministère de Thomas planifiait les productions, se chargeait de répartir les matières premières et s’assurait que l’État avance les fonds nécessaires aux industriels. Ces avances permirent notamment la construction d’usines flambant neuves… Paris et sa banlieue accrurent considérablement leur capacité industrielle… Le symbole en est sans doute l’usine Citroën du Quai de Javel à Paris, construite en 1915… (Nicolas Beaupré, La France en guerre : 1914-1918, 2013, Belin, p. 123).

Les travailleurs à l’arrière

Le patronat en profite pour imposer le taylorisme.

Autre défaite : à la veille de la guerre, des travailleurs d’Europe s’opposaient à l’introduction des nouvelles méthodes de travail… Mais la guerre permet l’implantation des méthodes de l’organisation scientifique du travail. L’armée les utilise dans l’atelier central de réparations du service automobile. (Michel Beaud, Histoire du capitalisme, 1981, Seuil, p. 219)

En effet, « l’union sacrée » et le départ des jeunes hommes affaiblissent momentanément le prolétariat.

En juillet 1914, 109 grèves, chiffre sensiblement égal à la moyenne des cinq années précédentes… Du 2 août au 31 décembre 1914, les services du ministère du travail enregistrèrent 17 grèves. En 1915, la situation ne varie guère. De janvier à avril, on relève 15 grèves avec 812 grévistes… (Alfred Rosmer, Le Mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale, 1936, Librairie du travail, t. 1, p. 452-453)

Le 13 janvier 1915, l’ancien PS-SFIO Millerand, ministre de la Défense, déclare à une délégation des syndicalistes de la fédération CGT des métaux : « il n’y a plus de droits ouvriers, plus de lois sociales ; il n’y a plus que la guerre ». La guerre livre les travailleurs aux officiers sur le front et affaiblit ceux qui restent salariés, ou le deviennent, face aux patrons.

Plus de droits syndicaux : toute la législation est anéantie. La revendication la plus anodine provoque le renvoi de celui qui la présente… Honteuse exploitation des enfants et des femmes, qu’on traite sans ménagements, comme du matériel peu coûteux et abondant : travail de nuit allant parfois jusqu’à douze heures consécutives, besognes épuisantes, etc. (Alfred Rosmer, Le Mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale, p. 453)

Le patriarcat est miné par les exigences du capitalisme de guerre. Alors que de nombreux hommes quittent l’usine, l’atelier, le bureau, l’administration publique, les femmes occupent les postes vacants. Le travail de nuit des femmes est, de nouveau, autorisé. Les salaires des femmes tournent autour de 60 % de celui des hommes. Elles travaillent souvent 9 heures, parfois même jusqu’à 12.

Les civils des régions occupées souffrent particulièrement.

Toutes les armées d’invasion se rendent coupables d’atrocités en grand nombre : Russes en Prusse orientale et en Galicie autrichienne, Allemands en Russie, en Belgique, dans le Nord de la France, Autrichiens en Serbie… Elles tiennent surtout au sentiment de supériorité ethnique de ceux qui envahissent. (Stéphanie Audoin-Rouzeau, Annette Becker, La Grande Guerre 1914-1918, 1998, Gallimard, p. 70-71)

L’hécatombe, à laquelle il faut ajouter un nombre aussi grand d’estropiés et de déséquilibrés, les privations, le renchérissement du coût de la vie, l’aggravation des conditions de travail sont le terreau d’un rejet de la guerre qui ira grandissant… Tout donne raison dès 1915 aux organisations internationalistes qui s’étaient courageusement dressées contre l’union sacrée en 1914.