La bourgeoisie française s’apprête à commémorer le centième anniversaire de la guerre de 1914-18 qui a causé sur le sol de l’Europe 9 millions de morts et environ 8 millions d’invalides de tous les continents. Elle entend profiter du centenaire pour prôner l’union nationale, c’est-à-dire le sacrifice des travailleurs aux exigences des exploiteurs, afin que les forces rassemblées de « la nation » permettent de sortir de la crise économique capitaliste.
La grande guerre a encore beaucoup à apprendre à la France d’aujourd’hui… l’impérieuse nécessité de faire bloc si nous voulons gagner les batailles qui aujourd’hui ne sont plus militaires, mais économiques… Réformer, réunir, réussir. Voilà l’ordre de mobilisation que nous pouvons délivrer… Lorsque la mobilisation générale fut proclamée, il n’y eut plus qu’un seul pays, une seule nation, une seule armée. (François Hollande, 7 novembre 2013)
Orientation saluée comme il convient pour l’UMP par Jean-François Copé, louant « un très beau discours qui était celui que l’on attendait ».
Ce qui a conduit à cette monstrueuse barbarie c’est, fondamentalement, la décadence du mode de production capitaliste. Cette phase de déclin est appelée « impérialisme »par Lénine.
La centralisation et la concentration du capital
De la concurrence naît une tendance à la négation de la concurrence par les ententes et les monopoles. Les capitaux individuels, les entreprises sont, au 18e et au 19e siècles, de taille modeste. Mais tout capital qui réussit s’agrandit, se reproduit à une échelle élargie, aboutissant à une entreprise plus grande (ce que Marx appelle « concentration »). En outre, nombre d’entreprises sont absorbées par d’autres (ce que Marx nomme « centralisation »).
Le développement intense de l’industrie et le processus de concentration extrêmement rapide de la production dans des entreprises toujours plus importantes constituent une des caractéristiques les plus marquées du capitalisme. (Vladimir Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916, Éditions sociales, 1971, p. 18)
À l’intérieur du pays d’origine, il arrive que ce processus aboutisse à un monopole ; à l’échelle mondiale, à un oligopole. La diminution du nombre d’entreprises facilite les ententes à l’échelle nationale, voire internationale.
Dans le même temps, les banques opèrent regroupements et fusions : à la concentration de la production industrielle, correspond un mouvement de concentration des banques.
Le financiarisation du capital
Pour grandir les groupes capitalistes empruntent aux banques et prennent la forme de sociétés par actions dont certaines sont cotées en bourse. Dans ce cas, les actions peuvent être elles-mêmes facilement vendues et achetées sur ce marché, donc donner lieu à spéculation. Les grands prêts aux entreprises et aux États peuvent engendrer des obligations, qui peuvent être échangées en bourse. Des marchés financiers se développent donc à Londres puis dans toutes les grandes villes du monde capitaliste. Les groupes de l’industrie et du commerce prennent une dimension financière prononcée.
En outre, les achats d’autres entreprises, les entrées en bourse, les emprunts bancaires multiplient les relations entre banques et firmes industrielles. Le capital bancaire et le capital industriel ou commercial tendent à fusionner dans ce que Hilferding et Lénine appellent le « capital financier ».
Les grandes banques prennent parfois des parts des sociétés industrielles et commerciales. Il arrive aussi que les grands groupes industriels et commerciaux créent leur propre banque ou leur propre société de crédit.
Se développe, pour ainsi dire, l’union personnelle des banques et des grosses entreprises industrielles et commerciales, la fusion des unes et des autres par l’acquisition d’actions, par l’entrée des directeurs de banque dans les conseils de surveillance ou d’administration des entreprises industrielles et commerciales, et inversement. (Lénine, L’Impérialisme, p. 55)
Il devient impossible de séparer la sphère de la « finance » de « l’économie réelle ».
L’internationalisation du capital
Les prêts bancaires, les émissions d’actions, les échanges d’actions peuvent s’opérer d’un pays à l’autre. Les bourses sont fortement reliées entre elles.
Certaines bourgeoisies vivent de plus en plus de revenus financiers tirés de l’étranger (intérêts, dividendes) et prennent un caractère parasite prononcé.
Pour augmenter la masse de profit et faire face à la concurrence, les groupes capitalistes étendent leur activité à l’étranger. Certains groupes industriels et bancaires deviennent transnationaux, en fondant des filiales à l’étranger ou en transformant en filiales des entreprises à l’étranger. Le capitalisme n’exporte ou n’importe pas seulement des marchandises, il se met à exporter du capital et à importer du profit.
Les possibilités d’exportation de capitaux proviennent de ce qu’un certain nombre de pays attardés sont d’ores et déjà entraînés dans l’engrenage du capitalisme mondial… La nécessité de l’exportation des capitaux est due à la « maturité excessive » du capitalisme dans certains pays, où les placements « avantageux » font défaut au capital. (Lénine, L’Impérialisme, p. 86)
L’intrication du capital et de l’État
L’État d’une société capitaliste est un État capitaliste, il sert de conseil d’administration des affaires générales de la bourgeoisie. Quand les entreprises sont très nombreuses et de taille réduite, aucune d’elles n’influence particulièrement l’État. Quand leur taille augmente, il n’en va pas de même.
L’« union personnelle » des banques et de l’industrie est complétée par l’« union personnelle » des unes et des autres avec le gouvernement. Des postes aux conseils de surveillance sont librement offerts à… d’anciens fonctionnaires de l’État… un membre du Parlement… (Lénine, L’Impérialisme, p. 56)
Le partage du monde
À partir des années 1880, en lien avec le développement des grands groupes capitalistes, la bourgeoisie des grandes puissances capitalistes modifie sa position en ce qui concerne la constitution d’empires coloniaux. La Grande-Bretagne agrandit considérablement ses possessions coloniales. La France va la suivre rapidement sur cette voie.
À la Conférence de Berlin (novembre 1884), les grandes puissances européennes s’accordent sur le partage de l’Afrique. Bismarck, qui a engagé l’Allemagne, avec retard, dans le processus d’appropriation du globe, entend imposer des règles, en particulier le libre accès commercial aux grands bassins fluviaux d’Afrique et l’obligation d’occuper effectivement un territoire avant d’en revendiquer la possession. En moins de quinze ans, Britanniques, Français, Allemands, Belges, Portugais, Italiens se ruent dans l’intérieur de l’Afrique, qui est partagée par les Européens, au prix de quelques guerres contre les royaumes africains et d’incidents diplomatiques entre les États européens, dont le plus significatif est l’incident franco-britannique de Fachoda en 1898.
Mais à partir de 1890 les possibilités de colonisation se font beaucoup plus rares. La plupart des territoires non dépendants d’un État organisé sont maintenant occupés par les puissances européennes.
Le partage du monde est la transition de la politique coloniale, s’étendant sans obstacle aux régions que ne s’est encore appropriée aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoires d’un globe entièrement partagé. (Lénine, L’Impérialisme, p. 123)
Le développement capitaliste à l’échelle mondiale redistribue les cartes.
En 1880, les grandes puissances industrielles se classaient dans l’ordre suivant : 1° l’Angleterre, 2° la France, 3° les USA, 4° l’Allemagne. En 1913, les USA sont déjà la première puissance industrielle mondiale ; la seconde est l’Allemagne avec une production industrielle qui n’est seulement que de 40 % de celle des USA ; l’Angleterre est tombée au troisième rang, et sa production industrielle n’est plus que de 23 % de celle des USA ; la France est quatrième et sa production industrielle n’est plus que de 19,5 % de celle des USA. La somme des productions industrielles de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France représente cependant 92,5 % de celle des USA. (Stéphane Just, Aperçus sur les crises, II, 1983, PCI, p. 6)
Les nouveaux venus (États-Unis, Allemagne, Japon, Italie…) vont vouloir repartager les zones d’influence au détriment des anciens empires coloniaux (Espagne, Grande-Bretagne, France, Portugal…).
C’est le cas notamment des empires chinois et ottoman (turc). Les grands pays industrialisés vont donc chercher à s’assurer des secteurs d’influence privilégiés.
Entre 1890 et 1913, vont se faire jour des antagonismes entre États pour la possession des colonies ou semi-colonies, entre la France et la Grande-Bretagne, entre la Grande-Bretagne et la Russie, entre la Russie et l’Autriche, entre la France et l’Allemagne. Les tensions manquèrent plusieurs fois de dégénérer (Fachoda en 1898, Agadir en 1911, etc.) ou débouchèrent effectivement sur un conflit armé, comme en 1898, quand les États-Unis infligèrent une défaite militaire à l’Espagne et lui ravirent la mainmise sur Cuba et les Philippines ou comme en 1905 où le Japon remporta une victoire sur la Russie.
Les blocs entre puissances impérialistes
Les intérêts des groupes capitalistes expliquent les politiques d’alliance des gouvernements des puissances européennes et la multiplication des conflits de la fin des années 1800 jusqu’à l’été 1914.
Sur le continent, la politique d’alliance traditionnelle (initiée du temps de Bismarck pour isoler la France républicaine et revancharde après la perte de l’Alsace-Lorraine), connue comme l’« Entente des Trois empereurs » (Guillaume Ier, François-Joseph, Alexandre II), était reconduite bon an mal an de 1873 à 1891. La défection du Tsar à cette date, laissant place à la Triplice, signée par l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie avec l’Italie, le 20 mai 1882.
La France signe, le 27 août 1891, un accord avec la Russie puis, le 17 août 1892, une Convention militaire enfin suivie, en octobre 1893, de la ratification par le Tsar de l’alliance franco-russe. Le 8 avril 1904, c’est l’Entente cordiale franco-britannique puis le 31 août 1907 l’accord anglo-russe qui donne naissance à la Triple entente.
Pour aboutir à cette « Entente », les trois puissances ont dû régler leurs différends au sujet des détroits, de la Perse, de l’Afghanistan (Grande-Bretagne, Russie), à propos du Soudan, de la Tunisie et de l’Égypte (France, Grande-Bretagne).
Les alliances capitalistes sont désormais en place, elles ne vont plus changer jusqu’à la guerre. Elles dressent face à face deux blocs d’impérialismes rivaux dont les intérêts s’opposent.
A plusieurs reprises, le conflit manquera d’éclater. Ainsi en 1904-1906 entre la France et l’Allemagne au sujet du Maroc ; en 1908-1909, avec la crise bosniaque consécutive à l’annexion de cette région par l’Autriche ; puis en 1911, la seconde crise marocaine entre la France et l’Allemagne, cette dernière obtenant une large partie du Congo « français » en échange de sa reconnaissance du protectorat français sur le royaume chérifien ; puis de nouveau avec les conflits dans les Balkans en 1911-1912 et 1912-1913 ; avant d’en arriver à la crise de juillet 1914.
La montée du militarisme
La tension montant, les risques de guerre augmentant, chaque camp va prendre des mesures pour mettre son armée à hauteur des menaces ou bien en capacité d’attaquer avant que l’adversaire soit prêt.
Depuis le début de la guerre balkanique, les deux groupes de puissances se surveillent de plus en plus étroitement. Les états-majors, devant l’éventualité d’un conflit, demandent aux gouvernements une augmentation des effectifs et du matériel de guerre. La course aux armements se développe… (Pierre Renouvin, La Crise européenne et la Première guerre mondiale, PUF, 1969, p. 187)
À la veille de 1914, des charges explosives avaient ainsi été accumulées. Le mode de production capitaliste, parvenu à son stade impérialiste, menait l’Europe au bord de la catastrophe.
Chaque État capitaliste s’efforce par le brigandage d’élargir ses frontières : les intérêts des maîtres des ententes, ceux du capital financier l’exigent. Élargir les frontières, c’est synonyme de faire la guerre. (Nikolaï Boukharine, Evgueni Preobrajenski, ABC du communisme, 1919, Maspero, 1968, t. 1, p. 111)
En même temps que le capital s’accumulait, la classe ouvrière s’était numériquement développée et elle s’était organisée au sein de l’Internationale ouvrière. L’Internationale se prononçait contre le bellicisme menaçant.