Près de trois ans après la chute de Moubarak et malgré tous ses efforts pour préserver son appareil d’État contre la classe ouvrière qui ne cesse de combattre, la bourgeoisie égyptienne ne parvient toujours pas à stabiliser la situation, c’est-à-dire à faire refluer le mouvement des masses afin de rétablir les conditions d’exploitation « normales » de la force de travail.
Dès le début du soulèvement de la jeunesse, rapidement rejointe par les travailleurs, en janvier-février 2011, l’armée a pris le pouvoir. Mais la junte n’a pu casser la montée ouvrière en interdisant les grèves et en déchaînant la répression contre la jeunesse. Les grèves de masse ont déferlé dans tous les secteurs (transports, métallurgie, enseignement, médecine, etc.) et dans le même temps se sont constituées des organisations syndicales refusant la tutelle du gouvernement. Partout les travailleurs se sont organisés pour chasser les « petits Moubarak », c’est-à-dire les défenseurs de l’ancien régime qui s’appuient sur le patronat et l’ancien appareil d’État entièrement préservé.
En 2012, la bourgeoisie, profondément divisée, a utilisé l’arme du parlementarisme pour tenter d’atomiser le prolétariat, de relégitimer l’État bourgeois et de mettre fin au « désordre », c’est-à-dire aux luttes incessantes d’une jeunesse et d’une classe ouvrière de plus en plus combatives.
Tous les partis ouvriers (PCE, SR…) ont complété cette diversion en mettant sur pied un bloc avec la bourgeoisie « libérale » ou « nationale » sous forme du Front du salut national puis en 2013 de Tamarrod. Les deux centrales syndicales nées en dehors de l’Union générale, le syndicat étatique créé par le colonel Nasser, se sont liées aux bureaucraties syndicales d’Amérique du Nord et d’Europe de l’Ouest, elles-mêmes au service de leur impérialisme respectif, et ont appuyé « l’Assemblée constituante » de la junte.
Les élections, législatives puis présidentielle, ont donné une majorité aux deux partis islamistes (Frères musulmans, Al Nour). Un an de gestion du capitalisme par les FM, d’islamisation, de manoeuvres antidémocratiques et de répression contre les grévistes, les révolutionnaires, les artistes et les chrétiens, n’ont fait qu’exacerber les contradictions de classes à tel point que l’état-major de l’armée a décidé de chasser les cléricaux du pouvoir avant que les masses ne le fassent elles-mêmes et ouvrent une situation incontrôlable.
La classe ouvrière ne dispose à cette étape d’aucune organisation révolutionnaire, vraiment indépendante de ses exploiteurs et de leur État. Les Socialistes révolutionnaires se sont adressés à la junte pour qu’elle constitue un bon gouvernement et mène une politique favorable aux masses. Le coup d’État a reçu le soutien sans fard du Parti communiste égyptien et des centrales syndicales. Le président d’une d’entre elles, la Fédération des syndicats indépendants d’Égypte, a même rejoint le gouvernement qui sert de faux nez à la junte militaire.
Un aréopage de délégués de partis bourgeois s’affaire à rédiger une nouvelle constitution soumise, en principe, à référendum début 2014 et visant à maintenir la classe ouvrière dans la soumission et stabiliser l’État. Il n’est pas certain que la dictature miliaire et ses complices y parviennent.
Car cinq mois de répression féroce n’ont pas fait céder la résistance de l’aile cléricale de la bourgeoisie. Elle s’appuie toujours sur le clergé sunnite, une fraction significative de la petite bourgeoisie (travailleurs indépendants, cadres), de leurs enfants (étudiants) et une énorme masse de déshérités (paysans pauvres, chômeurs, déclassés…). Seul un parti révolutionnaire pourrait arracher ceux-ci à l’arriération ; seule la dictature du prolétariat pourrait les sortir de la misère.
La classe ouvrière elle-même poursuit son combat : à l’automne, les grandes grèves dans la sidérurgie de Suez (qui a été réprimée) et surtout celle des ouvriers du textile de Mahalla, manifestent que le feu couve toujours sous la cendre. Le gouvernement en est conscient qui a doublé les salaires, dérisoires, des fonctionnaires, très mécontents car l’inflation galopante a tôt fait d’en annuler les effets. Rien n’a été accordé, par contre, aux salariés des entreprises où sont concentrés les deux tiers du prolétariat. L’effervescence sociale n’est pas retombée, à tel point que le nouveau président de Fédération des syndicats indépendants, a déclaré en septembre sous la pression de la base :
J’avertis le gouvernement. S’il ne tient pas compte des demandes ouvrières… il y aura une troisième révolution ouvrière, dans les usines, contre le gouvernement, partout.
La classe ouvrière, en Égypte, quoique dépourvue pour l’instant de toute organisation révolutionnaire, menacée de tous les dangers, n’a pas dit son dernier mot.
15 novembre 2013