Pierre Cahuc & André Zyldeberg
Le Négationnisme économique (septembre 2016)

Les auteurs du pamphlet Le Négationnisme économique et comment s’en débarrasser (Flammarion, septembre 2016, 18 euros), Cahuc et Zyldeberg, se situent dans la droite lignée du courant néoclassique, le courant libéral le plus répandu dans la junte des économistes universitaires. Ils soutiennent, non sans efforts vains de démonstration ni la peur du ridicule que « grâce à l’accès à d’immenses bases de données, à une démultiplication des capacités de traitement de l’information et un profond renouvellement méthodologique, l’économie est devenue une science expérimentale dans le sens plein du terme » (p. 13), puisqu’en économie, « toute « loi » est de nature statistique » (p. 36).

Leur titre suggère grotesquement que refuser d’accepter les résultats fournis par les « experts » qui sont publiés dans les revues de référence de la « science économique » serait de la même nature que nier l’extermination nazie des Juifs et des Tziganes.

Cette œuvre mérite l’attention dans la mesure où elle permet de montrer où en est la doxa des économistes qui font autorité et qui conseillent les gouvernements bourgeois sur les politiques économiques à mener. Le capitalisme travesti en simple « économie de marché » aurait une dimension universaliste, éternelle. Pour connaître la marche à suivre, il suffirait alors d’étudier « les expériences naturelles » fournies par l’histoire économique des différents pays. Il n’y aurait plus besoin de débat théorique, alors même qu’il est généralement borné à la bourgeoisie, entre ceux qui se prosternent devant le marché et ceux qui veulent l’intervention de l’État pour pallier ses dysfonctionnements. Désormais, il suffit, selon Cahuc et Zyldeberg, de se référer aux « chiffres ».

Force est de constater que ce fétichisme est souvent mis en avant par les différents gouvernements bourgeois pour légitimer leurs attaques contre ceux qui créent la richesse. Comme « scientifiques neutres », le devoir de réserve de Cahuc et Zyldeberg a dû cependant les empêcher de rejoindre ouvertement Macron ou Fillon pendant la campagne présidentielle, même si des intellectuels partisans de Macron ont invoqué Cahuc comme source d’inspiration de leur champion (dans une tribune libre publiée par Le Monde du 7 février 2017). Mais ils sont liés à l’État bourgeois par France Stratégie, un organe public composé d’économistes (avec rémunération supplémentaire) au service du pouvoir et aussi au grand capital lui-même par l’Institut Montaigne, un des organismes où se mêlent économistes et patrons.

Au travers de ces « expériences naturelles », les auteurs pensent réfuter le « négationnisme », toute résistance à la « science économique » qui justifie de nouvelles attaques contre les travailleurs. Leur thèse et leurs recommandations sont appliquées à de multiples questions essentielles de l’économie capitaliste : la finance, la fiscalité, les dépenses publiques et l’emploi. Ce dernier est le thème de prédilection de ces « experts » qui avaient déjà publié en 2004 Le Chômage, fatalité ou nécessité. Ils font d’ailleurs partie des économistes qui ont inspiré la loi travail Hollande-Macron-El Kohmri.

Justement sur l’emploi, plusieurs pistes sont présentées pour lutter contre le chômage. L’une porte sur le lien entre durée du travail et emploi, ce qui permet d’éclaircir un débat des plus intéressants entre les « orthodoxes » et les « hétérodoxes » sur ce que peuvent proposer les bourgeois aux prolétaires. En prenant la loi Aubry pour illustration, les auteurs affirment que deux effets s’y mêlent : 1/ la baisse du coût du travail par les allégements de cotisations sociales, à laquelle on pourrait ajouter la faible progression salariale qui s’en est suivie ; 2/ la baisse du temps de travail proprement dite. Sans entrer dans le détail de ces modèles, il apparaîtrait que les effets d’une baisse du temps de travail sont peu concluants.

De nombreux keynésiens assurent que les lois Aubry seraient responsables de 350 000 emplois sur les 2 millions créés durant la période 1997 à 2002, fermant ainsi les yeux sur l’aggravation des conditions de travail qui a accompagné les lois Aubry. Cahuc et Zylberberg répondent en accusant cette conception, de malthusianisme selon laquelle il existerait un stock d’emploi qu’il suffirait de répartir équitablement (pour les plus réactionnaires, à répartir entre les travailleurs nationaux) pour faire disparaître le chômage.

Au contraire, les auteurs soutiennent que « l’impact de la réduction du temps de travail sur l’emploi dépend de la manière dont elle affecte la compétitivité des entreprises » (p. 162). Ainsi, nos « scientifiques » expliquent les créations d’emploi qui ont suivi les lois Aubry par la baisse des cotisations qui l’accompagnaient.

Les chômeurs ne seraient pas assez productifs et ne peuvent être embauchés du fait de leur trop faible productivité au regard du niveau de salaire. Naturellement, ils affirment que la meilleure solution pour lutter contre le chômage est d’abaisser le coût du travail, en particulier en jouant au détriment du salaire différé, sur les plus bas salaires, proche du smic dont le montant resterait trop élevé en France (p. 46). Ils peuvent se rassurer de l’arrivée du nouveau président qui compte transformer le CICE en baisse de cotisations de charges avec un renforcement des allégements au niveau du smic pour atteindre le « zéro charge ». Cette baisse du coût du travail n’est rien d’autre qu’une attaque contre la force de travail puisque ce salaire différé permet de financer des allocations qui vont pour l’essentiel aux salariés.

Pour Cahuc et Zyldeberg, la dynamique de l’emploi et de la croissance dépend du progrès technique. Grâce aux nouveaux procédés techniques, de nouveaux emplois, moins nombreux et à plus forte productivité, donc mieux rémunérés, remplaceraient ceux qui sont rendus inutiles. Ils créeraient une nouvelle dynamique générant de nouveaux revenus, de nouvelles demandes et, cercle vertueux, des créations d’emploi. C’était déjà chez l’économiste bourgeois français Alfred Sauvy dans les années 1960. Cahuc et Zyldeberg modernisent avec l’exemple du groupe Google qui offre un salaire moyen annuel de 94 000 euros plus d’autres avantages à ses supers cadres (cas évidemment fréquent !). Ils estiment que chaque emploi de ce type permet d’en créer localement 2,5 autres, certes souvent précaires…

Nous retrouvons une fois de plus un modèle proche de celui promu par Macron. Nous sommes donc dans une corroboration de la théorie du ruissellement pour qui il faut laisser les bourgeois s’enrichir puisque, d’une manière ou d’une autre, l’utilisation de leur revenu permettrait de créer des emplois et des revenus à d’autres.

En réalité, les lois Aubry travesties en « 35 h » ont été avant tout une loi d’aménagement du temps de travail : elles l’ont parfois allongé (en excluant de sa mesure les temps de pause et de préparation) et elles l’ont flexibilisé (par l’annualisation contre la limite par semaine arrachée en 1936). Elles permettaient à l’employeur de bénéficier d’aides publiques et de baisses de cotisations patronales sur les bas salaires dès lors qu’il y avait créations ou préservations d’emplois.

Ainsi, elles ont créé un peu d’emploi, non pas parce qu’elles permettaient un partage équitable du temps de travail ou de rapprocher la rémunération du travail de sa productivité, mais en augmentant le degré d’exploitation du travail et augmentant le profit.

Derrière les apparats expérimentaux qui relèvent plus du scientisme que de la démarche scientifique, les modèles utilisés reposent sur de nombreuses hypothèses dont une des conséquences les plus fascinantes est, qu’en situation de concurrence (un mythe au stade impérialiste du capitalisme), les facteurs de production (le travail mais aussi le capital), dont le rendement serait décroissant, sont rémunérés selon leur participation supposée à la création de richesses : chacun/e aurait ce qu’il/elle mérite et les inégalités économiques sont légitimées.

L’omission fondamentale est que le capital n’est que du travail mort, cristallisé en moyen de production qui ne crée pas de richesse et n’a que pour objectif la survaleur ou plus-value qui se réalise par l’exploitation du travail. Là où Cahuc et Zylberberg voient des individus qui sont à la fois producteurs et consommateurs libres, tel Robinson Crusoé, il existe en réalité deux grandes classes sociales : les capitalistes, détenteurs du capital qui s’approprient la production marchande ; les travailleurs salariés qui créent la richesse sociale mais ne peuvent vivre qu’en vendant leur force de travail aux précédents. L’existence des classes entrainent un rapport de domination que ne se limite pas à la dimension économique. De plus, le capital n’a pour objectif que sa reproduction élargie (plus de valeur), ce qui amène à une suraccumulation du capital et donc à une baisse tendancielle du taux de profit qui rend nécessaire l’augmentation du degré d’exploitation du travail et la destruction du capital par des crises.

14 mai 2017, Paul Bolcheck