Toute la presse américaine l’a remarqué, le 5 novembre, lors d’une élection municipale partielle à Seattle (650 000 habitants, bastion industriel et capitale de l’Etat de Washington sur la côte Ouest), Kshama Sawant, candidate de Socialist Alternative (Alternative socialiste) est entrée au conseil municipal, battant avec 80 000 voix (50,65 % des suffrages exprimés) le candidat du Democratic Party (Parti démocrate du président au pouvoir).
Les gens d’ici sont habitués à voir des libéraux [progressistes] gérer. Mais personne ne s’attendait à Kshama Sawant. Madame Sawant, une professeure d’économie de 41 ans, immigrée d’Inde, a pris sur leur gauche les libéraux, sans cacher son socialisme. Quand elle occupera au titre du Socialist Alternative Party un des neuf sièges du conseil municipal de Seattle à partir du 1er janvier, elle deviendra une des rares socialistes élus du pays, une étiquette que la plupart des politiciens fuient comme la peste. (New York Times, 28 décembre 2013)
À Minneapolis (400 000 habitants, capitale de l’Etat du Minnesota dans le nord du pays, également riche d’une vieille tradition de luttes ouvrières), un autre candidat de SA a obtenu 37,5 % des suffrages. Est-ce le signal de la fin de la phase historique décrite par le capitaliste de la finance Buffet ?
Il y a une lutte de classe, c’est vrai ; mais c’est ma classe, celle des riches, qui mène la guerre, et nous la gagnons. (New York Times, 26 novembre 2006)
Le déclin politique du mouvement ouvrier à l’époque du « rêve américain »
La classe ouvrière de l’industrie et des services publics avait, après la Deuxième guerre mondiale, bénéficié de l’hégémonie mondiale de sa bourgeoisie qui était en mesure d’accorder des concessions (salaires directs, assurance santé, enseignement public…) dont la bureaucratie syndicale de l’AFL-CIO s’attribuait le mérite, sans oublier de se servir au passage.
La bureaucratie syndicale bloquait l’expression politique de la classe ouvrière en soutenant électoralement et financièrement le Parti démocrate, tout autant parti de la bourgeoisie impérialiste que son rival le Parti républicain. En lien avec le ministère des affaires étrangères et la CIA, elle a joué un rôle dans le mouvement ouvrier international au compte de son impérialisme (entre autres, dans la scission FO de la CGT en 1947).
Les organisations politiques ouvrières existant au sortir de la guerre accentuèrent dans cette période leur opportunisme politique antérieur ou dégénèrent sous la pression de la « chasse aux sorcières » anticommuniste : le PCUS stalinien et les SDUSA sociaux-démocrates soutinrent le Parti démocrate ; le WP shachtmaniste se liquida dans les SDUSA. Même le Socialist Workers Party (Parti socialiste des travailleurs) trotskyste, le seul parti à avoir subi la répression durant la guerre par fidélité au programme révolutionnaire de la 4e Internationale, devint au milieu des années 1950 opportuniste, puis trouva au début des années 1960 un substitut à la révolution prolétarienne mondiale dans l’adaptation au castrisme.
Dans les années 1960 et 1970, les luttes des Noirs et des étudiants
La poussée de la révolution mondiale de la fin des années 1960 se traduisit aux États-Unis par les luttes massives des Noirs et des Amérindiens pour l’égalité, des grèves ouvrières (grèves sauvages dans l’automobile de l’Ohio, syndicalisation des ouvriers de l’agriculture en Californie…), la radicalisation de la jeunesse étudiante contre la guerre, la bataille des femmes pour le droit à l’avortement, la lutte des homosexuels contre la répression policière et l’égalité des droits…
En 1968-1969, sous la présidence du démocrate Johnson, le FBI et la police réprimèrent avec une extrême violence le Black Panther Party (Parti des panthères noires) Ce mouvement nationaliste radical liait à juste titre la révolte de la minorité afro-américaine à la guerre anti-impérialiste des travailleurs vietnamiens et prônait légitimement l’autodéfense des Noirs. Mais il était incapable de s’adresser aux travailleurs blancs. Infiltrations, provocations, arrestations, emprisonnements, chantages, assassinats furent pratiqués par la « démocratie » bourgeoise. Mumia Abu-Jamal est toujours en prison.
Épouvantée par le sort du BPP, la direction du SWP prit ses distances à partir de 1969 avec la stratégie de la guérilla toujours défendue par son organisation-sœur française, la LCR, et sombra dans le pacifisme, s’immergeant dans le mouvement noir bourgeois (NAACP), le mouvement féminisme bourgeois (NOW), dirigeant un mouvement contre la guerre du Vietnam sur une ligne pacifiste compatible avec la gauche du Parti démocrate (NPAC). Dans les années 1980, sa direction rompit avec le SUQI et renia le trotskysme pour devenir une secte castriste insignifiante.
L’opposition à la guerre a rassemblé des masses de plus en plus larges (femmes, Noirs, Chicanos, syndicalistes). Au début des années 1970, les présidents Nixon et Ford (républicains) ont encore consenti des prestations gratuites et des revenus sociaux aux travailleurs pauvres, promu une élite noire, malgré la charge financière colossale de la « course aux armements » et de l’intervention militaire massive au Vietnam et au Cambodge (jusqu’à 500 000 militaires, plus de bombes déversées que durant toute la Deuxième guerre mondiale). Ces tâches de direction du capitalisme ont contribué à la désindustrialisation du pays, à l’essor de ses rivaux européens et japonais, à l’inflation mondiale des années 1970 et à la dislocation du système monétaire international mis en place en 1944.
La classe ouvrière victime depuis les années 1980 de la revanche de l’oligarchie capitaliste
L’affaiblissement du capitalisme américain vis-à-vis de ses rivaux impérialistes, la crise capitaliste mondiale de 1974 et la défaite au Vietnam en 1975 ont sonné le glas des concessions et inauguré le prétendu tournant libéral, en fait la contre-offensive sordide de la classe dominante, menée quel que soit le parti au pouvoir, « démocrate » ou « républicain ».
L’État bourgeois réprima les grèves revendicatives (par exemple, en 1981, le président républicain Reagan brisa la grève des contrôleurs aériens en licenciant plus de 10 000 travailleurs) et détricota les conquêtes sociales (par exemple, le président démocrate Clinton diminua, en 1995, les allocations aux chômeurs ; le président démocrate Obama veut diminuer drastiquement en 2014 le financement de la Social Security et de Medicare).
Utilisant le chômage de masse, apparu pour la première fois depuis la crise de 1929, les patrons firent chanter les syndicats au licenciement et à la délocalisation (à l’étranger ou vers les États dépourvus de traditions syndicales). Un cas récent vient de se dérouler justement à Seattle. Les patrons de Boeing, qui viennent d’augmenter les dividendes des actionnaires de 50 %, ont convaincu les responsables syndicaux nationaux de l’IAM (International Association of Machinists, Association internationale des mécaniciens) de signer un accord défavorable aux salariés. Les bureaucrates de l’IAM ont appelé avec les directeurs de l’entreprise à approuver le référendum organisé par ceux-ci.
À l’issue d’un vote, les ouvriers de l’entreprise ont accepté, à une petite majorité de 51 %, les concessions sociales qui leur étaient demandées par l’avionneur pour maintenir sa production dans sa région historique. Ils acceptent notamment de troquer leurs pensions de retraite garanties pour un dispositif beaucoup moins favorable, dépendant des fluctuations des marchés financiers… À défaut d’un accord, Boeing menaçait de transférer sa production dans un État moins syndiqué, tel que la Caroline du Sud ou l’Utah… L’État de Washington accordera, lui-même, 9 milliards de dollars de rabais fiscal en échange du maintien des usines Boeing. (Les Échos, 4 janvier 2014)
Le résultat de la contre-offensive de la bourgeoisie américaine a été la paupérisation, à partir des années 1980, d’une partie significative de la classe ouvrière et le recours massif au crédit pour tenter de maintenir son niveau de vie.
Les ménages se sont endettés de 1 400 milliards de dollars en 1980 à 3 700 milliards en 1991. Il s’agit du résultat d’une attaque de grande ampleur contre la classe ouvrière, à laquelle de nombreux membres de classes moyennes (revenus moyens) n’échappèrent pas. Tandis que dans les années 1960, le salaire d’une personne suffisait à faire vivre une famille de la classe ouvrière, dans les années 1980, il en fallait au moins deux ; désormais, dans les années 1990, nombre d’entre eux sont à la rue, comme partie de l’armée de réserve des chômeurs. (International Trotskyist n° 10, hiver 1995)
Les récentes luttes sociales
Le succès électoral de SA ne saurait compenser la défaite des travailleurs de Boeing. Aucune élection ne peut faire avancer la cause du socialisme. Tout au plus, elle témoigne de la maturation de la classe ouvrière et facilite l’implantation de son parti, qui renforce en retour la conscience de classe en développant un programme communiste internationaliste.
En ce qui concerne le premier aspect, il est probable que des millions de travailleurs se sentent exploités par leur patron et doutent de la capacité du capitalisme à assurer un meilleur avenir à leurs enfants. Le succès de Socialist Alternative en est l’expression indirecte.
Des mobilisations le montrent aussi. Des milliers de travailleurs de la fonction publique ont occupé en février 2011 le Capitole de Madison, le siège du gouvernement de l’État du Wisconsin. Mais les bureaucrates syndicales ont refusé d’appeler à la grève générale et ont détourné le mécontentement vers un vote futur pour le Parti démocrate [voir Combattre pour en finir avec le capitalisme n° 22 & Révolution socialiste n° 35].
En février 2012, le meurtre à Sanford (Floride) de Trayvon Martin, un Afro-Américain de 17 ans, a entraîné des protestations dans tout le pays.
Le 1er mai, la solidarité avec les travailleurs sans-papiers a été dévoyée par ses dirigeants dans le soutien au Parti démocrate.
Le 29 août 2013, avec l’aide du Service Employees International Union (Syndicat international des employés des services), la grève a touché mille restaurants rapides des grandes chaînes, pour l’augmentation de salaire et le droit de se syndiquer. Trois millions de travailleurs sont concernés.
Des travailleurs de McDonald’s et d’autres chaînes de restauration rapide ont fait grève ou ont arrêté le travail dans presque 60 villes jeudi, pour une augmentation qui porterait le salaire à 15 dollars l’heure au lieu du salaire minimum fédéral de 7,25 dollars. Cette manifestation à la veille de la Fête du travail, qui fait suite aux grèves qui débutèrent en novembre 2012 à New York, a touché les chaînes McDonald’s, Burger King, Wendy’s and Yum Brands (qui comporte les enseignes KFC et Taco Bell). Les travailleurs revendiquent aussi le droit de se syndiquer. (USA Today, 30 août 2013)
Socialist Alternative, lors de la campagne électorale de Seattle et de Minneapolis, a défendu les travailleurs de la restauration rapide et repris la revendication de 15 dollars de l’heure. Elle a aussi expliqué que les travailleurs de Boeing devaient s’emparer de l’usine de Seattle si le patron délocalisait.
Les limites politiques de Socialist Alternative
Cependant, SA, si elle a le mérite de s’opposer dans les élections aux deux partis bourgeois, ne constitue pas une alternative aux deux variantes des usurpateurs du socialisme, le stalinisme et la sociale-démocratie.
À aucun moment, lors de son allocution aux syndiqués de Boeing le 21 novembre, Sawant n’a dénoncé la trahison des bureaucrates syndicaux de l’IAM, ni parlé d’exproprier totalement Boeing et les capitalistes en général.
Sur quel programme s’est fait élire Kshama Sawant ? Il se résume en trois points : un salaire horaire minimum de 15 dollars (11 euros), le contrôle du prix des loyers et la taxation des millionnaires afin d’augmenter les ressources des transports publics et de l’éducation publique. Dans son matériel d’agitation électorale, SA ne met pas en cause le gouvernement Obama, le sauvetage des banques avec les fonds publics durant la crise capitaliste mondiale, l’étranglement de la protection sociale, l’espionnage de la NSA, les assassinats par drones… Même dans son matériel de propagande, il n’est pas question de renverser le pouvoir de la bourgeoisie, de détruire l’appareil d’État bourgeois hypertrophié afin d’ouvrir la voie au pouvoir des travailleurs. Qu’est-ce que le socialisme de Kshama Sawant, alors ?
Les réformes dans notre société ne peuvent être poursuivies que si le pouvoir est arraché des mains des grandes entreprises et si un nouveau système reposant sur la propriété publique démocratique des 500 plus grandes entreprises est établi. (Bryan Koulouris, Socialist Alternative, novembre 2013)
Une « propriété démocratique », même publique, ne peut liquider l’exploitation capitaliste.
Quant à la société socialiste, elle ne se réduit en aucun cas à la nationalisation de grandes entreprises. Elle repose sur la décision collective et consciente des producteurs de créer par leur travail des richesses en supprimant radicalement la valeur, le capital et le salariat.
Au sein d’un ordre social communautaire, fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits ; de même, le travail incorporé dans des produits n’apparaît pas davantage ici comme valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n’est plus par la voie d’un détour, mais directement, que les travaux de l’individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté. (Karl Marx, Critique du programme de Gotha, 1875)
Le mode de production socialiste-communiste ne saurait être instauré qu’à l’échelle mondiale, quand le pouvoir politique aura été arraché des mains de la classe bourgeoise des principaux pays par la révolution violente de millions de travailleurs imposant dans la lutte leur propre dictature.
Il faut aider les masses, dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat. (Léon Trotsky, L’Agonie du capitalisme et les tâches de la 4e Internationale, 1938)
Socialist Alternative est aussi opportuniste que son organisation internationale, le Comité pour l’internationale ouvrière, qui a participé à la création du NPA en France, de Syriza en Grèce, de Die Linke en Allemagne, et adhérait même à des partis bourgeois comme le PSUV du Venezuela ou l’ANC d’Afrique du Sud. Le CIO est un courant réformiste de gauche qui s’est imprégné de parlementarisme par une immersion de plusieurs décennies dans le Parti travailliste britannique.
Une transformation entièrement pacifique de la société est possible en Grande-Bretagne. (Peter Taaffe, Militant, What we stand for, 1981, p. 25)
Ainsi, le programme de Socialist Alternative reste compatible avec la bureaucratie syndicale et même avec une aile du Parti démocrate.
Mes collègues de Socialist Alternative et moi-même nous tiendrons au coude-à-coude avec tous ceux qui veulent se battre pour un monde meilleur. Mais les travailleurs ont besoin d’un nouveau parti politique, d’une organisation de masse de la classe ouvrière, dirigée par eux-mêmes et ne devant rendre de compte qu’à eux-mêmes. Un parti qui luttera et mènera campagne pour leurs intérêts en défendant avec ardeur des alternatives contre ce système en crise. (Kshama Sawant, Prestation de serment, 1er janvier 2014)
Le parti des travailleurs que Socialist Alternative appelle de ses voeux ne saurait être au mieux qu’un nouveau parti réformiste, de trahison du prolétariat.
Et maintenant ?
Fort de son succès électoral à Seattle, SA envisage de participer sur ces bases aux élections législatives du printemps. Consciente de sa taille insuffisante pour une telle ambition, elle dévoile le fond de sa politique en se prononçant pour la construction d’une coalition très large de partis « socialistes »… et de partis écologistes.
Nous avons urgemment besoin d’un parti des travailleurs lié aux mouvements sociaux, aux syndicats de lutte, aux organisations communautaires, aux écologistes et aux socialistes. Un pas concret pour y parvenir serait de former des coalitions à travers tout le pays, liées entre elles à l’échelle nationale, afin de présenter 100 candidats indépendants des travailleurs. (Bryan Koulouris, Socialist Alternative, novembre 2013)
Avec sa proposition de coalitions petites-bourgeoises sans programme révolutionnaire, SA contourne le combat pour un véritable parti ouvrier, qui nécessiterait une lutte acharnée contre les bureaucraties syndicales, pour empêcher leurs trahisons comme à Boeing et pour libérer les syndicats du Parti démocrate.
Comme le disait un des fondateurs du CPUSA (Parti communiste, section de l’IC) puis de la CLA (Ligue communiste, section de l’Opposition de gauche de l’IC) et du SWP (section de la 4e Internationale) :
Le combat pour un parti ouvrier est inséparable de la lutte pour nettoyer le mouvement ouvrier des directions traîtres et corrompues, et ne peut en être séparé. Les militants radicaux et les anciens radicaux qui prétendent lancer un parti ouvrier en laissant de côté la question du programme et de la direction sont simplement en train d’inventer une formule pour couvrir leur propre trahison. (James Cannon, « Implications d’un parti ouvrier », The Militant, 26 avril 1954)