Devant le Parlement marocain, réuni jeudi à Rabat, le président a pris ses distances avec le « printemps arabe » « porteur de risques » en lui opposant un pays « qui s’affirme comme un pays de stabilité et de sérénité » et « qui maîtrise son changement »… Aux yeux de Paris, le Maroc n’est pas seulement un partenaire économique de premier plan où, comme l’a rappelé M. Hollande, 36 entreprises du CAC 40 sont implantées. Il est aussi un allié stratégique dans la région… (Le Monde, 6 avril 2013)
Malgré les prétentions de la monarchie et de tous les gouvernements impérialistes français ou américains successifs pour présenter le Maroc comme un modèle de stabilité, les contradictions économiques, sociales, politiques s’approfondissent et elles pourraient déboucher sur une explosion beaucoup plus profonde qu’en février 2011, une véritable révolution, et cela dans un avenir pas très éloigné.
Il est donc essentiel d’édifier au plus tôt un parti ouvrier révolutionnaire, indépendant de la bourgeoisie, délimité des résidus du stalinisme qui s’efforcent de subordonner la classe ouvrière, les paysans pauvres et la jeunesse à telle ou telle fraction de la classes dominante.
Une monarchie mise en place par le mouvement nationaliste bourgeois
Comment se présentent aujourd’hui les rapports politiques entre les classes ? Comme dans beaucoup de pays du Maghreb et du Machrek sans rente pétrolière et gazière, avec cette particularité qu’au Maroc, le pouvoir politique et religieux reste concentré dans la monarchie et que la cour pille l’économie nationale comme autrefois la famille Kadhafi en Libye et le clan Ben Ali en Tunisie. Ce qui revient à dire que toute mobilisation d’envergure des masses est dans le même temps une remise en cause de cette monarchie que les nantis et les puissances impérialistes défendent becs et ongles comme principal rempart de l’ordre établi au nord-ouest de l’Afrique.
Durant et après la 2e guerre mondiale, le PCF et le Parti communiste du Maroc, sur ordre de la bureaucratie conservatrice de l’URSS, s’opposent à l’indépendance et donc livrent les masses au nationalisme bourgeois. Il faut ajouter le soutien en 1948 de l’URSS à la proclamation d’Israël. L’indépendance est arrachée par les masses au colonisateur français en 1956 mais sous le contrôle du Parti Istiqlal (Indépendance). Ses dirigeants, Balafrej et Ben Barka, restaurent la monarchie.
Le rétablissement du trône, la religion d’État, le maintien dans la pauvreté et l’analphabétisme de la plus grande partie de la population, la prolongation de la domination française sous d’autres formes prouvent que la bourgeoisie, même sa fraction nationaliste, était déjà incapable au 20e siècle de conduire de véritables révolutions. C’est encore plus vrai 60 ans après.
L’histoire du Maroc est depuis ponctuée de plusieurs soulèvements de masses, notamment au cours des années 1960 où la monarchie, qui faillit s’effondrer, est sauvée par la politique conciliatrice de Ben Barka à la tête de l’UNFP (Union nationale des forces populaires), une scission de 1959 du Parti Istiqlal qui, sous l’influence du nassérisme parle de socialisme, mais un « socialisme » autoritaire qui ne résulte pas de la révolution prolétarienne et qui est confié à l’État bourgeois.
En 1965, Ben Barka est enlevé, torturé et assassiné à Paris sur ordre de Hassan II avec la complicité des services secrets français parce qu’il se rapproche de la Tricontinentale, une internationale de guérilla paysanne mise en place –brièvement- par le régime castriste quand il se heurta de front aux interventions américaines à Cuba même.
Puis l’UNFP donne naissance à l’USFP (S pour « socialiste »), affiliée, comme le parti de Ben Ali et bien d’autres partis nationalistes, à l’Internationale « socialiste ». En 1998, Hassan II nomme premier ministre El Youssoufi (USFP) à la fin de son règne afin de s’assurer une succession pacifique. Le Parti du progrès et du socialisme (ex-Parti communiste marocain) fournit aussi des ministres au gouvernement nommé par le monarque.
Le discrédit du principal parti ouvrier bourgeois (PPS) et des deux grands partis bourgeois « démocratiques » (PI, UNFP) ouvre la voie à la constitution de partis réactionnaires de type islamiste.
Le mouvement des masses de février 2011 défie la monarchie
La révolution renverse les dictatures en Tunisie et en Egypte au début de 2011. La mise en cause des régimes monarchiques ou des dictatures militaro-policières s’étend rapidement dans la région, notamment à Bahreïn, en Libye, en Syrie et même au Maroc. Le 10 février, une grève dans la fonction publique mobilise sur le plan national 80 % des fonctionnaires. Le 20 février, de grandes manifestations touchent une cinquantaine de préfectures (37 000 participants selon la police, 370 000 selon les organisateurs), souvent pacifiques, parfois avec des affrontements violents avec les forces de l’ordre (principalement dans le Rif).
Le Mouvement du 20 février est une sorte de front populaire qui unit des partis bourgeois (UNFP, Al Adl Ihsane au début) et des organisations ouvrières (Ila Al Amame, CMR) sur un programme bourgeois : aménagement de l’État bourgeois et même acceptation de la monarchie… Le M20F réclame « des réformes politiques, la limitation des pouvoirs du roi, la fin des injustices et de l’affairisme, y compris au palais royal ».
Ces illusions quant à la possibilité d’un « changement démocratique », propagées par l’ensemble des partis « institutionnels » représentés au parlement croupion instauré par la monarchie à l’Indépendance, conduit le mouvement de la jeunesse dans une impasse politique. Mohamed VI préserve l’essentiel de son pouvoir au moyen d’un référendum constitutionnel (gagné haut la main par le Palais), suivi d’élections en novembre 2011, qui portent les islamistes du Parti justice et développement (PJD, 27 % des voix) à la tête d’un gouvernement, tout aussi soumis au Palais que le Parlement.
L’arrivée en tête du Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur, a donné une légitimité particulière à l’ensemble de la démarche, puisque ce parti n’avait jusqu’alors été d’aucune majorité et d’aucun gouvernement. (Jean-Noël Ferrié et Baudoin Dupret, in Afrique du Nord, Moyen-Orient, La Documentation française, 2012, p. 150)
La « monarchie constitutionnelle » et le gouvernement clérical n’ont rien résolu
Mais la « victoire » du Palais et du PJD est toute relative. Les masses ont très vite compris que cette « monarchie constitutionnelle » n’était que poudre aux yeux, ne changeait rien sur le fond et que tout devait continuer comme par le passé, avec plus de barbus. L’ancien parti stalinien (PPS, 4,5 % des voix) fait aussi partie du gouvernement de Sa Majesté.
Le gouvernement Benkirane, comme tout gouvernement islamiste, de l’Iran à au Maroc en passant par la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar, l’Irak, Gaza, l’Égypte, la Libye, la Tunisie, n’a pas d’orientation économique différente des régimes militaro-policiers « laïques » (de plus en plus cléricaux eux-mêmes) de la région : défendre la propriété privée, garantir et accroitre l’exploitation des salariés et des paysans.
La satisfaction des revendications essentielles (démocratiques et économiques) étant restée à l’état de promesses, la situation n’est en rien stabilisée. Les travailleurs ne cessent de manifester et de revendiquer contre l’augmentation du coût de la vie et la politique de régression sociale du gouvernement islamiste instrumentalisé par le Palais.
Les trois centrales syndicales : l’Union marocaine du travail (UMT), la Confédération démocratique du travail (CDT) et la Fédération démocratique du travail (FDT), elles-mêmes liées par leurs bureaucraties aux partis bourgeois, ne cessent de protester contre les atteintes aux libertés. Qu’on en juge : un projet de texte de loi prévoit une peine d’emprisonnement pour quiconque porte atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail. Tout aussi provocateur, le gouvernement menace d’effectuer des prélèvements sur les salaires des travailleurs grévistes.
Il semble que depuis deux ans, le centre de gravité de la mobilisation des masses se soit déplacé de la jeunesse aux travailleurs des villes et des campagnes. Rejoignant ceux des villes, les ouvriers agricoles s’organisent, la syndicalisation des travailleurs de la terre s’accompagnant des luttes de la petite paysannerie contre les expropriations, en liaison avec la résistance des travailleurs des villes moyennes aux appétits des possédants.
Comme en Égypte, la famine menace si le Maroc n’importe pas, pour 2012-2013, selon une source américaine, plus de blé qu’il ne l’a fait depuis un demi-siècle. Le coût de la vie, le logement, le chômage, la formation, la santé, les détentions arbitraires… mobilisent des masses de plus en plus larges, notamment les sans-travail (diplômés et autres) qui eux aussi s’organisent, ce qui inquiète fortement les autorités.
Le feu couve sous la braise et le pouvoir n’a plus rien à offrir, sinon la généralisation de la répression. Les prisons se remplissent d’opposants, de militants ouvriers, de jeunes…
Pour l’indépendance du prolétariat et l’hégémonie prolétarienne dans la lutte démocratique
Quoique partie prenante du M20F, le Courant marxiste révolutionnaire (CMR) s’est opposé, dès le début de la lutte, au programme de la « monarchie constitutionnelle » avancée par les partis bourgeois dont les islamistes.
Alors que toute révolution, partout dans le monde, à l’époque de l’impérialisme, met en mouvement les grandes masses du prolétariat, la tâche des révolutionnaires est de préparer ces masses à la prise du pouvoir, seul moyen de conquérir les libertés démocratiques et d’ouvrir la voie au socialisme dans le cadre de la lutte internationale des travailleurs. C’est là le fondement de la stratégie de la révolution permanente. Vouloir limiter la lutte à des tâches démocratiques, c’est étrangler la révolution prolétarienne et la livrer à la bourgeoisie contre-révolutionnaire, à la répression de son Etat. Refuser d’avancer la perspective du renversement de la monarchie, c’est soumettre les masses à tous les avatars de la contre-révolution.
Le premier mot d’ordre que tout programme révolutionnaire se doit d’inscrire dans ce pays sur ses drapeaux, c’est : « À bas la monarchie ! ». La lutte pour la république, pour les libertés démocratiques, pour l’égalité des femmes, pour la laïcité totale de l’État, pour l’émancipation de la jeunesse, pour le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui… est inséparable de l’alliance de la classe ouvrière et des autres travailleurs, de la perspective d’un gouvernement ouvrier et paysan.
Comment s’organiser, si l’on ne définit pas d’abord la nature, le programme et l’activité de l’organisation à construire ? Cela implique le rejet d’une prétendue étape démocratique rentant le socialisme à un avenir lointain, le rejet du « front uni anti-impérialiste » avec la bourgeoisie, la délimitation politique la plus stricte à l’égard de tous les courants petits-bourgeois qui refusent de rompre avec la politique de la bourgeoisie, qui, au nom, tantôt de « la démocratie », tantôt de « l’anti-impérialisme » camouflent leur soumission à propre bourgeoisie
Le prolétariat doit avoir un parti à lui. Telle est la plus grande leçon du bolchevisme, né dans le cadre de l’Internationale ouvrière du début du 20e siècle.
Le parti est la couche consciente et avancée de la classe, il en est l’avant-garde. La force de cette avant-garde est supérieure de 10 fois, de 100 fois et davantage à sa taille. Est-ce possible ? La force d’une centaine peut-elle dépasser la force d’un millier ? Elle le peut et elle le fait, quand cette centaine est organisée. (Vladimir Lénine, Comment Zassoulitch anéantit le courant liquidateur, septembre 1913)
Pour un parti qui prépare la révolution socialiste au Maroc et dans toute la planète
Ce parti doit permettre à la classe ouvrière de prendre la tête de tous les opprimés et exploités contre la monarchie.
Aucune confiance ne peut être accordée à aucune fraction de la bourgeoisie, qu’elle soit républicaine ou monarchiste, laïque ou cléricale. L’entrée du capitalisme dans sa phase impérialiste, dans sa décadence, rend la bourgeoisie encore plus incapable de diriger une lutte conséquente pour la démocratie et contre la domination impérialiste. En menant une révolution contre la monarchie, le clergé et la domination impérialiste, le prolétariat ne s’arrêtera pas aux taches démocratiques, il s’en prendra inévitablement aux grands propriétaires fonciers (à commencer par la famille royale), aux groupes capitalistes étrangers et nationaux (dont ceux de la dynastie).
La révolution socialiste ne pourra triompher qu’en s’étendant en Afrique du Nord et à l’Europe du Sud.
Pour s’unir solidement, il faut se délimiter.
Avant de nous unir, et pour nous unir, nous devons commencer par nous démarquer nettement et résolument. Sinon, notre unité ne serait qu’une fiction couvrant le désordre existant et empêchant d’y mettre radicalement fin. On comprend donc que nous n’ayons pas l’intention de faire de notre organe un simple magasin d’opinions hétéroclites. Nous lui imprimerons, au contraire, une orientation nettement marxiste. (Vladimir Lénine, Déclaration de la rédaction de l’Iskra, septembre 1900)
Tous les « fronts » avec un parti bourgeois monarchiste ou islamiste, l’édification de partis « larges » ouvert aux petits bourgeois « pacifistes », aux « réformistes » agents de la bourgeoisie ou aux bureaucrates syndicaux corrompus aboutissent à diviser les travailleurs et à boucher la voie de la révolution prolétarienne. La subordination à la bourgeoise prépare les défaites et empêche la réalisation des tâches démocratiques elles-mêmes.
Ses intérêts de classe profonds portent la bourgeoisie libérale à la monarchie, aux deux Chambres, à l’ordre, à la modération, à la lutte contre les « horreurs » de la « révolution permanente »… (Vladimir Lénine, Nouveaux objectifs, forces nouvelles, 8 mars 1905)
Préparer les travailleurs à la prise du pouvoir, éditer un journal pour tout le Maroc sur cette base, combattre les agents de la bourgeoisie au sein des syndicats de masse, préparer la grève générale, organiser la défense des organisations ouvrières et étudiantes contre la police, l’armée et les nervis islamistes, mettre sur pied des conseils dans les entreprises, les universités, les quartiers… telle est la voie pour rassembler tous les militants véritablement communistes et conduire les combats spontanés à la victoire sur la monarchie et la réaction islamiste.
Le but de l’organisation communiste internationaliste, aussi petite soit-elle au départ, aussi contrainte à la clandestinité soit-elle, est de construire un parti ouvrier révolutionnaire de masse et de bâtir, en même temps, l’internationale ouvrière révolutionnaire. En leur sein, doit régner la plus grande démocratie.
Ainsi, pourra se concrétiser, dans la lutte pour l’indépendance du prolétariat, pour l’unité de la classe ouvrière et pour son alliance avec les travailleurs indépendants et la jeunesse en formation.
Le libéral appelle impossible un travail difficile pour cacher qu’il a renié ce travail. Quant au marxiste, la difficulté d’untravail fait qu’il recherche une cohésion plus étroite des meilleurs éléments afin de surmonter les difficultés. (Vladimir Lénine, Comment Zassoulitch anéantit le courant liquidateur, septembre 1913)
Le Groupe marxiste internationaliste et le Collectif révolution permanente sont prêts à la discussion et à la collaboration avec les révolutionnaires marocains ces questions brûlantes.
23 mai 2013, Fabrice Lefrançois